Offensive contre les bolcheviks
           dans les provinces baltes

 

Nous marchions en direction de l'Aa à travers la neige crissante et gelée.

Hommes, chevaux et voitures passèrent sur la glace de cette rivière large de

quarante mètres. Près de Rothenpois-Kussau, on aborda la route principale

qui mène de Riga à Saint- Petersbourg pour se diriger vers le nord, face aux

Russes. Les chefs de compagnie furent appelés aux ordres auprès du

commandant de régiment.

   Le capitaine, dès son retour, fit rassembler toute la compagnie autour de

lui. « Soldats, les seigneurs et les grands propriétaires des provinces baltes

de Livonie et d'Estonie ont prié Sa Majesté de les délivrer des hordes

bolchévistes. Ainsi, soldats, en avant pour la libération de la Livonie et de

l'Estonie. » Ma première pensée fut de me dire que cela allait faire une fois

de plus une belle libération! En réalité, l'ordre aurait dû être conçu tout

autrement, par exemple: « Les ouvriers et petits paysans de Livonie et

d'Estonie ont réussi à se libérer pendant quelques jours du joug des nobles

et des propriétaires terriens, qui depuis toujours les ont exploités de la

manière la plus affreuse, et qui, durant la guerre, comme généraux et

officiers grassement payés, ont recruté, sous la contrainte, les couches

modestes de la population, pour les envoyer par milliers à la mort. Et

maintenant, après un court moment de liberté, ils doivent être" libérés» par

le militarisme allemand et passer de nouveau sous le joug et être soumis à

la faim et la misère.» D'ailleurs, les Allemands ne laissaient échapper

aucune occasion de parler de liberté pour les autres. Je m'étonnais même de

ne pas les entendre dire qu'ils allaient libérer la France des Français et

l'Angleterre des Anglais.

  Bien que l'on entendît beaucoup de choses, on ne pouvait se faire une idée

précise de ce qui se passait vraiment dans l'armée russe. On marcha à

travers une grande forêt. Le vent avait totalement recouvert la route d'une

couche de neige de plus de six mètres. Il était impossible aux véhicules

d'aller plus loin. Au fond, on apercevait un petit village aux habitations

éparpillées. C'est là que devait se trouver la position russe, à près d'un

kilomètre et demi. On ne voyait qu'une ligne noire dans la neige; c'était le

haut des barbelés russes, entièrement couverts de neige. On attendit la   
                                                         201

nuit; tous ceux qui avaient une pelle durent enlever la neige pour dégager

la route. Nous avons passé le reste de la nuit dans la forêt; dans la neige

profonde, il ne fallait pas songer à dormir. A cause du froid, tout le monde

battait la semelle ou agitait les bras autour du corps pour se réchauffer. On

va attaquer la position russe demain matin, disait-on. Nous étions tous très

abattus. Au lever du jour, la roulante nous apporta du café chaud et à

manger.

   Puis l'infanterie se déploya en ligne de tirailleurs, à la lisière de la forêt.

On dut descendre des voitures nos mitrailleuses et les caisses de munitions

et les installer en les répartissant parmi la ligne de fantassins. J'insistai

auprès de mes hommes pour qu'ils se couchent à terre immédiatement, dès

que le feu russe deviendrait trop violent, et qu'ils s'enterrent complètement

avec les mains et les pieds dans la neige profonde pour échapper à la vue des

Russes.

   C'était un matin d'hiver clair et froid. Lorsque le soleil pointa à l'est, on

entendit: « En avant, marche !» et on sortit de la forêt, en creusant d'immenses

traces dans la neige. Aucun coup de feu du côté de la position russe. Je

pensai à part moi: « Est-ce qu'ils nous ont vus? Ou bien ont-ils abandonné

leurs positions ?» Je vis alors comme des points noirs derrière les barbelés

russes. Quelques-uns d'abord, puis de plus en plus. Je pris mes jumelles

pour observer ce qui se passait là-bas. C'était les têtes des Russes, couvertes

de grands bonnets de fourrure. Nous avancions lentement. Mes hommes

commençaient à transpirer; ce n'était pas facile de traîner de lourdes

charges car, à chaque pas, on s'enfonçait jusqu'au genou dans la neige

profonde. Nous nous étions déjà beaucoup rapprochés de la position ennemie.

Les Russes nous regardaient toujours. Je relevai mon bras resté libre

et leur fis signe, comme pour les saluer. Immédiatement, un grand nombre

de bras se levèrent et s'agitèrent avec vivacité. D'un côté comme de l'autre,

aucun coup de feu ne partit. Tout près de la route, les barbelés étaient

écartés, C'est par là que les Russes coururent vers nous; d'abord l'un après

l'autre et puis en masse, les bras en l'air: « Rassemblement pour tous sur la

route! » crièrent nos officiers. Tout le monde fit mouvement vers la chaussée.

Arrivés là, on déposa nos engins. Les Russes passèrent devant nous.

C'étaient tous des hommes jeunes, à peine âgés de trente ans, et tous

avaient bonne mine. Les plus vieux d'entre eux avaient refusé de rester dans

la tranchée. Les uns s'étaient mis en route pour rentrer chez eux, les autres

s'ôtaient répandus en désordre dans les villes et les villages situés derrière

le front. On continua d'avancer. D'abord un escadron de hussards à cheval,

puis un bataillon de fantassins, enfin notre compagnie de mitrailleurs. On

traversa des villages totalement abandonnés.

Dans l'un d'eux, on fit halte pour la nuit. On dormit dans des chambres,

des écuries et des granges, sur la vieille paille qui venait de servir de lit aux

Russes, Résultat: nous fûmes tous envahis par les poux. Ce qui n'était pas

Hi grave, car nous avions depuis longtemps l'habitude de ces petites bêtes et   

                                   202

en se grattant très fort on arrivait même à se réchauffer un peu. Le

lendemain matin, on progressa dans le même ordre de marche. En route, on

croisait beaucoup de soldats portant l'uniforme russe. Nous pensions tous

qu'il s'agissait de soldats russes, mais nous avions affaire à des soldats

allemands prisonniers qui avaient été libérés par les bolcheviks et qui

pouvaient aller où ils voulaient. Un Berlinois à la grande gueule dit: "J'en

ai ras-le-bol, depuis 1914 je suis en captivité.. Avec cela, il avait bonne mine

et semblait n'avoir manqué de rien. Je me dis qu'il allait maintenant partir

pour quelques semaines en permission à Berlin. Là, avec la faim, il en aurait

encore plus ras-le-bol. Et après, on l'expédierait en vitesse sur le front

français, et là il saurait vraiment ce que ça veut dire en avoir ras-le-bol.

   Vers le soir, on s'approcha de la petite ville de Wollnar et on se logea dans

les premières maisons venues. On entendit soudain des coups de feu dans la

petite ville. Harassés, on s'endormit quand même. Le lendemain, c'était jour

de repos. On resta à Wollnar. Je me rendis en ville avec quelques camarades.

De loin, nous vîmes un gros attroupement de soldats. On prit cette direction,

en se frayant un chemin à travers la foule. Quel tableau s'offrit à nos

regards! Six hommes fusillés gisaient le long d'une palissade, tous vêtus de

l'uniforme russe. Ils étaient couchés, tout recroquevillés. Un autre était

assis, dans la neige, le dos appuyé à la palissade. On lui avait coupé la tête

en travers, d'un coup de sabre, d'une oreille à l'autre, jusqu'au menton. Le

visage pendait sur la poitrine, tandis que le crâne restait relevé: une image

horrible! On s'éloigna en frissonnant pour continuer notre route et acheter,

si possible, de quoi manger.

   Sur la place du marché, il y avait quantité de canons russes qui avaient été

abandonnés. De loin, on voyait que plusieurs hommes avaient été pendus

sur la place, quatre jeunes et un homme plus âgé. En voilà qui avaient été

"délivrés» par les Allemands, pour sûr, délivrés de leur vie! Ils pendaient,

les bras, les mains, les jambes et les pieds ballants. Tous avaient la tête

légèrement tournée de côté et le bout de leur langue pendait de travers,

entre les lèvres. Auprès d'eux, il y avait une femme fusillée, le visage tourné

contre terre, les pieds juste recouverts de bas. Pendant la nuit, sans doute,

on lui avait dérobé ses souliers.

  Une vieille femme se tenait au coin d'une maison. Lorsque le groupe de

curieux se fut un peu dispersé, la pauvre femme s'approcha de l'un des

pendus et, en pleurant très fort, elle lui passa la main le long de lajambe,

comme pour le caresser. Cette pauvre femme, mère désespérée, me faisait

une peine terrible. Mais que pouvait-on faire?

   Comme en ville il y avait peu de ravitaillement, je me dirigeai avec le sous officier

Kipmann vers une ferme située à proximité. Les propriétaires

comprenaient l'allemand et nous donnèrent du lait, des pommes de terre et

un grossier pain noir. On leur demanda quelles étaient ces personnes qui

avaient été pendues sur la place du marché. Mais ces gens se montrèrent

d'abord prudents et hésitèrent à parler. Lorsque qu'on leur eut dit qu'ils  

                                             203

n'avaient rien à craindre, ils racontèrent que les pendus étaient des habitants

de la ville. Deux d'entre eux étaient rentrés chez eux depuis quelques

jours, revenant de l'armée. Tous les cinq avaient la réputation de gens

paisibles et n'avaient commis aucun mal. La femme tuée était la mère de

l'un d'eux, elle s'était désespérément battue contre l'exécution de son fils.

Les hussards avaient simplement arrêté les premiers venus et les avaient

pendus, pour intimider. C'était affreux. Je ne sais pas si ces dires étaient

exacts, mais il y a fort à parier qu'ils l'étaient. Le lendemain matin, on

poursuivit notre route. Lorsqu'on passa sur la place du marché, les pauvres

malheureux étaient toujours là.

  Nous avons marché toute la journée. Souvent nous croisions des soldats

allemands et autrichiens libérés par les Russes. La plupart des Autrichiens

étaient de fort mauvaise humeur. Sans doute auraient-ils préféré rester en

captivité plutôt que retourner au front. Il était très pénible de marcher sur les

routes, glacées comme des patinoires. Les roues arrière des véhicules dérapaient

sans arrêt. Le lendemain soir, on s'installa dans un domaine assez

important, situé sur le bord de la route. Il y avait là beaucoup de réfugiés.

  Le lendemain, on se mit de nouveau en route. Dans cette région plus

peuplée, les maisons étaient mieux bâties qu'ailleurs et les habitants assez

correctement vêtus. Des deux côtés de la route ainsi que dans les fossés qui

les bordaient, il y avait de nombreux chevaux russes crevés, en partie

couverts de neige. A l'horizon, on aperçut une ville nommée Walk. Les

hussards partirent en reconnaissance au galop. Derrière nous, aussi loin

que portait le regard, la route était couverte d'infanterie, de cavalerie et

d'artillerie allemande.

  Soudain, on vit arriver des colonnes de soldats russes. Nous ne savions pas

ce que cela pouvait signifier. « Préparez vos armes», ordonna le capitaine.

On arracha les mitrailleuses des voitures pour les mettre en batterie de part

et d'autre de la route, sur une petite élévation de terrain. « Chargez, visez à

900, ordonna le commandant; dès que des coups de feu partiront d'en face,

donnez tout de suite du feu roulant sur les colonnes.» J'avais la chair de

poule rien qu'en imaginant le carnage qu'allaient faire nos mitrailleuses

parmi ces colonnes de fantassins.

  Cependant, il n'y eut pas un coup de feu. Il me semblait entendre quelques

notes de musique. Et en effet, on entendit de plus en plus distinctement une

musique régimentaire russe. Incroyable, c'était un régiment d'infanterie

qui, musique en tête, était en train de se rendre. Les hommes riaient et nous

faisaient signe en passant devant nous. Après, il y eut encore plusieurs

centaines de soldats, avec des voitures et des chevaux. Partout dans les

champs erraient des chevaux russes à moitié affamés qui mangeaient les

écorces des arbres et les branches des broussailles couvertes de glace.

Personne ne s'occupait de ces pauvres bêtes.

Soudain, on entendit dans la ville une formidable explosion. Un immense

nuage noir s'éleva vers le ciel et beaucoup d'objets que, de loin, on ne pouvait

                               204

pas identifier, se mirent à tourbillonner en l'air. C'était la fabrique de

munitions de Walk qui venait de sauter. On reprit notre marche vers la ville.

Des deux côtés de la route, il y avait des milliers de prisonniers de guerre

autrichiens; ils regardaient notre entrée dans la ville. Parmi eux, je vis peu

de visages heureux. Ils avaient été tous libérés par les bolcheviks et

repassaient maintenant sous l'autorité du militarisme germano-autrichien.

Les habitants aussi voyaient notre entrée avec des sentiments mitigés et

redoutaient déjà la faim qui, à coup sûr, allait s'installer. Sur la place de

l'église, les hussards avaient encore pendu deux hommes.

   On s'installa à Walk. Il faisait froid dans les chambres, car l'explosion

avait brisé tous les carreaux. Il y avait beaucoup de canons russes dans les

rues et sur les places. Les soldats russes avaient tout simplement refusé

d'obéir et s'étaient enfuis. Le soir de notre arrivée, on découvrit un grand

dépôt d'intendance, comprenant quelques grandes baraques. Tout le monde

s'y précipita pour se ravitailler. Je m'y rendis moi aussi avec trois hommes

de mon groupe. Deux d'entre eux se chargèrent chacun d'une caisse de

viande en conserve et le troisième mit un sac de sucre sur ses épaules, tandis

que je m'occupais de l'éclairage en portant une caisse de bougies. On entrait,

on sortait de là comme dans un moulin et les baraques furent vidées

rapidement. A peine étions-nous chargés de notre butin que plusieurs

officiers firent leur apparition. Les soldats furent chassés et des sentinelles

postées aux portes des baraques. Peu nous importait, car nous avions mis

notre butin en sécurité. On mit immédiatement de la viande en conserve sur

le feu et, à cinq, on en absorba une quantité incroyable. Le café fut sucré si

fort qu'il en devint gluant, comme du miel. ..

   Le lendemain, je me rendis dans la cour d'une usine située juste à côté de

notre quartier. Des centaines de chevaux de l'armée russe étaient rassemblés

là. Evidemment, aucun fourrage, pas la moindre paille et encore moins

de foin. Quelques petites voitures qui se trouvaient dans un coin de la cour

avaient été dévorées par les malheureuses bêtes, le fer excepté. Là où il y

avait du bois, il était complètement rongé et brouté. Près de la fabrique, les

chevaux de notre compagnie avaient trouvé place dans une écurie. J'y entrai

et pris une brassée de foin pour la porter aux pauvres bêtes captives.

Lorsque je passai la porte de la cour et que les bêtes virent le foin, toutes, de

tous côtés, se mirent à galoper à ma rencontre. Je pris peur et laissai tomber

le foin avant de fuir vers le portail.

Les chevaux se mordirent entre eux pour cepeu de nourriture qui disparut

en un rien de temps. Ils me regardèrent alors avec des yeux pleins de

détresse, comme pour me prier de leur en apporter davantage, ce que je ne

pouvais pas, car il n'y avait presque pas de fourrage pour nos propres bêtes.

L'après-midi, l'adjudant de compagnie me fit appeler: « Richert, la Kommandantur

de Walk réclame deux sous-officiers et six hommes. Pour quelle

mission? Je n'en sais rien. Vous avez envie d'y aller, Richert ?» C'est ainsi

qu'avec le sous-officier Langer et six hommes, j'allai à la Kommandantur 

                                      205

On se présenta et on reçut l'ordre de retourner au quartier pour y chercher

nos affaires. En outre, chacun devait être armé d'un fusil et d'un pistolet

automatique. Nous devions emporter suffisamment de munitions. Lorsqu'on

arriva de nouveau à la Kommandantur, on venait d'y amener deux

Russes qui, paraît-il, étaient des bolcheviks. Les deux hommes faisaient très

bonne impression. Ils ne comprenaient pas un mot d'allemand. J'entendis

un officier leur dire: «Attendez, espèces de cochons,demain vous aurez les

pieds froids.» Ces deux pauvres hommes allaient donc aussi être libérés!

   Le sous-officier Langer reçut l'ordre de partir au château de Hallersdorf

pour protéger ses habitants contre les bolcheviks. Moi-même, avec mes trois

hommes, je reçus l'ordre de partir pour le château d' Ermes, pour protéger la

demoiselle qui y résidait, le pasteur dans son presbytère, l'instituteur et le

chef de gare. J'avais aussi à arrêter les bolcheviks ou leurs sympathisants et

les amener à Walk. En outre, je devais rassembler à Walk les armes qui se

trouvaient chez les habitants d' Ermes et environs. C'était beaucoup demander:

protéger, arrêter, ramasser des armes et tout cela avec une force

combattante de trois hommes!

   La Kommandantur avait réquisitionné plusieurs paysans avec leurs

traîneaux et leurs chevaux. Le sous-officier Langer et moi-même reçûmes

chacun une carte, sur laquelle chaque ferme, chaque point marquant de la

contrée étaient indiqués avec précision. On monta dans les traîneaux, et en

route!

   Nous avions à peine quitté la ville qu'on dut passer par une interminable

forêt de sapins enneigée. Le traîneau était tiré par un petit cheval hirsute,

qui trottait sans cesse, avec une endurance incroyable. Au-dessus de son

encolure se trouvait un arc de bois d'où pendait une petite clochette qui

tintait sans arrêt. Le paysan était assis à côté de moi, dans son manteau de

fourrure, une grande toque sur la tête. Je pensais en moi-même que j'avais

devant les yeux une image typiquement russe, comme j'en avais vue jadis

dans les almanachs. Il ne manquait que les loups! Je croyais d'abord que le

paysan ne comprenait pas du tout l'allemand. Mais tout à coup, il commença

à me parler. Je lui donnai immédiatement un cigare ;j'en pris un moi-même

et les allumai tous les deux.

   Je lui demandai quelle était la distance entre la ville de Walk et le village

d'Ermes: vingt-deux verstes, dit le paysan, c'est-à-dire environ vingt-cinq

kilomètres. On passa à travers plusieurs villages. Les habitants nous

regardaient ébahis, car nous étions les premiers Allemands qu'ils voyaient.

Dans presque chaque village, il y avait un beau château. C'était là qu'habitait

d'ordinaire un baron ou un comte pour lequel tout le village devait

travailler. Cependant, les habitants avaient de bien meilleures maisons

qu'en Pologne et plus au sud. Les gens étaient habillés correctement.

Vers le soir, on atteignit Ermes. On se dirigea vers le château où on

descendit. « La demoiselle est partie en voyage », me dit le régisseur. Pour le

dire en peu de mots, j'en étais ravi. Tout de suite, la cuisinière du château

                                  206

 nous prépara une montagne de côtelettes de porc. Le paysan qui nous avait

conduit et qui voulait immédiatement rentrer dut lui aussi partager notre

repas et passer la nuit. On se servit bravement, car les côtelettes de porc,

c'était vraiment un repas de fête. La suite ce furent bien sûr des estomacs

surmenés et puis la colique. Le plus beau de l'histoire, c'est que personne ne

pouvait se moquer des autres, car tous étaient au même point.

Le soir même.je me fis conduire par unjeune à l'école. Je frappai à la porte

et entendis à l'intérieur quelqu'un me parler en letton. Je répondis: «Nous

sommes des soldats allemands venus de Walk pour vous protéger.» L'instituteur

ouvrit la porte et nous éclaira avec une bougie. Il parlait un très bon

allemand. Je vis que dans sa main droite, il tenait un revolver. Je me mis à

rire, en disant que désormais il n'avait plus rien à craindre. Il nous fit entrer,

très aimablement, et sa femme ordonna aussitôt qu'on nous verse du thé et

de fines pâtisseries. On resta à bavarder près d'une heure puis on prit congé

pour retourner au château passer la nuit. Lorsqu'on fut sur le point de

partir, on nous invita à déjeuner pour le lendemain, ce que nous acceptâmes

bien évidemment de bon coeur.

Le lendemain matin, on alla au presbytère, situé sur un coteau près de là,

et on fut accueillis amicalement. Le pasteur avait une très belle femme et

trois petites filles adorables. On s'occupa bien de nous. Un de mes soldats, le

caporal Kessler, de Berlin, se mit même à jouer quelques morceaux de piano.

Après avoir remercié notre hôte, nous avons pris congé et nous nous sommes

rendus chez l'instituteur.

En Lettonie, un instituteur était un grand personnage, qui en plus de sa

profession exerçait encore le métier d'agriculteur. Il employait naturellement

des ouvriers agricoles pour faire son travail. On nous servit un

splendide repas comme je n'en avais jamais eu dans toute ma vie de soldat,

presque trop raffiné pour nos estomacs habitués à la grossière nourriture

militaire. Après manger, on s'entretint tranquillement, en fumant. Chacun

parlait de son pays. Dès que j'eus dit que j'étais alsacien, l'instituteur

précisa: «Ainsi votre patrie se trouve en pleine zone de combats depuis le

début de la guerre.» Je parlai des beautés et de la fertilité de l'Alsace, de ses

nombreuses richesses culturelles et naturelles.

L'instituteur nous raconta ensuite que son manque de confiance dans les

bolcheviks pacifistes l'avait poussé à demander la protection de l'armée

allemande. Je lui dis que nous avions aussi pour mission d'arrêter des

bolcheviks et leurs sympathisants et de les amener à Walk. La femme de

l'instituteur se mêla alors soudainement à la conversation. Elle parla avec

véhémence de l'institutrice qui habitait au-dessus et qui aurait sympathisé

et même inculqué aux enfants des principes bolchevistes. Elle souhaitait

son arrestation et ainsi de suite. Elle n'en finissait pas de dénigrer violemment

la collègue de son mari. Je remarquai tout de suite qu'elle haïssait plus

que de raison cette personne, fis comme si je buvais ses paroles et dis alors:

«Je vais monter l'interroger. »Je frappai à la porte et pénétrai dans la pièce 

                                          207

après qu'une voix m'eut dit d'entrer. L'institutrice se leva aussitôt du

canapé et se mit à pleurer en m'offrant un siège. Je m'assis en face d'elle

tandis qu'elle reprenait place sur le canapé, tout en continuant de pleurer.

C'était une belle jeune fille âgée d'une vingtaine d'années, très joliment

vêtue. «Pourquoi pleurez-vous, mademoiselle ?» lui dis-je pour commencer.

«Mon Dieu, vous étiez bien en bas chez l'instituteur? Oh !comme sa femme

me hait », dit-elle en sanglotant. «Ecoutez, mademoiselle, vous n'avez rien à

craindre de moi. Vos opinions ne me regardent pas. Je peux même les

comprendre. » Elle me regarda, étonnée. «Oui, mademoiselle, croyez-moi,

j'ai souffert du joug militaire, et je n'ai qu'une envie, c'est de m'en libérer.»

Je lui racontai alors que j'avais pour mission d'appréhender des sympathisants

bolchevistes et de les amener à Walk et qu'elle devait se féliciter de ne

pas avoir affaire à un sous-officier patriote et borné. «Mon Dieu, comme

j'aimerais quitter cet endroit et retourner chez mes parents !» me dit

l'institutrice. Je lui demandai où habitaient ses parents. Elle me cita le nom

d'un village, situé à vingt kilomètres, au sud de Dorpat. Je réfléchis un

moment, pour dire: «N'avez-vous personne à qui vous pouvez vous fier et

qui possède des chevaux et des traîneaux ?». Certainement », répondit-elle,

et elle me montra à travers la fenêtre la maison d'un paysan. «Ecoutez,

mademoiselle, je vous conduirai demain matin, très tôt, chez vos parents.

Vous allez m'écrire un billet dans lequel vous allez expliquer notre plan à

votre ami. Je le verrai demain matin tôt. Je lui donnerai le plan. Alors, tous

les deux, nous arriverons en traîneau. Vous serez prête et je ferai semblant

de vous arrêter. Vous pleurerez un peu, vous monterez dans le traîneau et

je dirai à l'instituteur que je vous amène à Walk et ensuite en avant, non pas

à Walk, mais dans votre pays à vous. Etes-vous d'accord ?» «Oh! comme je

suis heureuse, vous êtes un homme admirable. Toute ma vie.je me souviendrai

de vous. »

     On se serra la main et je partis rejoindre la famille de l'instituteur, faisant

une mine sévère et disant que, le lendemain matin. je conduirais l'institutrice

à Walk. La joie que je pus lire sur le visage de la femme de l'instituteur me

dégoûta. On s'en retourna vers le château d'Ermes, où on passa le reste de

la journée.

   Le lendemain,je m'en allai chez le confident de l'institutrice que je trouvai

dans l'écurie. L'homme fut effrayé de me voir arriver; il ne savait pas un mot

d'allemand. Je pris le billet de l'institutrice et le lui remis moi-même, je ne

pouvais pas le lire; c'était écrit en lettres allemandes, mais en langue

lettonne. Quand l'homme eut terminé de lire, il me regarda, étonné, et il

examina encore le billet. Je lui souris et lui fit encore un signe affirmatif de

la tête. A présent, il me faisait confiance. Il m'emmena chez lui et me fit boire

du lait chaud. Entre-temps, il mit ses bottes de feutre et son manteau de

fourrure. Le cheval fut attelé et on partit vers l'école.

Je montai tout de suite chez l'institutrice. Elle me reçut aimablement,

tout en montrant un certain émoi. Il se passa un certain temps, car il me  208

fallut encore boire une tasse de thé. Puis on descendit. L'institutrice joua

bien la comédie; elle mit son mouchoir devant les yeux et sanglota. Le

paysan, en la voyant pleurer, ne savait trop que penser. La femme de

l'instituteur parut à sa fenêtre, rayonnante de bonheur. D'un ton bourru,je

fis signe au paysan de monter. Je m'assis avec l'institutrice à l'arrière

du traîneau et on partit en direction de Walk. Dès qu'on fut hors de vue de

la femme de l'instituteur, on bifurqua vers le nord, vers le pays de l'institutrice.

   Tous les trois étions très heureux durant ce voyage en traîneau. L'institutrice

put enfin raconter au paysan tout le fin mot de l'affaire; il se montra

très cordial à mon égard, me tapa sur l'épaule et dit quelques mots en letton

que l'institutrice me traduisit. Le paysan disait que si tous leurs soldats

étaient comme moi, les Allemands auraient dû venir plus tôt! Je demandai

à l'institutrice de lui traduire que tous les soldats allemands n'auraient pas

agi ainsi et qu'il devait mettre de côté une bonne quantité de ravitaillement

car les Allemands allaient sans doute réquisitionner tout le bétail et toutes

les provisions, ce qui signifiait que celui qui ne prendrait ses précautions en

temps voulu risquait de devoir bientôt se serrer la ceinture. A ces mots, le

paysan parut tout à fait atterré. Les habitants de tous les villages et de

toutes les fermes nous regardaient étonnés. Le cheval allait toujours au trot.

Je me demandais d'où ce petit cheval pouvait bien puiser sa force! Le chien

du paysan, un petit bâtard, trottait derrière le traîneau; je descendis et le

pris pour le mettre avec nous. L'institutrice dit que j'avais un très bon coeur

et qu'elle ne pouvait croire que, pendant la guerre, j'avais tué quelqu'un.

Elle ne cessait de me remercier de mon aide. Finalement, son village natal

apparut au loin. « C'est là qu'habitent mes parents", dit-elle. Le village était

encore à environ un kilomètre et demi.

  Je dis: « Écoutez, mademoiselle, ici nous devons nous dire adieu.» «Non,

dit-elle, vous devez venir chez mes parents." « Non, vraiment, c'est impossible

car personne dans votre village ne doit savoir qu'un soldat allemand vous

a conduite chez vous. » Comme on passait par un petit bois, je dis au paysan

de s'arrêter et la demoiselle lui fit part de ma décision. Je lui dis de se servir

du traîneau tandis que j'attendrais son retour dans la forêt. On se quitta.

 «Comment puis-je vous remercier", dit-elle à plusieurs reprises, et puis,

tout à coup, dans un mouvement de la plus sincère reconnaissance, elle mit

ses deux bras autour de mon cou et me donna hardiment deux baisers sur la

bouche que je lui rendis illico. Elle s'arracha de moi et monta sur le traîneau,

me donna une dernière fois la main et le traîneau partit. Jusqu'à l'approche

du village, elle me fit des signes d'adieu.

Je me sentais le coeur chaviré. Toute cette affaire m'avait affecté et il me

fallut quelque temps pour oublier cette jeune femme.

Le paysan se fit attendre assez longtemps. Enfin, je vis le traîneau revenir

du village. Lorsque je pris place, le paysan me donna une photographie de

l'institutrice, qui était d'ailleurs très réussie. Au dos de la photo était écrit
                                           209

«En souvenir, à celui qui m'a sauvée et qui m'est cher. Olga Anderson. » Le

paysan se mit à déballer un gros morceau de jambon fumé, du pain et une

bouteille de thé. Je fis bon accueil à ces bonnes choses et engageait l'homme

à me tenir compagnie. Il se mit à rire en montrant le village et fit mine de

manger. Ainsi, il avait mangé chez les parents de l'institutrice. Je donnai à

manger au petit chien qui devint très confiant. C'est ainsi que tous trois

nous sommes retournés à Ermes.

   A notre arrivée, je racontai toute l'affaire à mes trois soldats; tous trois

partageaient mon point de vue et me dirent que j'avais bien fait. Ensemble

on partit en traîneau chez le pasteur. Je le priai de faire savoir à la

population du district que toutes les armes se trouvant en sa possession

devaient être livrées au château d'Ermes.

Vers le soir, les habitants vinrent de tous côtés pour apporter des armes de

guerre russes et japonaises, des revolvers de tout type, des pistolets, des

fusils de chasse modernes ou très anciens. Peu à peu, une pièce non habitée

fut remplie d'armes.

   Le lendemain matin, on réquisitionna un homme avec son cheval et son

traîneau qui dut nous accompagner dans les fermes dispersées où on

rassembla d'autres armes. Il parlait assez bien l'allemand. Il nous demanda

s'il était vrai que notre pain était fait avec de la sciure de bois et comment

nous arrivions à consommer la graisse des soldats morts, Russes, Anglais,

Français, après l'avoir fait fondre. « Ecoutez-moi bien, cher homme, lui dis je,

c'est vrai, il y a beaucoup de misère en Allemagne dans l'armée et la

population. Il est vrai aussi que dans le pain, il y a un peu de sciure de bois,

mais votre histoire de cadavres est une pure invention et un sacré mensonge.

Mais je veux vous dire une chose: d'ici peu vous aussi connaîtrez ici une

grande misère, car la plus grande partie de ce que vous avez vous sera

enlevée. Vous feriez bien de mettre tout de suite des provisions de côté. Vous

pouvez dire cela à vos amis. »

   Presque partout, on nous faisait bon accueil. On nous servait tout de suite

du lait ou un thé. Nous savions qu'en letton «bonjour» se disait «Iahise »,

Avec ce salut, nous entrions dans les maisons en disant :« Fusils, revolvers »,

et sur-le-champ, on nous apportait ce que nous réclamions. A plusieurs

paysans dont je devinais la peine de devoir s'en séparer, je rendis leurs

pétoires de chasse en leur faisant comprendre de les cacher. Ils en étaient

très heureux.

Dans beaucoup de maisons, on voyait encore l'artisanat familial traditionnel.

Des métiers à tisser, des instruments auxquels je n'arrivais pas à

donner de nom. Comme cela était nouveau pour nous, on regardait souvent

un bon moment.

   Dans plusieurs fermes, les habitants étaient en train d'abattre du gros

bétail ou des porcs. En arrivant subitement, on les effrayait souvent, car ils

croyaient que nous allions leur confisquer la viande. Par gestes, je leur

signifiais de bien cacher la viande et ils faisaient énergiquement «oui» de la 

                                             210

tête. Partout, on nous faisait entrer pour nous servir du lait chaud, du thé et

à manger. En ces jours bénis, naturellement, nous ne pouvions manger tout

ce qui nous était servi. Nous n'avions qu'un souhait: rester là, aussi

longtemps que possible. Nous vivions ici comme des princes.

En nous approchant d'une autre ferme, on entendit le son d'un accordéon.

On entra. En plus de la famille, il y avait dans la pièce huit jeunes gens

robustes; malgré leurs vêtements civils,je vis tout de suite qu'il s'agissait de

soldats russes. Plusieurs d'entre eux n'inspiraient aucune confiance. Par

signes, on nous invita à prendre place à table pour boire le thé. Sans prendre

garde, mes soldats voulaient poser leurs fusils dans un coin. Je leur dis:

«Gardez vos armes à portée de main. »

    Je remarquai que la porte de la chambre était entrebâillée et que, par cette

petite fente, deux hommes nous observaient. Je leur fis signe d'entrer, ce

qu'ils firent. Je leur dis d'amener leurs fusils et revolvers. Ils haussèrent les

épaules. Des doigts, je leur fis comprendre que beaucoup de soldats allemands

allaient venir et que, s'ils trouvaient des armes, on les amènerait

ligotés à Walk. Et, pour bien me faire comprendre, je mis mes mains les unes

sur les autres, comme entravées. Aussitôt, ils se rendirent à la grange et en

rapportèrent dix fusils japonais. On les chargea sur le traîneau avant de se

rendre à Ermes, où je congédiai le paysan.

   On se dirigea ensuite vers le bureau de poste. La préposée parlait très bien

l'allemand et ses trois filles nous firent même gentiment une démonstration

de mandoline et de cithare. En quittant le bureau de poste, deux soldats

russes s'en vinrent de la route. Ils étaient sur le chemin du retour. La

Kommandantur de Walk nous avait donné l'ordre de lui amener pour

vérification de papiers tous les soldats lettons qui ne possédaient pas de

papiers de démobilisation délivrés par les Allemands. Les deux hommes

furent saisis de frayeur lorsque je les arrêtai. Je leur demandai par gestes de

me montrer leurs papiers. Chacun me montra un billet sur lequel je ne

pouvais lire le moindre mot. J'allai avec eux chez la préposée de la poste qui

servit d'interprète. Les soldats déclarèrent qu'ils n'étaient qu'à dix kilomètres

de chez eux et qu'ils avaient là leurs familles, qu'ils n'avaient pas vues

depuis deux ans. Je priai la femme de leur dire qu'en ce qui me concernait,

ils pouvaient tranquillement rentrer chez eux et que, nous-mêmes, on les

imiterait volontiers. Ils se montrèrent très réjouis. Je leur donnai à chacun

une cigarette. Ils s'en allèrent, en faisant de grands gestes d'adieu.

    Le lendemain, on prit le traîneau en direction du château de Hollersdorf,

où le sous-officier Langer de ma compagnie avait été envoyé avec quatre

soldats. Seigneur! Quel spectacle! Dans toutes les salles et les chambres,

tous les meubles avaient été mis en pièces, découpés et saccagés. Les tables,

les sièges, les miroirs, les armoires, les buffets et les lits n'étaient plus qu'un

misérable monceau de ruines. Même les duvets étaient éventrés et leurs

plumes recouvraient le sol. «Qui donc a fait cela ?» demandais-je. «Les

soldats bolcheviques. » « Pourquoi ?» «Le propriétaire du château était un

                                             211

général russe qui, avec brutalité et sans ménagement, a poussé ses troupes

en avant dans des attaques inutiles qui ont coûté la vie de milliers de

soldats.» Elle croyait aussi que le général avait été assassiné.

   Près de deux cents prisonniers autrichiens étaient parqués à côté du

château. Deux d'entre eux seulement parlaient l'allemand. Les bolcheviks

les avaient libérés au début de la révolution. On reçut l'ordre de revenir sans

tarder à Walk où on arriva tard dans la nuit. Le lendemain matin, on se mit

en marche vers le nord. Partout le même tableau: la neige, des forêts de

sapins, des villages enneigés et des fermes.

   Au bord des routes, beaucoup de chevaux crevés, des canons abandonnés,

des cuisines roulantes, des voitures de munitions et des trains d'équipage.

On arriva à Sorpet, déjà occupé par les Allemands. On y voyait déambuler

plus de soldats russes qu'allemands; c'était tous des Lettons et des Estoniens

qui attendaient leur libération. Faute de vêtements, ils avaient droit

de garder leur uniforme russe mais étaient obligés d'ôter la cocarde de leur

casquette et les insignes de grade.

  Le lendemain, on continua notre marche vers le nord. C'était le dégel. La

glace et la neige commençaient à fondre et nous avancions dans une boue

effroyable. On avait les pieds mouillés et glacés. On passa la nuit dans une

petite ville. Le lendemain matin, nous fûmes relevés par un bataillon de

territoriaux et, après plusieurs journées de marche, on se retrouva à Werden

où on nous embarqua dans le train. On apprit que nous allions passer par un

important camp de manoeuvres avant de rejoindre le front de l'ouest. Ainsi,

une fois de plus, s'annonçait la belle perspective de pouvoir mourir de la

belle mort du héros, « pour la patrie bien-aimée ». 

                                          212

 

  D'est en ouest, vers le front français, avril 1918

 

 Après avoir embarqué chevaux, voitures et hommes, le transport prit la

direction de Riga. Je vis sur la route, non loin de la gare, des troupeaux de

bêtes poussés vers le sud. Ainsi la «libération» des paysans lettons et

estoniens avait déjà commencé…

  On arriva bientôt à Riga en faisant des gestes d'amitié à la population

depuis nos wagons. Presque tous répondaient à nos gestes, mais de quelle

manière! «Allez, débarrassez le terrain! »Au sud de Riga la neige avait déjà

fondu par endroits. On avait perdu l'habitude de voir un paysage sans neige.

  Nous avons ensuite traversé la Prusse orientale, la Prusse occidentale, le

Brandebourg. Beaucoup de contrées pauvres et sablonneuses. On passa par

Berlin où les premiers bulletins de victoire sur le front occidental venaient

d'être publiés. Ces nouvelles semblaient avoir redonné courage à une

population à moitié affamée. Partout, on nous acclamait avec force, car les

trains bondés de soldats et de matériel de guerre se suivaient de près entre

la Russie et l'ouest, et tous pensaient que les troupes dégagées de Russie

allaient briser le front franco-britannique, et forcer enfin la victoire finale.

  Comme la nuit tombait, tout le monde s'endormit dans les wagons. Le

train s'arrêta vers minuit dans une petite gare mal éclairée :- Tout le monde

descend. » On débarqua les chevaux et les voitures, on refit l'attelage et en

route vers le village voisin. Les fourriers avaient déjà préparé nos quartiers.

Avec le sous-officier Krâmer, je fus logé chez une darne nommée Sanftenberg.

La femme se leva en pleine nuit et nous prépara un café chaud,

évidemment du café d'orge. On se coucha dans une chambre sur un tas de

paille et on ne tarda pas à s'endormir.

  Le lendemain, je demandai à la femme où nous étions. Elle dit que le

village s'appelait Schweinitz et se trouvait à côté du grand terrain de

manoeuvre d'Altgrabow, non loin de Magdebourg. La division était installée

sur le terrain de manoeuvre. Ici, le sol était sablonneux et je me demandais

comment les paysans pouvaient arracher la moindre récolte à cette pauvre

terre.

Le matin, on faisait l'exercice, l'après-midi, on avait quartier libre. Dans

le jardin de madame Sanftenberg, j'enlevais les chenilles nuisibles et

j'amenais de temps en temps une brouette de fumure au potager. Le mari de 

                                               213

cette femme était aussi au front. Elle avait trois petites filles. A part le

vendredi, on dansait tous les soirs dans les deux auberges du village. Des

cantonnements successifs avaient profondément dépravé lesjeunes filles du

village qui couraient sans pudeur après les soldats. Beaucoup de parents,

frères et soeurs, fiancées, venaient de tolites les parties de l'Allemagne pour

rendre visite à leurs soldats. Pour beaucoup, c'était là le dernier au revoir.

  Le jour de Pâques, il y eut soudain une alerte. Nous devions être embarqués

dans l'heure suivante à la gare de Nedlitz, distante de cinq kilomètres.

On eut juste le temps d'atteler les chevaux, de jeter tout en vrac sur la

voiture de la mitrailleuse, de faire des adieux rapides et déjà on partit au

galop, en direction de Nedlitz.

  La suite du voyage nous conduisit à travers la Ruhr, vers Düsseldorf et

Cologne. Là on fut ravitaillés et on continua vers la Belgique. Beaucoup de

paysans étaient en train de travailler aux champs. En montrant la direction

du front, presque tous nous faisaient signe que nous allions nous faire

égorger.

   Lorsque nous approchâmes de Laon, quatre bombes lancées par des avions

tombèrent à côté du train: premier salut du front de l'ouest. Cependant, il n'y

eut aucun dégât. Nous devions être débarqués à Laon, mais on dut descendre

une station plus tôt, la ville essuyant justement un puissant tir d'artillerie.

On marcha vers La Fère. On passa la nuit dans ce petit bourg à moitié

détruit. De l'avant, nous parvenait le tonnerre du feu des pièces d'artillerie.

  Le lendemain matin, on partit en direction du front, à travers la région où,

en 1916, la grande bataille de la Somme avait fait rage. A soixante kilomètres

à la ronde, il n'y avait plus une maison debout. Tout n'était que

décombres et ruines. Les champs, pleins de trous d'obus, étaient à présent

recouverts de broussailles. Au milieu, les croix de ceux qui étaient tombés.

L'ampleur de ces destructions était inimaginable. Plusieurs de ces villages

avaient totalement disparu, et il n'y avait qu'un écriteau sur lequel était

inscrit, en anglais, «This is … » et le nom du village.

   On atteignit enfin la Somme au village disparu de Brie où on campa dans

des baraques de tôle ondulée construites par les Anglais. De l'avant nous

parvenaient sans arrêt le tonnerre et le grondement de l'artillerie. L'horreur

du lendemain se lisait sur tous les visages.

   On tomba sur la dépouille d'un aviateur étendu à côté de son avion calciné.

L'avion s'était écrasé en heurtant un accotement. Le cadavre offrait un

spectacle affreux. L'aviateur était brûlé. Plus aucune trace de ses habits,

sinon les chaussures et des morceaux de pantalon et de sous-vêtements. Des

centaines de mouches assaillaient le corps partiellement calciné. Aen juger

par son arme, on pouvait constater qu'il ne s'agissait pas d'un soldat

allemand. Je vis au bras calciné la chaînette avec la plaque d'identité. Je fis

un saut pour savoir qui était le mort. A l'endroit où elle était soudée, la

chaînette était fondue, si bien que je pus la saisir avec la plaque. Je ne pus

déchiffrer que les mots: «Canada» et «protestant». Sans aucun doute, il  

                                          214

s'agissait d'un aviateur canadien, qui avait trouvé une mort si affreuse à des

milliers de kilomètres de son pays natal.

    On descendait à présent vers la Somme qui dans cette région est assez

large, pas profonde, mais marécageuse. Un pont la traversait. Sur l'autre

rive, il y avait neuf chars anglais, partiellement éventrés. C'étaient les

premiers tanks que je voyais depuis le début de la guerre. Sur la partie

arrière de l'un d'eux, je vis une plaque d'acier défoncée et, par une fissure,

pendait un ceinturon allemand et un bout de tissu feldgrau. A l'intérieur, il

y avait une main gauche arrachée et entièrement desséchée et, à son

annulaire, une alliance. Je ne pouvais imaginer qu'une chose, c'est que des

soldats allemands, lors de leur passage de la Somme, avaient cherché abri

derrière les chars et qu'ils avaient été tués par des obus allemands tirés à

trop courte distance …

    Le même spectacle de trous d'obus et de tranchées s'offrait de l'autre côté.

Près de soixante Anglais tués venaient d'être ramassés, en attente de

sépulture. Partout, on trouvait des Anglais morts. Plusieurs d'entre eux

avaient des dents en or, qui brillaient dans leurs bouches ouvertes.

   Dans des trous d'obus, on trouva quatre canons de campagne anglais;

auprès de deux d'entre eux tous les servants gisaient morts et certains

déchiquetés. Près de chaque pièce d'artillerie, il y avait une masse de

douilles; cela voulait dire que les Anglais avaient violemment tiré depuis

cette batterie. On passa de nouveau la nuit suivante dans les baraques de

tôle ondulée, sans être importunés cette fois par les avions.

Le lendemain, on continua notre marche vers le front. Rien que des ruines,

parfois des villages presque entièrement disparus. On passa la nuit dans

une petite forêt de peupliers, à proximité du village d'Harbonnières. Non

loin se trouvaient quelques Anglais tués, dont les uniformes et les visages

étaient par endroits entièrement rongés. A côté d'eux, il y avait deux trous

d'obus, tout à l'entour le sol était éclaboussé de taches de couleur verte et

jaune. Ils avaient été tués par des obus à gaz.

   A cinq cents mètres de là, on pouvait voir une grande quantité de

locomotives et de wagons. A côté d'une usine détruite se trouvait un dépôt de

munitions anglais, tel que je n'en avais jamais vu. Il y avait là des milliers

etdes milliers d'obus de tous calibres, des plus gros jusqu'aux plus petits. Le

dépôt de munitions était divisé, de haut en bas et de gauche à droite, par de

multiples levées de terre, si bien que l'ensemble était découpé en carrés de

près d'un are. Cela devait permettre en cas de bombardement aérien d'éviter

l'explosion du camp tout entier. On resta deux jours dans cette petite forêt.

   Le premier soir, je me rendis dans la petite ville d'Harbonnières pour

acheter une bouteille de vin dans une cantine. Le bourg était presque intact,

pourtant je ne vis aucun habitant. Lorsque je revins au bosquet, la compagnie

était rassemblée. Le capitaine était en train de lire un ordre de la

division. Je restai derrière un véhicule et écoutai. Ce que j'entendis me fit se

dresser mes cheveux sur la tête 

                                                                        215

  Le lendemain soir, nous devions partir au front, nous retrancher à un

certain endroit d'où, le surlendemain à l'aube, après une terrible préparation

d'artillerie, nous devions attaquer et enfoncer les lignes anglaises. Le

premier jour de l'attaque, la division devait atteindre le côté ouest du village

de Cachy. Plusieurs divisions devaient participer à l'offensive. Plus de huit

cents canons devaient écraser les positions anglaises sous leur tir destructeur.

En plus, quatre chars devaient être engagés pour ouvrir la voie à

l'infanterie. Attaquer une armée nombreuse, bien nourrie, munie de tous les

instruments de mort possibles et imaginables, cela n'était pas rien. Cet

ordre signifiait en tout cas l'arrêt de mort de beaucoup de pauvres soldats.

Personne ne savait ce qui l'attendait et l'ambiance était morose, le moral au

plus bas. Lorsque la compagnie se fut dispersée, je m'avançai de derrière la

voiture et rencontrai à ma grande joie et à ma grande surprise Joseph

Hoffert, natif de mon village. Il était affecté comme officier suppléant dans

un régiment de territoriaux, stationné pour le moment à Rosières, un bourg

distant de quelques kilomètres. Hoffert avait rencontré un des soldats de

mon régiment et, par hasard, avait remarqué qu'il portait le n° 332 sur sa

patte d'épaulette. Comme nous nous écrivions souvent, il avait mes coordonnées,

mais croyait que mon régiment était encore en Russie. Il était venu

immédiatement jusqu'à mon régiment pour me rencontrer. On parla du

pays et des nouvelles que chacun avait reçues par la Suisse. Hoffert avait

sur lui une photographie représentant les jeunes garçons et filles qui, dans

notre village, fréquentaient l'école du soir. Mon Dieu! C'était encore des

enfants quand je les avais vus pour la dernière fois, voici quatre ans, et

maintenant c'étaient des jeunes gens et des jeunes filles adultes.

    On resta ensemble, jusque tard dans la nuit. Puis, j'accompagnai Hoffert

un long bout de chemin, en direction de Rosières. En le quittant je lui dis de

saluer de ma part mes parents et ma soeur au cas oùje ne rentrerais plus. A

ce moment, j'avais plus envie de pleurer que de rire.

   Une pluie très forte nous transperça, car nous n'avions pas monté nos

tentes. Le lendemain matin, il faisait à nouveau un temps merveilleux, si

bien qu'on put faire sécher nos effets. Il y avait de violents combats aériens

dans le ciel; deux appareils s'abattirent en flammes. Les aviateurs meurent

d'une triple mort. D'abord ils sont tués, puis ils sont brûlés, et pour finir ils

s'écrasent par terre.

   Du côté du front grondait sans cesse le feu de l'artillerie, tantôt plus fort,

tantôt plus faible. Le jour déclinait lentement. « Préparez-vous !» Chacun

ramassa ses affaires; tous avaient la même expression grave. Je me vis

affecté le caporal AlexKnut, de Berlin, comme pointeur, le mitrailleur Lang,

de Wermelskirchen, et en plus deux Rhénans, dont j'ai oublié les noms. Le

chef de section était l'adjudant Bar, de Berlin.

    Lorsque le soleil se coucha, on prit le départ; chaque véhicule à quarante

mètres de distance de l'autre. Plusieurs avions anglais tournoyaient audessus

de la route. Tout à coup, le sifflement bien connu. D'un bond, tout le 

                                             216

monde se coucha dans le fossé, à part les conducteurs. Mais les bombes

éclatèrent à côté de la route, sans causer de dégâts. Laissés seuls, les

chevaux s'emballèrent et les conducteurs eurent du mal à les maîtriser.

Il commençait à faire nuit. Comme la région est presque plate, nous

pouvions voir loin devant les éclairs des schrapnels. Des incendies éclairaient

le ciel d'un rouge sang. On passa à côté de grosses pièces d'artillerie

montées sur des wagons de chemin de fer et qui tiraient de temps en temps.

On s'approchait à présent du village de Marcelcave où des incendies avaient.

éclaté. Chaque minute un obus anglais de gros calibre s'abattait sur le

village avec un effroyable mugissement. Une explosion formidable illuminait

le ciel pendant un long moment. On fit halte devant le village pour

descendre les mitrailleuses des voitures qui s'en retournèrent. J'aurais

donné Dieu sait quoi pour être conducteur et pouvoir rebrousser chemin. On

avança dans la rue du village, l'arme prête à tirer, à vingt mètres de distance

les uns des autres. Quel spectacle de désolation! Beaucoup de maisons

étaient presque détruites par les obus. D'autres étaient éventrées, si bien

que des lits et d'autres meubles pendaient dehors. Le village était aux mains

des Allemands depuis près d'un mois. Et voilà un obus lourd qui arriva en

sifflant. Instinctivement, tout le monde fit le dos rond. L'obus tomba sur le

village, à côté de la rue principale.

   Au bout de quelques minutes, un autre obus tomba sur une maison et ln

pulvérisa. Un Lorrain, qui à ce moment cherchait à courir plus loin, fut

écrasé et recouvert par les décombres. Nous courions tous en avant, sans

nous soucier de ce soldat. Chacun voulait sortir de ce village, de la portée du

feu des obus, le plus vite possible. Au-delà du bourg, on suivit encore la route

sur près de deux kilomètres. Des obus pleuvaient de tous côtés, dans les

champs, mais aucun d'eux ne tomba vraiment à proximité. Puis la lune sc

leva, illuminant la région. Derrière un repli de terrain, je vis plusieurs tués

qui, comme des spectres, tendaient leurs bras en l'air.

   A l'avant, au front, des fusées éclairantes montaient en l'air et des coups

de fusil isolés retentissaient, ou bien on entendait le crépitement des

mitrailleuses. L'artillerie allemande répondait par de faibles salves qui

sifflaient au-dessus de nous. L'artillerie anglaise recouvrait toute la région,

tantôt ici, tantôt là. Soudain commença un feu roulant qui cessa aussi

soudainement après deux ou trois minutes. De la route, on fit mouvement.

vers la droite, dans un chemin de campagne. L'ordre de faire halte et dl!

s'enterrer fut bientôt donné.

    Avec mes hommes,je creusai deux trous, profonds d'un mètre vingt, dans

lesquels on s'accroupit. A force de travailler, les soldats avaient soif et ils se

mirent à boire. Chaque soldat avait reçu en partant deux bidons de café, soit

un litre et demi au total. Je leur conseillai d'économiser le café car demain,

sans doute, nous aurions plus soif encore. On s'endormit bientôt dans nos

trous humides. On avait le sentiment d'être déjà un peu enterrés.

Le bourdonnement d'un avion anglais me réveilla; malgré le clair de lune

                                217

 je ne pus l'apercevoir. Soudain, une fusée éclairante suspendue à un parachute

plana au-dessus de nous. Elle inondait les alentours de toute sa

lumière. On entendit juste un ordre: «Personne ne bouge l- Tout à coup,

quatre bombes tombèrent en sifflant. Les aviateurs avaient repéré les trous

noirs et les monceaux de terre fraîchement levés. Le bruissement de l'avion

se perdit en direction du front anglais. Je dis immédiatement à mon groupe:

« Attention camarades, bientôt quelque chose va nous tomber dessus.. Je

leur recommandai une fois encore de se soutenir fidèlement et de ne jamais

s'abandonner les uns les autres. Si, d'aventure, l'un d'entre nous était

gravement blessé, nous laisserions la mitrailleuse et toute la camelote pour

porter le blessé vers l'arrière, parce que des mitrailleuses, il y en avait assez.

Tous furent immédiatement d'accord avec cette proposition.

   On continua de bavarder. Il y eut soudain un bref sifflement, une détonation,

suivie immédiatement d'une pluie d'éclats et de mottes de terre. Un

obus était tombé à quelques mètres de nous, entre les trous. Bientôt vint le

deuxième, le troisième, le quatrième. Le sifflement et le grondement étaient

ininterrompus autour de nous. Sans cesse des mottes de terre plus ou moins

grandes s'écrasaient avec bruit sur nos casques et nos paquetages. Serrés

les uns contre les autres, nous étions accroupis dans nos abris et sursautions

à chacun des projectiles qui tombaient tout près. De temps en temps arrivait

aussi un obus de gros calibre qui tombait presque à la verticale et dont la

force explosive dépassait de loin les autres. Je levai un instant la tête et vis

que le terrain alentour était couvert d'une épaisse fumée.

   Tout à coup, j'entendis un cri: « Gaz !» Tous répétèrent ce mot, jetèrent

leur casque et sortirent leur masque pour le fixer sur le visage. Peu à peu, le

feu cessa complètement. On ôta les masques et on se demanda les uns et les

autres s'il y avait eu des pertes. Trois hommes planqués dans un trou

avaient été déchiquetés par un coup au but. Par ailleurs, plusieurs autres

avaient été blessés par des éclats; ils se sauvaient à présent en toute hâte

vers l'arrière. Notre compagnie s'en était bien tirée.

Dans les équipages de mitrailleuses, les manquants furent vite remplacés

par des mitrailleurs de réserve, qui avaient dû rester auprès des conducteurs

de train. Le jour se leva lentement. Un léger brouillard s'étendait; on pouvait

à peine voir à trois cents ou quatre cents mètres devant soi. Le commandant

de compagnie, assez excité, passait chez tous les groupes pour nous encourager

à faire pleinement notre devoir. Alors qu'il nous parlait, quelques obus

vinrent dans notre direction en sifflant et éclatèrent près de nous. L'officier

sauta dans notre trou pour se mettre à l'abri. Je lui dis: «Mon capitaine, je n'y

vois pas clair dans cette affaire; où on est, où est le front anglais ?» Le

capitaine sortit une carte sur laquelle figurait le détail de la région et de nos

positions. Notre division était engagée sur une largeur de cinq cents mètres.

Devant nous étaient retranchés les autres régiments de la division. Notre

bataillon se trouvait dans le dernier échelon d'attaque. Nous devions dépasser

un petit bois et puis pousser en ligne directe vers le village de Cachy.

                                  218

 

 Attaque de Villers-Bretonneux, fin avril 1918

 

 24 avril, six heures trente du matin. Tout était calme; à peine quelques

coups de canon. Ce silence devenait presque insupportable. Il me semblait que

les deux parties reprenaient leur souffle et leur courage, avant de se jeter l'une

sur l'autre pour s'entre-tuer.

  A sept heures précises, l'artillerie allemande ouvrit un feu roulant. D'un

seul coup, huit cents pièces se mirent à lâcher leurs salves d'acier, sans

discontinuer; pendant une heure, les canons ont tonné et crépité sans arrêt.

Au-dessus de nous, il y avait un bruit ininterrompu de sifflements d'obus. D'en

face nous venait par moments le bruit des explosions. Il était presque

impossible de se parler. Il fallait se crier dans l'oreille. De leur côté,les Anglais

ne chômaient pas et arrosaient aussi tout le terrain avec leurs obus. L'attaque

générale devait commencer à huit heures. L'aiguille de ma montre s'approchait

lentement du moment fatidique.

  A huit heures moins cinq,je levai la tête pour regarder le champ de bataille;

tout était désert. J'aperçus deux ou trois têtes et les points de chute des obus

anglais. A ce moment, j'entendis derrière moi le bruit sourd de moteurs

puissants. Il s'agissait de quatre chars d'assaut allemands; c'étaient les

premiers tanks allemands que je voyais. Ils étaient construits tout autrement

que les chars français ou anglais: une maisonnette d'acier pointue cachait les

chenilles motrices et tout le reste. Des mitrailleuses blindées pointaient de

partout. Deux des chars étaient armés de deux petits canons. En signe de

reconnaissance, une grande croix de fer avait été peinte sur chaque côté.

   « Préparez-vous! » Le coeur battant, chacun attendait le signal de l'attaque.

« En avant, marchal» On empoigna la machine pour quitter notre coin

protecteur et on s'ébranla. Sans désemparer, le feu de l'artillerie se prolongeait,

entrecoupé maintenant par le crépitement de l'artillerie légère. L'assaut

battait son plein. Où que l'on regardait, tout grouillait de soldats

allemands qui se précipitaient vers l'avant. Les mitrailleuses d'infanterie, les

lance-mines légers et moyens, tout se mettait en mouvement. Un essaim

d'avions allemands volait tout bas au-dessus de nous, avec ses bombes, ses

grenades et ses mitrailleuses pour participer au succès de l'attaque. Lorsqu'on

approcha du petit bois, quelques morts, déjà, gisaient sur la terre retournée.

Soudain, on fut couverts par une grêle d'obus et de mortiers, si bien que tout

                                             219

le monde s'abrita dans les trous d'obus ou dans ceux creusés par les soldats.

Nous nous aplatissions aussi fort que possible contre terre pour éviter d'être

atteints par les éclats qui volaient tout autour et par les mottes de terre. Je

criai: «Nous ne pouvons pas rester ici", et je levai la tête pour chercher

rapidement une protection convenable.

     Au même moment, une mine tomba, à près de trois mètres de moi, dans un

trou où trois fantassins étaient tapis. Les membres de leurs corps déchiquetés

furent projetés de tous côtés. Je dis à mes hommes que j'allai sauter vers

l'avant, qu'ils ne devaient pas me perdre de vue et que lorsque j'aurais trouvé

une meilleure protection je lèverais ma pelle. Ils devraient alors courir vers

moi aussi vite que possible.

   Aussitôt dit, aussitôt fait. Je trouvai à cinquante mètres devant nous un

grand cratère d'obus offrant une bonne protection. J'y sautai et levai ma pelle.

Mon équipe me suivit aussitôt, au pas de course.

On progressa de trou en entonnoir. J'étais en train de courir sur un champ

de trèfle quand un schrapnel explosa au-dessus de moi. Ses éclats s'écrasèrent

au sol tout autour. Comme par miracle, je suis resté indemne. Je regardai le

long de mon corps, car je croyais saigner quelque part. Au début,j'étais énervé,

mais à présent, malgré les explosions ininterrompues, je gardais mon sang froid

et une présence d'esprit particulière que j'avais déjà connue dans les

situations les plus dangereuses. Nous longions maintenant la lisière de la

forêt, d'où les premières vagues allemandes portaient l'assaut contre les

positions anglaises qui s'étendaient en rase campagne.

   Beaucoup de fantassins gisaient à terre, certains affreusement mutilés par

les tirs de l'artillerie. Beaucoup de blessés légers couraient vers l'arrière, ainsi

que des prisonniers anglais qui avaient dû se rendre aux premières vagues

d'assaut. Les Anglais durent se regrouper en un certain point, et tout ce

terrain se couvrit d'uniformes kaki. Les pauvres devaient attendre, immobiles,

sous un feu terrible. Nous étions arrivés à la première tranchée anglaise.

Il y avait là beaucoup de douilles d'infanterie. On constatait que les soldats

anglais s'étaient vaillamment battus.

  Dans la tranchée, deux Anglais étaient couchés l'un sur l'autre. En haut, un

autre était dans les dernières convulsions. A quelques trois mètres de là,

derrière la tranchée, un autre criait d'une voix suppliante: «German, Fritz. »

Je levai la tête et lui fit signe de ramper dans notre direction. Il me montra son

dos et je m'aperçus qu'il avait reçu une balle à cet endroit et que, de ce fait, il

avait les deux jambes paralysées. Je l'aurais- volontiers ramené dans la

tranchée, mais je n'osais pas la quitter, car les Anglais arrosaient sans cesse

le secteur avec leurs mitrailleuses dont les balles sifflaient au-dessus de nous.

On rassembla trois sangles et je lançai le bout à l'Anglais; il s'y agrippa avec

les mains et on le tira ainsi vers le bord de la tranchée, pour le coucher ensuite

à terre. Après,je lui mis sous la nuque un sac que j'avais enlevé à un soldat tué

et lui fis boire de mon café. De douleur, et à force de perdre du sang, il

s'évanouit. Un paquet de cigarettes sortait de la poche de l'un des Anglais

                                            220

morts ;je m'en saisis. Le long de la tranchée arriva un mitrailleur-tireur d'un

autre régiment. «Monsieur le sous-officier, puis-je me joindre à vos hommes

?>>, Je compris à sa prononciation qu'il était alsacien et lui dis: «D'où

viens-tu?» Il répondit: «J'étais avec ma compagnie dans la première vague

d'assaut, en bordure de la forêt. Les Anglais, qui nous avaient sûrement

aperçus, ont arrosé la lisière du bois comme des fous avec leur artillerie légère.

Toute mon équipe a été tuée. Des éclats ont mis en morceaux mon équipement,

mon bidon et ma musette», et il me montra tous ces objets, totalement

déchiquetés. Je lui dis: «Ecoute, camarade, si tu es malin, tu restes ici dans la

tranchée. » Entre-temps, la tranchée s'était complètement remplie de soldats

qui se dirigeaient vers l'avant. Quelques lieutenants faisaient un vacarme

infernal pour nous faire avancer plus loin.

  Je sortis de nouveau de la tranchée, je cherchai un abri et fis signe avec la

bêche. Monéquipe suivit en courant. J'entendis l'un de mes Rhénans pousser

un cri et laisser tomber les caisses de munitions. Il avait été atteint d'une balle

à l'épaule. Il fut immédiatement pansé et se mit à courir vers l'arrière, vers la

tranchée anglaise que nous venions de quitter.

   Devant nous, sur une largeur de quatre-vingts mètres, les Anglais établirent

un effroyable tir de barrage. Sur une seule ligne, les obus tombaient sans

répit pour rendre impossible l'avance des dernières vagues d'assaut; or nous

devions toujours percer le front. Je reçus de mon chef de train un tirailleur de

réserve pour remplacer le Rhénan blessé. Je remarquai alors qu'entre les

chutes d'obus, dans le tir de barrage, il y avait toujours une petite pause; le

temps qu'il fallait, sans doute, pour recharger les pièces. Mon plan se trouva

tout de suite arrêté. «Ecoutez-moi, camarades, nous allons attendre un

certain moment, dès que, devant nous, une salve aura explosé, on se précipitera

en avant, aussi vite que possible. Peut-être arriverons-nous jusqu'à la

prochaine position, au-delà du tir de barrage. » Une salve avait à peine éclaté

que nous nous précipitâmes vers l'avant, aussi vite que nous le permettait

notre matériel de combat. Déjà, les salves suivantes éclataient à quelques

mètres derrière nous. Rapidement, on s'avança plus loin pour sortir de la zone

dangereuse. De nombreux cadavres déchiquetés gisaient dans ce secteur.

Beaucoup, même morts, étaient encore lancés en tous sens et déchiquetés à

nouveau. Tout à coup des balles de mitrailleuses nous sifflant aux oreilles;

on se précipita immédiatement à terre, abandonnant notre arme, et on se mit

à ramper vers un grand trou d'obus dans lequel se trouvaient déjà douze à

quinze hommes. Nous nous étendîmes, à plat, sur les têtes, les épaules et les

dos des soldats qui se trouvaient déjà dans le cratère si bien que ceux qui se

trouvaient tout en dessous étouffaient presque. Pourtant, nous ne pouvions

partir, car tout près, juste au-dessus de nous, sifflaient les balles de mitrailleuses.

  Un obus tomba à proximité. Nous fûmes presque tous entièrement couverts

de terre. Nous étions morts de peur. Je levai la tête et vis qu'entre le nouveau

trou d'obus et le nôtre, il n'y avait plus qu'un demi-mètre de terre. Tout de

                                     221

suite, je sautai avec mes hommes dans le nouveau cratère. Lorsque le tir

d'artillerie s'apaisa un moment, nous nous mîmes à ramper vers notre engin,

pour le traîner dans le trou. Nous avons installé la mitrailleuse devant nous,

en position de tir. Notre abri fut bientôt rempli de fantassins. Il y avait aussi

le sous-officier de santé. De l'avant, un fantassin vint en courant; il était

atteint d'une balle à l'orteil. Comme nous étions serrés comme des harengs

dans notre entonnoir, le caporal Alex Knut, qui avait toujours bon coeur, dit:

«Je vais vous faire un peu de place », et il rampa vers un trou d'obus qui se

trouvait à proximité. Comme les fantassins se ramenaient toujours plus

nombreux, je dis à l'un de mes mitrailleurs: « Va regarder si ce trou est libre;

si oui, on s'y installera », Il partit en rampant et se mit à crier: « Il n'y a qu'un

mort, mon Dieu! c'est Alex.» Je le rejoignis immédiatement.

Au-dessus de l'oeil gauche, le pauvre Alex avait reçu en plein front une balle

qui était ressortie par la tempe gauche. Le malheureux n'était pas encore

mort, mais il avait complètement perdu connaissance. Nous l'avons couché

comme il fallait et je lui entourai la tête avec son paquet de pansement. Je

l'appelai par son nom, il m'entendit mais ne voyait plus rien; il commença à

râler, son souffle devint toujours plus faible, puis un frisson parcourut son

corps, il s'étira et mourut.

Vans l'un des côtés du trou d'obus, nous avons enlevé un peu de terre et nous

y avons déposé le corps avant de le recouvrir. On peut facilement deviner quels

étaient nos sentiments en faisant cela. Je pris ensuite sa baïonnette, la posai

en croix à travers l'étui de cuir et l'enfonçai sur sa pauvre tombe. Depuis le

matin, le feu des canons et des mitrailleuses faisait rage avec la même

violence. Tandis que nous enterrions le pauvre Alex, je crus entendre tout

près, malgré le vacarme, le coup sec d'un pistolet. Lorsque je revins en

rampant dans le trou d'obus où se trouvait la mitrailleuse, je vis que l'un des

Rhénans avait reçu un coup dans la main. L'un des mitrailleurs était en train

de la panser. Le blessé déclara qu'il avait voulu resserrer le conduit d'échappement

de la vapeur, devant la plaque de protection de la mitrailleuse et que

le coup était parti. Je ne le crus pas car son regard fuyant me disait qu'il s'était

lui-même tiré dans la main, pour être envoyé vers l'arrière.

   Il déboucla son paquetage et son ceinturon et courut vers l'arrière aussi vite

qu'il pouvait. Il avait eu bien raison, mais pourtant il n'avait pas eu le courage

de me l'avouer. J'avais donc deux blessés et un mort dans mon équipe. Je fus

rempli d'inquiétude. Par suite des pertes énormes, l'attaque était stoppée.

Tout le monde était tapi dans les innombrables trous d'obus. La grêle d'obus

continuait de tomber sans désemparer. Le champ de bataille était noir de

fumée. Tout à coup, on vit courir des officiers et des ordonnances autour des

entonnoirs occupés. Ils criaient: « Ordre de la division, il faut poursuivre

l'attaque !» Nous étions tous terrifiés. Déjà, certains groupes couraient vers

l'avant. Notre capitaine sortit lui aussi de son trou, près de nous, et répéta

l'ordre d'avancer. Que restait-il à faire? Nous avions reçu un artilleur de

réserve. J'avançai moi aussi avec mes quatre hommes. L'artillerie anglaise

                                               222

commença à tirer avec rage si bien qu'il nous fallut à nouveau nous réfugier

dans les trous.

    Un caporal d'infanterie, que je connaissais bien depuis Riga, s'agenouilla en

passant près de mon abri pour allumer une cigarette. Tout à coup, il fut

précipité à terre, la tête en avant, et resta inanimé. On installa notre

mitrailleuse à coups de pelle en position de tir, seul le canon de l'arme

dépassant du sol. Après cela, on resta l'échine courbée au fond de notre trou.

Je vis alors deux fantassins qui, le visage plein d'effroi, s'en revenaient en

courant à toute allure. Je me relevai et vis que tout le terrain était couvert de

fantassins courant vers l'arrière. Je hurlai: "Que se passe-t-il ? . On me

répondit: « Les tanks! » Regardant devant moi, je vis plusieurs chars anglais.

      A l'instruction, on nous avait appris que si deux balles d'acier frappaient le

même endroit d'un char, elles perceraient sa plaque frontale. L'un des chars

se dirigeait, en ligne droite, vers notre trou, en tirant sans cesse avec sa

mitrailleuse. « Camarades, c'est le moment d'essayer la munition d'acier»,

m'écriai-je. Immédiatement, l'un des fusiliers m'en passa une bande. Je

chargeai, visant au plus près, exactement au milieu de la plaque avant du

tank, et je fis passer deux cent cinquante coups. Le char continuait son

chemin; je tirai encore trois bandes de munitions, c'est-à-dire mille coups au

total, au même endroit. Sans plus de succès.

     A la jumelle, je constatai que le char était tout blanc à l'endroit qui avait été

touché mais nous ne pouvions pas l'arrêter. Je criai: < Enterrez-vous complètement!

» Et on se terra tous de nouveau dans le trou, attendant que le char

vienne et nous écrase tous. C'est à ce moment que j'entendis plusieurs coups

et le ronflement du moteur. Je levai la tête et vis arriver un char allemand qui

tirait sans cesse avec ses petits canons. Je regardai en avant et vis que le char

anglais était immobilisé sur le terrain, avec plusieurs plaies béantes. Nous

étions sauvés! Le char allemand mit encore deux autres chars anglais hors de

combat, puis il entra dans les lignes anglaises et chassa avec le feu de ses

mitrailleuses près de deux cents fantassins hors de leurs trous; il ne leur resta

plus qu'à se rendre. Les bras levés, trois ou quatre hommes couraient vers

nous. Je leur fis signe de nous rejoindre. A force de courir, ils étaient hors

d'haleine et tremblaient de peur. Ils voulaient nous donner de l'argent. Il va de

soi que nous ne pouvions l'accepter.

   Le char allemand fut attaqué avec une telle violence qu'il disparut souvent

dans des nuages d'explosions, puis il resta soudain immobile. Au bout de

quelques minutes, il se mit à tourner sur lui-même et passa à côté de nous, en

direction de l'arrière.

      Avec une audace incroyable, les avions anglais passaient au-dessus de nous

à hauteur de maison et lançaient bombes et grenades vers les abris que nous

occupions. Je vis quatre avions tomber à pic. L'un d'eux piqua à seulement

quarante mètres de nous et son moteur s'enfonça lourdement dans le sol, sa

queue s'élevant haut dans l'air. L'aviateur, qui semblait être mort, était

attaché et pendait, le haut du corps hors de la carlingue. Immédiatement

                                                  223

après la chute, l'appareil prit feu et brûla jusqu'à la carcasse. L'artilleur de

réserve Martz, un Bas-Rhinois, était en train d'observer ce qui se passait

lorsqu'une grenade à gaz explosa juste devant nous; un épais nuage de gaz

nous enveloppa immédiatement. Une seule inspiration et, déjà, Martz tomba

sans connaissance. Moi-même, je sentis le gaz remplir mon nez et pénétrer

jusque dans la gorge; je le rejetai en expirant fortement. Je retins ma

respiration, arrachai le masque à gaz de son étui avant de me le fixer sur la

figure, aussi vite que possible. Un peu de gaz devait avoir pénétré mes

poumons car je sentis une démangeaison et eus envie de vomir. J'eus de telles

brûlures dans le nez et la gorge que mes yeux débordèrent de larmes. Je

toussais, et j'avais peine à respirer. Tout cela se passa en quelques secondes.

Tout de suite, je sortis le masque à gaz de Martz évanoui et le lui posai. Puis,

à quatre pattes.je me mis à ramper vers le chef de section, sachant que le sousofficier

de santé était auprès de lui, avec l'appareil d'oxygène à pédales. On mit

l'appareil au pauvre Martz et, au bout d'un quart d'heure, il reprit ses esprits,

mais resta comme paralysé. Notre capitaine vint alors nous voir dans notre

trou. «Eh bien, Richert, toujours valide ?» Je répondis: «Oui, en ce qui me

concerne, mais Alex Knut est mort et deux hommes sont blessés. L'équipage

Hermann a eu beaucoup moins de chance, un coup direct a tué ses six hommes.

Le capitaine était surexcité car c'était le premier grand combat auquel il

participait. Auparavant, avant de venir chez nous, il était à l'état-major et

devait y retourner prochainement. Je pensai tout à coup aux cigarettes

anglaises que j'avais dans ma poche. J'en offris une à l'officier, puis aux

soldats. Ah! comme ces cigarettes anglaises sentaient bon, comparées aux

nôtres, faites d'un misérable ersatz de tabac, à base de feuilles de hêtre.

Après une demi-heure, le chef d'escadron dit: « Richert, donnez-moi encore

une cigarette, ensuite j'irai voir la section de réserve. » Après que je lui eus

donné une autre cigarette, il grimpa hors de notre nid et courut vers l'arrière.

Il était quatre heures de l'après-midi.

Le feu de l'artillerie avait un peu diminué d'intensité, mais des obus

éclataient toujours sur le champ de bataille. On respirait enfin, soulagés.

Chacun pensait: «Si seulement cet enfer pouvait cesser. »Mes soldats avaient

bu tout leur café et mouraient de soif, tandis que j'avais à peine vidé la moitié

de ma gourde. Ils me prièrent de leur en donner une gorgée. Peu à peu le soir

tomba et une nuit noire couvrit cette misère. Personnellement,je comptais sur

une contre-attaque anglaise. Je ne souhaitais qu'une chose: finir en captivité.

J'aurais la vie sauve.

Une ordonnance vint vers nous pour dire que les hommes de corvée de soupe

devaient se préparer. Mais depuis la tombée de la nuit, les Anglais exécutaient

un terrible tir de barrage à quatre cents mètres derrière nous pour

rendre impossible l'envoi de renforts et empêcher toute liaison avec l'arrière.

Comme je ne voulais désigner personne pour la corvée, je demandai qui

voulait se porter volontaire. Grand silence. Je dis: «Bon, nous mangerons

notre portion de réserve. » Chacun avait en outre un morceau de pain militaire

                                          224

dans sa musette. Si seulement nous avions eu à boire! Ainsi, nous sommes

tous restés dans le trou. Les quelques fantassins qui, dispersés, étaient encore

devant nous dans les trous d'obus devaient à présent revenir pour prendre

position sur la ligne où nous nous trouvions pour former de nouveau un front

continu. L'autre mitrailleuse se retrancha à trois mètres à côté de nous. Le

chef de section, l'adjudant Martin Bar, se trouvait quelques mètres derrière

nous, dans un trou.

    Sans cesse, les obus anglais passaient en sifflant furieusement et éclataient

dans la ligne de barrage. Je m'endormis dans notre coin. Un homme devait

veiller tout le temps et observer l'avant. Soudain, je fus réveillé par une grêle

crépitante d'obus. «Tiens, c'est le tir de préparation de la contre-attaque..

Nous avons eu en définitive pas mal de chance, car quelques obus seulement

éclatèrent dans nos parages. Ils sifflaient juste au-dessus de nos têtes pour

tomber un peu plus loin derrière. Au-dessus de nous, d'innombrables balles de

mitrailleuses crépitaient, si bien que personne n'osait lever la tête pour

regarder ce qui se passait. Lorsque le feu des mitrailleuses diminua d'intensité,

je tirai une fusée éclairante et me mis à l'affût, pour voir le terrain devant

moi. J'avais l'impression qu'en différents endroits quelque chose bougeait et je

tirai une deuxième fusée.

    Au  même moment, j'entendis des cris à gauche et à droite: «Ils arrivent, ils

arrivent! » En effet, le terrain était tout grouillant d'Anglais. Les premiers

étaient peut-être à cent cinquante mètres de nous. Courbés craintivement, ils

sautaient d'entonnoir en entonnoir. «Que dois-je faire, tirer ?» Si je règle

exactement le tir … au moins trente, quarante, cinquante de ces pauvres types

seront atteints. Je pris rapidement la décision de ne pas tirer et de me rendre

à leur approche. Je sautai vers la mitrailleuse, l'armai d'une bande de

projectiles, appuyai sur le ressort puis, de la main gauche, pris une pincée de

terre, lajetai sur le mécanisme et enfin j'appuyai. La cartouche qui se trouvait

dans le canon partit, et ce fut tout. Le système était enrayé par ce peu de terre.

«Qu'allons-nous faire s'ils arrivent?. demandèrent anxieusement les mitrailleurs.

«Mettez les mains en l'air lorsqu'ils seront là. Mais sortez vos

pistolets. S'ils veulent nous massacrer, nous nous défendrons avec les pistolets,

aussi longtemps que nous le pourrons.. Sur ce, on défit nos ceinturons

pour les jeter derrière nous dans un trou.

    L'adjudant Bar arriva en rampant «Richert, Nicki, mon vieux, pourquoi tu

tires pas ?» Je lui répondis: «Enrayé! Nous avons détaché nos ceinturons.»

«C'est sans doute ce qu'il y a de mieux à faire. »Il déboucla lui aussi et jeta son

ceinturon sur les nôtres. La nuit était illuminée comme de jour par des

centaines de fusées éclairantes. Beaucoup de fusées rouges montaient tout

droit en l'air pour demander un tir de barrage de l'artillerie allemande.

Beaucoup de mitrailleuses légères et lourdes et des fantassins avaient commencé

à se défendre. A présent, les obus allemands sifflaient au-dessus de

nous et tombaient en masse sur les Anglais. Ils commençaient à subir de

lourdes pertes et se cachèrent dans les trous d'obus; nous fûmes obligés de 

                                           225

remettre nos ceinturons. A ce moment, je fus furieux contre ces Anglais qui

n'avaient pas réussi à nous mettre le grappin dessus.

Malgré ]'obscurité, je nettoyai la mitrailleuse pour que personne ne puisse

s'apercevoir qu'il s'y trouvait un peu de terre. J'armai la pièce et, de rage, y fis

passer une bande de munitions. Ensuite, on s'endormit dans notre abri

mouillé, jusqu'à l'aube.

  Au lever du jour, les Anglais recommencèrent à tirer comme des fous. Cela

dura près d'une heure. Après, tout redevint assez tranquille. Une belle

journée de printemps s'annonçait. Le soleil rayonnait, lumineux: et clair. Quel

contraste! La nature s'éveillait à présent à une vie nouvelle et ces pauvres

hommes, rendus fous furieux, se massacraient mutuellement et pourtant tous

avaient tellement envie de vivre. Mais des millions d'hommes devaient obéir

et se plier à la volonté obstinée de quelques grands. On ne pouvait rien y

changer. Si on refusait d'obéir, on était tout simplement fusillé. Si on obéissait,

on risquait aussi d'être tué, mais avec une chance de s'en sortir. Alors, il

fallait obéir à contrecoeur.

     Vers dix heures du matin, un homme vint vers nous en rampant pour faire

savoir que le capitaine venait d'être retrouvé gravement blessé. Il était couché

depuis la veille, seul et abandonné dans les roseaux d'un canal d'écoulement.

Celui qui se déclarerait volontaire pour le ramener serait nommé au grade

supérieur et décoré de la croix de fer. Parmi les hommes de ma mitrailleuse,

le pointeur Lang se présenta et, de l'autre mitrailleuse, le caporal Beek, un

Lorrain. Lang dit: « Sije m'en tire, en tout cas,je ne reviendrai pas.» « Cela va

de soi », lui dis-je. Ils partirent tous deux en rampant. Le capitaine avait

sûrement été blessé lorsqu'il nous avait quittés pour rejoindre la section de

réserve.

     Vers midi, la soif se mit à nous tourmenter. J'avais bu une partie de mon café

et distribué le reste à mes mitrailleurs. Nous avons aperçu non loin de nous un

imposant trou d'obus. Un des nôtres se mit à ramper dans cette direction,

muni d'une casserole, et trouva, comme il l'avait justement présumé, un peu

d'eau amassée dans le fond. Il disparut dans le trou, pour reparaître tout de

suite avec sa casserole et nous rejoindre. Mais quel jus il nous rapporta là!

Une véritable bouillasse … On mit un mouchoir sur une autre casserole pour

y faire passer l'eau et la purifier un peu. Puis chacun savoura quelques

gorgées de cette boisson dégoûtante.

     Je me mis ensuite à observer le secteur, protégé par la mitrailleuse bien

retranchée. Tout autour de moi, la terre profondément bouleversée et les trous

d'obus. Partout gisaient les cadavres des soldats morts. Devant nous, l'avion

brûlé et, un peu plus loin, le char anglais criblé de balles; à un kilomètre de

distance, le village détruit de Cachy que nous aurions dû occuper la veille ainsi

que sa bordure est. Ainsi notre attaque avait-elle échoué, bien que nous ayons

pris huit cents mètres aux Anglais et que, comme on nous le disait, nous ayons

fait deux mille prisonniers. J'étais à présent persuadé qu'il n'y avait plus

grand-chose à ébranler sur le front anglo-franco-américain. Sur notre droite

                                       226

à deux kilomètres, le village de Villers-Bretonneux n'était plus qu'un amas de

ruines. Avec mes jumelles,je scrutai le front anglais dans toutes les directions.

Je ne vis pas le moindre signe de vie, si ce n'était les nuages de fumée des obus

de l'artillerie allemande qui s'élevaient dans le ciel. Au-dessus de nous se

déroulait un violent combat aérien, auquel participaient plus de trente avions.

Trois d'entre eux s'écrasèrent, deux en flammes tandis que le troisième

descendit en flèche.

Nous fûmes interpellés par les hommes de l'autre mitrailleuse: ils voulaient

savoir s'il nous restait quelque chose à boire. Ils étaient sur le point de mourir

de soif. Un de mes hommes répondit qu'un peu d'eau s'était peut-être de

nouveau amassé dans le grand trou d'obus, là où nous en avions déjà cherché.

Le tireur Schroback, un jeune Berlinois effronté, rampa dans cette direction

et disparut dans l'entonnoir; il reparut bientôt avec une marmite pleine d'eau

et voulut rejoindre ses camarades en quelques bonds. A cet instant, un obus

sima au-dessus de nous et éclata à peine deux mètres derrière. Effrayés, nous

nous aplatîmes le plus possible. Puis, je levai la tête et vis Schroback inanimé,

à deux mètres au-delà du nouveau trou d'obus. Comme je ne savais pas s'il

était mort ou tout simplement évanoui, je rampai vers lui pour vérifier. Mais

tout secours était vain, Schroback avait reçu plusieurs éclats d'obus dans le

ventre et ses intestins en sortaient; il était mort. D'une façon inattendue,

notre artillerie entreprit un tir de barrage entre les deux lignes. Un véritable

mur d'obus, de fumée et de mottes de terre volant en tous sens nous sépara des

Anglais. Peu à peu, la force du feu faiblit. Vers quatre heures de l'après-midi,

un obus allemand tiré trop court éclata soudain trois mètres à peine à côté de

nous. Bientôt vint un deuxième qui éclata exactement à côté du trou où se

trouvait l'autre mitrailleuse et recouvrit presque tous ses servants de terre.

Un autre obus explosa et puis un autre encore. Je dis à mes hommes:« Mettez

votre sac, prenez le masque à gaz et le casque lourd, on va ramper vers

l'arrière: je ne veux pas être tué par nos propres canons!- On se mit en

mouvement en rampant. Comme les obus pleuvaient de plus en plus fort, nous

avons dû reculer de près de deux cents mètres. Pour finir, on s'est tapis dans

un trou, tandis que notre mitrailleuse était restée devant. Entre-temps, tous

les soldats des avant-postes étaient revenus en rampant sans que les Anglais

ne remarquent rien.

     Cependant, le fait d'avoir abandonné notre mitrailleuse me mettait mal à

l'aise. Je dis au caporal qui m'avait été affecté pendant la nuit: «Tu viens

chercher l'engin avec moi, Fritz ?». Pourquoi pas », me répondit-il. Nous nous

étions mis une sangle à la ceinture et étions sur le point de sortir de notre abri

lorsque l'adjoint de la compagnie, le lieutenant Knapp, vint à passer près de

nous en rampant et nous demanda où on allait ainsi. Je lui dis que nous

voulions rechercher notre mitrailleuse que nous avions laissée à l'avant du

fait du bombardement par notre propre artillerie. Il nous recommanda d'être

prudents. Puis on rampa vers les lignes. Ce n'était pas une mince affaire que

de se déplacer sur cette terre cent fois retournée. Nous devions éviter quantité

                                        227

de cadavres de soldats morts pour une cause perdue. Nous arrivâmes enfin

près de notre engin. D'abord on se reposa dans le trou, puis on le renversa hors

du trou. Je fixai deux caisses de munitions sur le traîneau, on attacha les

sangles pour traîner ce fardeau, tout cela en rampant. Fatigués et couverts de

poussière, on revint enfin auprès des nôtres. Le lieutenant Knapp vint de

nouveau à côté de nous et vit que nous avions récupéré notre mitrailleuse. Il

nota mon nom, mit une croix à côté et dit que j'allais recevoir la croix de fer de

première classe.

    La nuit tomba lentement, puis il fit nuit noire. J'espérais que nous serions

relevés durant la nuit. Mais les heures passèrent et il n'en fut rien. Les Anglais

effectuaient de nouveau un formidable tir de barrage derrière nous. Ils semblaient

ne pas être à court de munitions. Il se mit à pleuvoir, d'abord doucement

puis de plus en plus fort. Il ne me paraissait pas indiqué de mettre mon

manteau car, au cas où nous aurions à nous replier, il me gênerait. Peu à peu,

on fut trempés jusqu'aux os et une boue gluante se forma dans notre trou. On

grelottait mais on n'osait pas courir pour se réchauffer car des obus éclataient

de temps en temps et les Anglais arrosaient régulièrement le terrain à la

mitrailleuse. Il fallait toujours qu'un homme de l'équipe ouvre l'oeil.

Soudain, le soldat de garde me réveilla: « La relève arrive.. Je me levai

immédiatement: « Dieu soit loué … » Cependant, l'idée du retour à découvert

en devant couper le tir de barrage anglais derrière nous n'était pas pour me

rassurer. La relève nous poussa à faire vite, car elle voulait occuper notre abri.

Je donnai l'ordre de laisser sur place les caisses de munitions avec le traîneau

et d'emmener seulement la mitrailleuse qui serait portée à tour de rôle. Mes

hommes se montrèrent très réjouis car ils n'avaient pas à traîner le matériel

lourd.

     Comme il faisait assez sombre et qu'il pleuvait sans arrêt, on trébuchait

souvent sur des trous d'obus. On restait ensemble, en s'interpellant les uns les

autres. Partout, des ombres passaient furtivement, car les débris de toute la

division étaient en train de refluer vers l'arrière. Soudain, j'entendis loin

devant nous une voix gémissante : « Camarades, ramenez-moi avec vous, pour

l'amour de Dieu, j'ai une femme et trois enfants en bas âge. » Le pauvre blessé

qui était étendu là, sans secours, avait sans doute vu les soldats refluer. Je dis

à mes hommes: « Celui-là, on va I'emmener.» Comme je n'entendais plus rien,

je criai: « Où est donc le blessé ?» « Ici.» Je me penchai avec un autre soldat

pour le relever. Au même moment, quatre gros calibres anglais tombèrent

juste à côté de nous, si bien que la pression du souffle et la peur nous firent

nous jeter contre terre. Nous avons couru aussi vite que possible à travers les

mottes de terre qui nous tombaient dessus en bourdonnant, pour sortir de

cette zone dangereuse. Nous avions abandonné le pauvre blessé.

Nous étions dispersés, un seul des hommes était avec moi. En nous appelant

les uns les autres, on se retrouva au complet. On entendit juste à côté de nous:

« z- compagnie de mitrailleurs, rassemblement ici !» C'était la voix du lieutenant

Strohmayer; on prit sa direction. Le lieutenant, qui était moralement à

                                               228

plat, donna ordre, lorsque les restes de la compagnie furent rassemblés, de

marcher parallèlement au front, au lieu de reculer. Je dis: «Mon lieutenant,

l'incendie que nous voyons d'ici, c'est le village de Marcelcave et c'est là que

nous devons aller? »Le lieutenant, qui ne savait plus où donner de la tête, dit:

« Ah ? faites ce que vous voulez. » L'instant d'après, tout le monde se trouva à

terre; quatre obus lourds étaient tombés, tout près de nous. Je me mis à crier:

« Personne n'est blessé ?» « Non »,me fit-on. «La compagnie obéit au commandement

du sous-officier Richert, criai-je, tout le monde se dirige vers l'arrière,

le plus vite possible, en direction de l'incendie. »

Le lieutenant Strohmayer marchait pesamment derrière moi, comme un

homme ivre. Bien que de nombreux obus éclataient encore à proximité, nous

sommes tous arrivés sains et saufs à l'arrière. On ne pouvait avancer que

lentement sur ce terrain détrempé par la pluie tant la boue gluante nous

collait aux bottes. Nous atteignîmes enfin la route conduisant à Marcelcave.

J'entendis appeler dans le bas-côté de la chaussée: « Fritz! Fritz !- et

quelques mots encore que je ne saisis pas. Je compris tout de suite qu'un

Anglais blessé devait être couché là. Je dis «Tommy» et descendis dans le

fossé. J'avais deviné juste ; il y avait là un Anglais, la jambe bandée, qui s'était

apparemment traîné jusqu'ici et ne pouvait aller plus loin par fatigue et

faiblesse. Je dis à l'un de mes hommes de porter mon sac, fis signe à l'Anglais

de grimper sur mon dos et m'agenouillai devant lui. Le tommy comprit tout de

suite, me grimpa sur le dos et accrocha ses bras autour de mon cou, tandis que

je tenais ses genoux. L'Anglais était un garçon frêle, pesant à peine cinquante

kilos. Malgré cela,je transpirai bientôt sous son poids. J'entendis derrière moi

le bruit d'une voiture. Lorsqu'elle nous eut rejoint, je couchai l'Anglais par

terre, saisis les rênes du cheval pour l'arrêter. « Qu'est-ce qui se passe ?«

demandèrent les deux infirmiers assis sur le siège. «J'ai avec moi un blessé

que vous pouvez emmener. » Ils répondirent qu'ils n'avaient plus de place et

que la voiture était déjà surchargée. Je dis que le blessé n'avait qu'une balle

dans la jambe et qu'il pouvait s'asseoir sur le siège de devant. Je pris l'Anglais

et le mis sur la voiture; les infirmiers commencèrent à s'occuper de lui. Ce

n'est qu'alors qu'ils virent qu'il s'agissait d'un Anglais.

Je me mis à courir après la compagnie que je rejoignis bientôt. Comme nous

approchions de Marcelcave, de nombreux obus anglais volèrent au-dessus de

nous pour éclater soit dans le village, soit juste en bordure de l'agglomération.

Je criai: « Deuxième compagnie de mitrailleurs, halte! Nous devons contourner

le village, par la droite, pour éviter les obus.» On passa de nouveau à

travers les labours trempés de pluie. On s'approcha d'une forêt déchiquetée

par la mitraille. Soudain, on entendit devant nous une détonation si violente

que presque tous se jetèrent d'instinct par terre. Une batterie lourde allemande

camouflée dans la forêt venait de tirer une salve. C'était elle qui avait causé

ce vacarme.

Au-delà du village, on atteignit la route qui menait plus loin vers l'arrière et

qui se trouvait toujours à portée de canon des Anglais. Nous hâtions le pas

                                     229

 pour nous mettre enfin en sécurité. On passa par un village dans lequel la

plupart des maisons étaient indemnes. Puis, on passa par un coin de forêt où

campait l'adjudant de compagnie, les conducteurs et les chevaux. Là, on nous

servit du café chaud, quelque chose à manger, du schnaps et des cigarettes.

Nous étions vraiment dans un sale état, tout couverts de boue, mouillés des

pieds à la tête. L'adjudant nous dit: « Vous semblez en avoir vu de toutes les

couleurs. J'ai déjà entendu dire que le chef d'escadron n'a pas survécu.»

Chaque chef de pièce dut indiquer ses pertes en hommes. On étendit nos toiles

de tentes au soleil, on enleva nos vareuses trempées pour nous couvrir de nos

capotes et on s'étendit pour dormir aussitôt. Au cours des dernières quarante huit

heures, nous n'avions que très peu dormi, et l'énervement nous avait

complètement épuisés.

Au cours de l'après-midi, deux obus anglais de très gros calibre tombèrent

soudain devant nous, à la lisière du bois. «Bon Dieu, même ici on n'est pas

fichu d'avoir la paix?. Ils furent suivis par deux autres, juste après. Cette foisci,

les obus éclatèrent à seulement cent mètres de nous. «Les gars, prenez

votre casque lourd et vos masques à gaz, on est juste dans la ligne de tir. On

va vite se déplacer vers la droite.» Et nous quittâmes notre position en

courant. Un obus tomba sur les véhicules. Une voiture d'artillerie fut totalement

mise en miettes, ainsi que deux chevaux et le fantassin qui gardait les

bêtes au pâturage. Puis vint une longue accalmie et on en profita pour

rejoindre la compagnie; mais on était sans cesse sur le qui-vive, car d'autres

obus pouvaient à tout moment nous tomber dessus.

Les soldats écorchèrent les deux chevaux tués; la viande fut coupée et on en

fit du hachis qui, mélangé à du sel, fut aussitôt dévoré par tout le monde.

Vers le soir, je vis l'agent de liaison, un Bas-Rhinois, venir vers nous à

travers la forêt. Comme il me connaissait bien, il me fit signe et me dit : «Tu

ne le croiras pas, mais ce soir vous devrez occuper la position de réserve

avant.. «Quoi? lui dis-je. Mais nous ne sommes revenus que ce matin!.

«C'est vrai, dit l'agent de liaison, mais voici l'ordre, regarde}. Il m'est

impossible d'exprimer l'horreur que me causa l'idée de retourner en première

ligne. Les lignes de réserve étaient les plus exposées aux tirs d'artillerie. Je me

rendis chez l'adjudant Bar et le sous-officier Peters et leur racontai cequi nous

attendait. Tous deux en furent comme pétrifiés d'effroi. On essaya d'imaginer

un moyen de s'en tirer. Il n'était pas possible de fuir, mais nous ne voulions pas

non plus obéir.

Je vis par hasard, près de la roulante, un seau à moitié rempli de schnaps

misérable. Je leur dis immédiatement: «J'ai la solution !» Je cherchai ma

gamelle et la plongeai en douce dans le seau à schnaps. J'en avais presque

deux litres dans le récipient. On alla dans les broussailles où on s'enivra, à

contrecoeur, mais tant et si bien que bientôt on ne put plus tenir debout. On se

dirigea en titubant vers la compagnie où on se coucha par terre. La compagnie

fut rassemblée et l'adjudant donna lecture de l'ordre. En nous voyant couchés

tous les trois, il comprit tout de suite de quoi il retournait, mais ne dit pas

                                  230

grand-chose. Cependant, le lieutenant Strohmayer, qui avait repris le commandement

de la compagnie, n'en finit pas de nous couvrir d'injures.

       A ce moment le sous-officier Peters se leva, s'empara d'une grande pelle et,

en chancelant, se dirigea vers le lieutenant. Levant la pelle, il cria: « Si

monsieur Strohmayer donne de nouveau un ordre aussi stupide que l'autre

nuit, je lui fracasse le crâne.» Le lieutenant tira son pistolet, mais Peters

trébucha, tomba et resta couché.

      Tandis que la compagnie se mettait en marche, ses trois héros étaient dans

la forêt en train de dormir.

       Le lendemain, nous nous sommes levés la tête lourde. L'adjudant de la

compagnie nous fit remarquer que ce n'était quand même pas très bien de

notre part. Je lui répondis: «C'était trop nous demander», et il nous donna

complètement raison.

       La compagnie revint de l'avant, elle n'avait à déplorer qu'un mort et trois

blessés; elle avait eu de la chance.

On resta toute la journée et jusqu'à la nuit dans la forêt. On nous dit que

nous allions à Harbonnières en cantonnement. Je dis à mon caporal: «Toi,

Fritz, tu prends le commandement de la mitrailleuse. Je vais vers l'avant.

Peut-être que je vais trouver là-bas quelque chose à manger ou un bon logis. »

Je partis donc en compagnie des sous-officiers Peters et Schultz.

       Il faisait noir comme dans un four et on dut souvent demander notre chemin

à des soldats qui passaient par là. On arriva enfin à Harbonnières. Tout était

bourré, car les débris de notre division étaient cantonnés là, en plus d'une

division qui venait d'arriver de Russie. Enfin, on trouva une cuisine vide.

J'entendis parler dans la pièce: c'était des chauffeurs de la colonne des

camions. Je leur demandai s'ils avaient quelque chose à manger pour moi et

mes deux camarades. Ils me répondirent grossièrement. On échangea des

mots, je les traitai de vieux cochons de planqués et on faillit en venir aux

mains. Cependant mon pistolet et l'arrivée des deux autres sous-officiers leur

imposèrent la prudence.

        Mais où dormir maintenant? Le revêtement de briques de la cuisine ne

faisait pas notre affaire; on s'empara du vieux buffet, on le renversa, le vida

de ses étagères, et on se coucha dedans. Notre «lit» était bien étroit et il fallait

s'y tenir de côté. Comme nous avions dormi un moment, j'éprouvai un besoin

pressant. Je pris une lampe de poche et sortis par la petite porte. Je vis là un

petit bâtiment qui ressemblait à une buanderie d'où il me semblait entendre

un ronflement sonore. Je m'approchai doucement de la porte vitrée, et

appuyai sur la poignée. La porte était fermée à clé. Je vis qu'un coin de la vitre

était cassé et, avec la lampe de poche, j'inspectai l'intérieur. Je bondis presque

de joie. Sur une table, juste en face de la porte, il y avait un beau tas de pains,

à côté de boîtes de trois quart de kilo de saucisse de foie, sans compter les

boîtes de cigares et de cigarettes. C'était évidemment le ravitaillement du

groupe de camionneurs. J'allai doucement vers mes camarades et les réveillai:

«Il faut qu'on déménage », leur dis-je. «T'es fou ou quoi?» me répondi-

                                 231

rent-ils. Je leur fis part de ma découverte. Ils ne tardèrent pas à se lever. On

se prépara en silence et, sur la pointe des pieds, on se dirigea vers la porte. Je

passai la main à travers le trou de la vitre et tirai le verrou. J'ouvris lentement

la porte et entrai à pas feutrés. Je tendis à mes deux compères trois pains,

deux boîtes de cent cigarettes et pris trois boîtes de pâtés. On repartit comme

on était venus. Le dormeur qui continuait à ronfler fut sans doute passablement

étonné de découvrir l'état de ses stocks au réveil. Après avoir longuement

cherché, on trouva enfin refuge dans une grange. A la lueur d'une

bougie, on se mit à déguster notre butin.

     Le lendemain matin, on partit à la recherche de la compagnie pour la

trouver enfin, installée sous un hangar. Mes hommes étaient légèrement

contrariés parce que je les avais laissés tomber mais, lorsque je sortis les pains

et la boîte de trois livres de pâté de foie, tous furent ravis et se servirent

bravement jusqu'à ce que pain et saucisse eurent disparu. Je donnai encore

dix cigarettes à chacun.

     Dans la journée, l'artilleur Lang qui avait aidé à transporter le corps du

capitaine vint chez moi. Il me dit que ce dernier les avait encore reconnus. Ils

l'avaient d'abord déposé sur une toile de tente et tiré derrière eux, tout en

rampant. Un peu plus loin, ils avaient trouvé, dans un creux de terrain, une

civière sur laquelle gisait un mort. Ils avaient déposé ce dernier par terre et

mis à la place le commandant, qu'ils avaient transporté jusqu'au médecin, à

Marcelcave. Lorsque ce dernier arriva, le blessé venait d'expirer. Lang et ses

trois camarades avaient traîné de-ci de-là à l'arrière jusqu'à ce que la compagnie

fût relevée. Dans l'après-midi, la compagnie fut rassemblée pour les

obsèques de l'officier qui fut inhumé au cimetière militaire de Harbonnières

où reposaient déjà des milliers de pauvres victimes du militarisme européen.

Naturellement, il y eut un discours où il fut question de patrie, de mort

héroïque, d'honneur et de la reconnaissance éternelle du Vaterland.

    Après l'enterrement, Joseph Hoffert vint me voir, car il ne savait pas ce que

j'étais devenu en première ligne. Je lui racontai que le lieutenant Orschel, qui,

avant-guerre, avait été garde-frontière dans notre village natal, se trouvait à

la r- compagnie de mitrailleurs de mon régiment. Sur-le-champ, on se mit en

route pour lui rendre visite. On trouva rapidement la 1re compagnie.

On nous apprit qu'Orschel avait été blessé gravement par une grenade, qu'il

avait encore vécu un jour avant de mourir et qu'on était en train de l'inhumer

au cimetière militaire. C'était pour nous une triste nouvelle. Nous nous

sommes rendus au cimetière, mais Orschel était déjà enterré. Sa tombe se

trouvait à côté de celle de notre commandant de compagnie, le baron Gotz von

Reisswitz.

      On amenait sans cesse de nouvelles victimes au cimetière, certaines affreusement

défigurées. On publia les pertes de la division: elle avait perdu

soixante-cinq pour cent de ses effectifs; des trente-deux officiers qui avaient

participé à l'attaque, vingt-deux étaient tombés. Des quarante-quatre hommes

de la compagnie de sapeurs de mon bataillon, quatre seulement étaient  

                                    232

revenus. Les autres, morts ou blessés. Ma compagnie avait eu beaucoup de

chance, car plus de la moitié s'en était tirée sans dommage.

      Le lendemain, le régiment fut réuni pour l'appel. Les restes du 332e devaient

se rassembler sur un pré, à côté de la petite ville. Puis, le général de division

arriva, à cheval: c'était le général von Adams, un homme au visage désagréable,

unanimement haï à cause de son manque de scrupules et de sa brutalité:

«Garde à vous, regardez à droite! » Tout le monde devait regarder ce bonhomme.

«Bonjour, les enfants}. dit-il pour nous saluer. Je pensai: «Maudit

massacreur, tu oses nous appeler tes enfants, alors que beaucoup sont morts

inutilement sous tes ordres et à cause de ta brutalité de gredin stipendié.»

Suivit une allocution toute ruisselante de nationalisme, de militarisme, de

mort héroïque. «Même si nous n'avons pas atteint le but de notre offensive,

nous avons montré aux Britanniques ce que le courage et l'enthousiasme

allemands pouvaient faire." En réalité, il n'y avait jamais trace de courage. La

peur de la mort dépasse tous les autres sentiments et seul l'effroyable

contrainte pousse le soldat en avant.

     A l'appel, on distribua des décorations. Près de soixante hommes du

régiment furent décorés de la croix de fer de deuxième classe. Deux croix de fer

de première classe furent décernées, naturellement à des officiers. A leurs

appointements élevés correspondaient bien sûr des décorations équivalentes.

Après, on eut tous le droit de rentrer dans notre hangar.

   Pendant la nuit, j'entendis le vrombissement de plusieurs avions anglais

au-dessus de la petite ville. Je le reconnaissais au son chantant des moteurs.

A chaque instant, on attendait le sifflement et l'éclatement des bombes. Se

sauver n'avait aucun sens, le mieux était de rester couché sur place. Si on

attrapait un coup au but, c'était fini pour nous. Si la bombe ne nous tombait

pas dessus, tant mieux.

   Soudain le mugissement et le sifflement des bombes. Tout le monde rentra

la tête dans les épaules. Puis cela fit crach, crach, crach, Heureusement elles

ne tombèrent pas tout près de nous. Le lendemain matin, on apprit que

plusieurs hommes et des chevaux avaient été tués.

Harbonnières, à près de quinze kilomètres derrière le front, avait été

jusqu'à ce jour préservé des tirs d'artillerie. Mais soudain, le 30 avril, deux

obus de gros calibre arrivèrent en siffiant et explosèrent avec un bruit

effroyable, en plein milieu de la petite ville. Tout le monde fut immédiatement

pris de panique. Et tout de suite arrivèrent deux autres monstres qui ajoutèrent

encore au désordre. «Préparez-vous à partir! » Rapidement, on chargea

nos affaires. Les chevaux furent attelés et on s'en alla plus loin vers l'arrière.

Les rues grouillaient de soldats, d'officiers et de voitures. Tout le monde

voulait se mettre à l'abri, aussi vite que possible. Les obus tombaient sans

cesse, détruisant complètement des maisons ou creusant d'énormes trous

dans les jardins. Enfin, on laissa la localité et le danger derrière nous. Sur la

route qui nous conduisait vers l'arrière, c'était une véritable migration. Puis

la deuxième compagnie reçut l'ordre de se rendre à Framerville. Ce village se

                                           233

trouve cinq kilomètres derrière Harbonnières. Depuis la bataille de la Somme,

il était à moitié détruit car situé en bordure de la région dans laquelle les

combats avaient fait rage. De Framerville à La Fère, sur une distance de

soixante kilomètres, pas une seule maison debout. Tout avait été détruit par

les bombes ou dynamité par les Allemands lors de leur retraite de 1917.

    Notre compagnie prit ses quartiers au château de Framerville. En fait, ce

château était à moitié détruit et n'avait ni portes ni fenêtres; par temps de

pluie, nous étions obligés de monter nos tentes dans les chambres. Le village

se remplit peu à peu de soldats. Les Anglais, qui semblaient le savoir,

envoyaient presque chaque nuit leurs escadrilles d'avions nous arroser de

bombes. On pouvait à peine dormir tranquille. Notre division organisa une

fete sportive pour stimuler les soldats et leur remonter le moral. Tout homme

qui croyait pouvoir réaliser une performance pouvait se faire inscrire. Je me

présentai pour le lancer de grenade à main, pour le saut en longueur avec

tremplin et pour le parcours du combattant.

     Notre fête commença à neuf heures. Le terrain de sport était en fait bien

camouflé par une petite forêt; ainsi, les ballons-sondes anglais ne pouvaient

pas apercevoir ce rassemblement de masse. Une escadrille allemande croisait

en permanence au-dessus du terrain pour écarter toute tentative d'attaque

aérienne anglaise. Très nombreux étaient ceux à s'être inscrits à la course

d'obstacles. On partit quatre par quatre, le temps de chacun étant chronométré.

Je partis dans le 4"groupe. Comme j'avais déjà essayé, la veille au soir, la

façon la plus rapide de passer les obstacles, je me retrouvai très vite loin

devant. Je filai comme le vent vers l'arrivée où je préservai deux petites

longueurs d'avance. J'étais épuisé et dus m'allonger par terre pour récupérer.

Puis vint le saut en longueur, puis le saut en hauteur. Ensuite, on passa au

lancer de grenades. La cible,en fait un épouvantail revêtu d'un vieil uniforme,

était à quarante cinq mètres. Évidemment, on ne lançait pas de vraies

grenades, mais des grenades d'exercice. Je réussis à lancer la mienne tout près

du but et espérais bien remporter l'un des prix. Puis il y eut une course en sac

où on crut mourir de rire. Puis vint encore un concours d'escalade de mât de

cocagne. Enfin, on mit côte à côte deux, puis trois, puis quatre chevaux pardessus

lesquels il fallait sauter. Seuls les meilleurs gymnastes participèrent

à ce dernier exercice. Tout ça était passionnant et on en oubliait presque qu'on

se trouvait en pleine guerre. On arriva à la remise des prix. Je reçus le 6e prix

du parcours du combattant, une bouteille de cognac. Au lancer de grenades, le

8e prix, un bel étui garni de bons cigares. Le terrain de jeux se vida peu à peu,

et tous rejoignirent leurs quartiers. En chemin, le grondement lointain des

feux roulants nous rappela que la guerre continuait.

       Il y avait à Framerville environ cent prisonniers français et anglais qui

devaient faire toutes sortes de travaux. Les Français ne pouvaient pas

supporter les Anglais et mettaient sur leur dos le fait que la guerre ne soit pas

encore finie. Je donnais souvent des cigarettes aux Français, qui me remerciaient

beaucoup. Peu de temps après, on fut informés qu'on recevrait tant et  

                                        234

tant d'argent par kilo de plomb, cuivre, zinc, fer-blanc, etc., amené à un point

de collecte dans le village. Le saccage qui suivit est indescriptible. Toutes !PH

poignées de porte, de fenêtre furent démontées, les ustensiles de cuisine on

cuivre confisqués, des toits entiers démontés et transportés pièce par pièce.

Certains soldats reçurent plus de cent marks pour leur vol. ils s'attaquèrent.

finalement aux cloches de l'église. Il y avait un certain nombre de spécialistes

du démontage des cloches d'églises en territoire occupé. Je dis au lieutenant

Strohmayer que je trouvais inadmissible de s'attaquer aux cloches.« Qu'est-ce

que vous voulez, tous les moyens sont bons pour défendre une juste cause! ••

C'était l'excuse typique.

   Des renforts nous furent envoyés d'Allemagne au bout de douze jours de

séjour à Framerville. La rumeur disait que nous allions rejoindre le front le

lendemain. On avait peur. Juste à côté du village, il y avait un aérodrome où

étaient stationnés quatorze avions. Ils étaient employés à combattre les

avions anglais ou, la nuit, bombarder les positions ennemies. Cet après-midi là,

je me rendis avec le soldat Fritz Kessler au mess des aviateurs pour acheter

des cigarettes que je comptais fumer au front. En marchant, on vit deux gros

schrapnels exploser haut dans le ciel. Il nous semblait que l'artillerie n'avait

encore jamais tiré aussi loin derrière le front. «Fritz, fais attention, ça va

claquer 1>. «Ça m'étonnerait pas, répondit-il, mais de toute façon, dès qu'on

sera au front on en verra d'autres! », On acheta nos cigarettes et on repartit

tranquillement vers la compagnie. C'était un jour de mai magnifique, l'air

était clair, chaud et épicé. Quel plaisir de vivre!

    «Tu te rends compte comme on pourrait être heureux, me dit Fritz, et au

lieu de ça on se tue les uns les autres comme des imbéciles. » On se jeta aussitôt

sur le sol, après avoir entendu le bourdonnement de deux obus de gros calibre

et, juste après, leur terrible explosion. Un des obus éclata en plein milieu des

avions, si bien que leurs débris se mirent à voler dans tous les sens. L'autre

avait explosé dans la cour d'une maison où était stationnée la musique d'un

régiment d'artillerie. Comme on l'apprit par la suite, il y eut plusieurs tués et

blessés. Tout le monde quitta le village à toutes jambes. On rejoignit notre

compagnie au pas de course. Les chevaux étaient déjà attelés. On laissa le

village derrière nous. On y entendait les explosions retentissantes des obus de

gros calibre. On attendit la venue du soir dans un chemin creux.

    Puis on reprit la direction du front. On avança sur une très bonne et très

large route qui conduisait à Amiens et qui s'appelait la voie romaine. Lorsqu'il

commença à faire sombre, je pus voir au loin, devant nous, les lueurs des

schrapnels. Là aussi, il y avait donc du grabuge. On arriva sans dommage au

village de Warfusée-Abancourt où nous descendîmes les mitrailleuses et le

matériel. Deux guides venant du front nous attendaient. Nous n'avons pas

traversé le village qui se trouvait souvent sous le feu de l'artillerie anglaise.

Les deux guides nous le firent contourner en longeant un repli de terrain.

Plusieurs batteries allemandes étaient installées dans ce coin. Comme il ne

faisait pas tout à fait nuit, nous distinguions encore quelques ballons captifs

                                         235

anglais qui nous observaient. Les chefs de batterie nous injuriaient et nous

maudissaient, disant que c'était notre faute si les Anglais allaient repérer

leurs batteries.

    La nuit vint à tomber et nous avions peine à rester groupés. Sur ce terrain,

on se retrouvait aussi bête qu'un jeune veau quittant pour la première foisson

étable. On trébuchait sans cesse dans les trous d'obus. Les soldats transpiraient

beaucoup sous le poids de leur barda et commençaient à être de

mauvaise humeur et à maugréer. Les fusées éclairantes nous aveuglaient. A

l'arrière du front anglais, on voyait souvent des quantités d'éclairs traverser

nerveusement le ciel. Puis suivaient le sifflement et l'explosion des schrapnels

et des obus. C'était là ces attaques surprise, tant redoutées, de l'artillerie

anglaise. Elle ne duraient jamais plus de deux à trois minutes, cessaient puis

s'abattaient sur un autre point du front. Nous avions à présent contourné le

village pour rejoindre la route. Lorsque nous avons voulu la traverser, on s'est

retrouvés soudain en pleine attaque d'artillerie anglaise. Rapides comme

l'éclair, on se jeta tous dans le bas-côté.

       Je me serrai contre le talus, tenant les deux caissons d'eau et ma grande

pelle au-dessus de ma tête pour me protéger tant bien que mal des éclats, mais

quels sifflements et quel bruit autour de nous! On s'attendait à être touchés

à chaque instant. Plusieurs obus éclatèrent sur la chaussée. Ils arrachèrent

des monceaux de pierres qui se mirent à tourbillonner pour tomber en

crépitant. Tout à coup, les tirs cessèrent aussi soudainement qu'ils avaient

commencé. Nous respirions, soulagés, et tous demandaient si quelqu'un avait

été touché. Comme par miracle, tous étaient sains et saufs. On poursuivit

notre marche pour arriver sur la ligne du front disposée en profondeur.

Disposition en profondeur signifie que les soldats sont disséminés partout, sur

une profondeur de six cents à huit cents mètres, tout le long du front; des

fantassins, des mitrailleuses légères et lourdes qui occupent les nids de

mitrailleuses, des lance-flammes, etc. Les soldats sont tapis dans des trous

d'obus ou dans des trous qu'ils ont creusés eux-mêmes. Tenir ici une tranchée

continue eût été impossible, car celle-ci aurait vite été repérée et bombardée

par l'ennemi et personne n'aurait survécu. La disposition en profondeur oblige

l'artillerie à disperser son tir au hasard et sans but précis sur tout le champ de

bataille, ce qui cause aussi des pertes, bien sûr, car ce dispositif ne prévoit ni

abri, ni barbelés, ni autres protections.

         Parmi les soldats accroupis dans les trous, quelques-uns demandaient de

quel régiment nous faisions partie et s'ils allaient bientôt être relevés. Tous

avaient déjà mis leurs sacs, comme pour courir immédiatement vers l'arrière,

dès qu'en viendrait l'ordre. On dut se coucher par terre, sans attendre, car les

Anglais commençaient à balayer le terrain avec leurs mitrailleuses. On arriva

cependant sans encombres au nid de mitrailleuses Hibou. Immédiatement,

les soldats qui occupaient le nid sortirent de leurs trous et disparurent dans

l'obscurité. Nous étions heureux d'être abrités dans ces nids, quand même à

peu près protégés.

 

            Dans le nid de mitrailleuses Hibou, mai 1918         

 

Le nid de mitrailleuses Hibou était un simple trou d'obus qui avait été

arrangé en forme de carré, et où le poste de la mitrailleuse était creusé à

l'avant. Dans l'obscurité, il était impossible de s'orienter. En plus, personne

ne pouvait nous dire si nous étions en première ligne, à quelle distance se

trouvaient les Anglais et ce qui se passait ici. On tombait là comme du ciel.

Je lançai une fusée éclairante; mais pour voir quoi? Autour de nous un

champ parsemé de trous d'obus, à part ça rien, comme si nous étions seuls

au monde. Et pourtant, dans ces trous, il y avait des milliers de soldats. On

eut encore la poisse de voir s'installer dans notre trou le nouveau commandant

de notre compagnie. Finie la cordialité bien sûr, car ces gaillards ont

toujours besoin de commander à tout propos ou de chicaner les petits.

L'autre mitrailleuse de notre section, sous la conduite du sous-officier

Krâmer, était installée à quatre mètres seulement et faisait également

partie du nid de mitrailleuses Hibou. Vers le matin, plusieurs obus éclatèrent

tout près; cela nous mit passablement en émoi car un tir qui fait

mouche met tout en pièces et la perspective d'être déchiqueté n'a évidemment

rien d'agréable.

Comme le jour commençait à se lever, je pointai ma tête un moment pour

m'orienter. Je ne vis que les champs dévastés par la mitraille et ne pus me

rendre compte où se trouvait le front avancé allemand, ni où pouvaient bien

se trouver les Anglais. A près de cent mètres sur notre gauche, il y avait la

route, et à huit cents mètres devant, la petite ville de Villers-Bretonneux qui

n'était plus qu'un tas de ruines. Et plus à gauche, le village de Cachy que

nous aurions dû conquérir lors de notre attaque du 24 avril. Derrière nous,

il y avait le village dévasté d'Aboncourt. C'était tout. Un grand nombre de

ballons captifs anglais s'élevaient en l'air. On en compta vingt-huit. Notre

chef de compagnie estima nécessaire de se faire creuser un abri plus

confortable. Nous devions, à partir du trou, descendre quatre ou cinq

marches, puis creuser une espèce de four où il entendait habiter. J'aurais

aimé taper sur la tête de ce gredin avec ma pelle. Il ne se souciait pas de

savoir si nous avions une protection. Il ne demandait qu'à protéger sa

précieuse personne. Je dis: « Mon lieutenant, à mon avis, c'est impossible de

creuser de jour, parce qu'on risque d'attirer les tirs de l'artillerie anglaise. » 

                                               237

 Il sembla comprendre immédiatement ce langage. De jour, on assistait

souvent à de terribles combats aériens. C'était à la fois affreux et très beau

à voir. Sur le champ de bataille, il y avait beaucoup de croix de bois plantées

sur les tombes par les camarades des soldats tués. Immédiatement derrière

nous, il y avait trois de ces croix sur un trou d'obus qui avait été comblé. Si

on n'avait pas été si endurcis, on aurait trouvé désagréable de camper si près

des morts. Dans la nuit suivante, il y eut de nouveau les mêmes tirs surprise

et le feu des mitrailleuses. Chaque mitrailleuse devait envoyer un homme

chercher la soupe. Les malheureux frémissaient d'horreur de devoir mettre

leur vie en jeu pour un peu de nourriture de cochon. Nous vidions les sacs de

sable dans les trous d'obus, mais il faisait trop sombre pour creuser plus

profond. De jour, j'avais vu, en face de nous, sur la route, un poteau

télégraphique. J'empruntai une scie auprès de la pièce voisine et partis avec

deux hommes; on scia le poteau, on le coupa en morceaux d'un mètre et

demi, puis on porta le bois au nid de mitrailleuses.

Là on enfonça les pieux en terre à une profondeur de cinquante centimètres,

en carré. Je cherchai plusieurs tôles ondulées qui dataient encore des

Anglais et traînaient par là ; on les plaça sur les pieux, puis on y mit de la

terre et on se trouva ainsi protégés contre la pluie et les éclats d'obus. On fixa

également une de ces tôles au-dessus du trou du lieutenant. Le lendemain

on termina de construire son «four », A partir de cet instant, cet individu

resta couché dans son trou. Il ne parlait pas souvent, il était bien trop fier.

Les agents de liaison du bataillon lui apportaient les ordres du bataillon, du

régiment ou de la division. Si seulement on avait pu s'en débarrasser! Le

soir, à la tombée de la nuit, nous devions faire parvenir ses ordres aux autres

postes de mitrailleuses, à chaque fois au péril de notre vie. Le quatrième jour

de notre séjour, il me convoqua dans son trou. «Richert, il y a un ordre du

régiment selon lequel, chaque nuit, une mitrailleuse doit se présenter chez

le chef de compagnie de l'infanterie à l'avant et doit tirer mille cinq cents

coups de harcèlement, de minuit à deux heures, sur le carrefour situé

derrière le front anglais; on pense qu'il y a, de nuit, une circulation anglaise

très active à cet endroit. Le mieux, Richert, c'est que vous commenciez cette

nuit. » «Il ne manque plus que ça, lui répondis-je, il y a quatre cents mètres

à parcourir jusqu'aux premières lignes de l'infanterie, si bien qu'on se trouve

sans cesse exposé, cela, mon lieutenant, vous le savez aussi bien que moi. En

plus, dans l'obscurité, on peut se casser le cou ou la jambe dans ces trous

d'obus. Je voudrais bien que celui qui a donné cet ordre l'exécute Iui-même..

«Richert, ne devenez pas trop effronté, un ordre est un ordre. Je préférerais

aussi que vous restiez ici. Mais il n'y a rien d'autre à faire. Allez, que Dieu

vous protège et revenez sain et sauf. »

Mes hommes, qui avaient entendu la conversation, en avaient les cheveux

qui se dressaient sur la tête. Chacun d'eux redoutait de recevoir l'ordre de

m'accompagner. Je leur dis alors quelque chose à voix basse. Du coup ils

furent tous consolés. «Eh bien, préparez-vous, dis-je tout haut pour que le 

                                238

lieutenant l'entende bien son trou. Nous allons laisser le traîneau ici, je

porte la mitrailleuse, Kessler portera l'affût des douilles et une caisse de

munitions, Thomas les deux autres caisses de munitions, au total mille cinq

cents coups, le nombre exigé. Fini? et pour l'amour de Dieu, en avant! " On

grimpa hors du trou pour gagner tout simplement le trou voisin situé à

quatre mètres de nous chez les mitrailleurs de Krâmer. Je lui racontai

immédiatement l'affaire. « Mais tu aurais été toqué d'y aller, ces têtes de

cochons peuvent aller se faire foutre! qu'ils y aillent eux-mêmes! » dit

Krâmer. On sortit alors les mille cinq cents balles de leurs étuis pour les

jeter dans un trou d'obus que l'on referma. Puis, je noircis avec une bougie

la bouche du canon de la mitrailleuse, si bien qu'il semblait avoir tiré. Après

on resta presque trois heures dans le refuge du sous-officier Krâmer. «La

nuit prochaine ce sera mon tour, dit Krâmer, On ira s'asseoir tout simplement

dans le trou d'obus le plus proche. » «Tu peux tranquillement rester ici,

lui dis-je, car le poltron de lieutenant n'aura pas le courage de faire cinq pas

hors de son abri pour contrôler si vous êtes partis. »

            Chaque trois ou cinq minutes, le terrain était balayé par les mitrailleuses

anglaises. Les balles sifflaient juste au-dessus de nous. Lorsqu'il y eut un

moment d'accalmie, je dis: « Maintenant, on saute chez nous; pour le reste,

laissez-moi faire, je vais me charger du lieutenant. Je pris la mitrailleuse,

Kessler et Thomas les caisses de munitions vides, et on sauta dans notre

trou, en haletant, comme si on avait couru jusqu'à en être à demi-morts. Je

jetai la mitrailleuse à terre. Le lieutenant se leva: « Etes-vous tous de

retour ?»« Oui, répondis-je. Je voudrais dire très franchement au lieutenant

que je ne recommencerai plus cela. C'est un vrai miracle qu'on soit revenus

tous les trois, sains et saufs, parce qu'à plusieurs reprises les balles nous ont

sifflé tout près des oreilles et dans l'obscurité, on a risqué de se perdre et

d'atterrir chez les Anglais », me mis-je à mentir. «Enfin, l'important c'est

que vous soyez revenus, je craignais déjà qu'il vous soit arrivé quelque

chose.» Le pauvre, s'il avait su! Mes hommes m'avaient toujours été

fidèlement dévoués, mais j'eus encore plus la cote à partir de ce moment.

      Comme il n'était pas possible de quitter les lieux pour faire ses besoins, on

était obligés de les faire dans notre abri. A cet effet, on utilisait une boîte de

conserve vide, que l'on expédiait de l'autre côté de l'abri. Pour le reste, on

mettait un peu de terre sur une pelle et on se débarrassait de la chose de la

même manière. Ce n'était plus une vie digne d'un être humain. Un jour, le

lieutenant était sorti de son trou pour aller pisser. Lorsqu'il eut fini, un

schrapnel éclata soudain au-dessus de nous; une balle traversa la tôle

ondulée et le frappa au front, au-dessus de l'oeil gauche. Il tomba en arrière,

en poussant un cri de terreur. Je sautai en bas près de lui aussi vite que je

le pus, car j'ignorais s'il était gravement blessé. Mais notre chef se releva,

pâle de frayeur. La balle du schrapnel n'avait fait qu'un creux sur son front

et était retombée dehors. Le sang coulait sur son visage. Je mis sur son front

deux petits paquets de pansements. Lorsque le soir tomba, le lieutenant.

                                             239

courut vers l'arrière, aussi agile qu'un lapin. Il avait devant lui un meilleur

avenir que nous. Mes mitrailleurs s'amusèrent bien, parce qu'en tombant, il

s'était arrosé la figure de son urine. L'essentiel était d'être débarrassés de

cet individu.

  Dans la nuit, je courus à cent mètres à l'arrière, au nid de mitrailleuses

Vautour, dont le chef de pièce était le lieutenant Clemens. Il prit le

commandement de la compagnie. Lorsque je lui rapportai que le chef de la

compagnie avait été blessé, il me donna tout de suite deux bons cigares.

Après cela,je retournai en courant vers mon nid de mitrailleuses. Cette nuit

là, les Anglais tirèrent beaucoup et je fus obligé de me jeter deux fois par

terre pour me protéger. Les tirs d'artillerie devenaient aussi de plus en plus

nombreux. Il y avait de sacrés moments d'angoisse à passer quand autour de

nous s'écrasaient les obus et que scintillaient les schrapnels. Souvent, on en

était tout éblouis. Cependant, jusqu'à ce jour, nous avions eu de la chance,

car aucun de mes hommes n'avait été blessé.

Nous souhaitions grandement être relevés. Mais on nous avait apparemment

complètement oubliés. Dans l'après-midi quatre obus anglais de gros

calibre arrivèrent en sifflant pour éclater à près de cent mètres de nous. Je

me mis tout de suite à craindre que ces tirs nous soient destinés, vu que le

nid de mitrailleuses Hibou était situé sur une élévation à peine visible. Les

Anglais pouvaient certainement supposer qu'un nid de mitrailleuses se

trouvait là. Après quelques minutes, quatre nouveaux obus éclatèrent à

trente mètres à peine devant nous. Les mottes de terre se mirent à pleuvoir

avec vacarme sur notre modeste abri et dans notre trou. J'espérais aussi que

la batterie allait balayer le terrain en ligne droite. Bientôt, trop tôt hélas, on

eut la certitude d'être visés: les obus suivants arrivèrent avec un siffiement

qui ébranlait les nerfs; à mon avis, ils étaient de calibre 21. Ils explosèrent

juste derrière notre trou et la salve suivante éclata juste devant nous. La

batterie avait réglé son tir. «Richert, cria le sous-officier Krâmer dans le

trou voisin, cette fois nous sommes perdus! » Je répondis: « Pas encore, peut être

qu'ils arrêteront bientôt. »

   Mais je m'étais trompé. Les salves se suivaient exactement toutes les cinq

minutes. Les obus tombaient devant nous, à côté de nous et derrière nous.

Un quart de notre trou s'était déjà rempli de mottes de terre. Nous étions

tassés les uns contre les autres, livides et tremblants. On alluma des

cigarettes pour se calmer un peu les nerfs. Toutes les cinq minutes, on

tendait l'oreille. Puis, avec une frayeur sans nom, on entendait au loin la

décharge, boum-boum-boum-boum, et pendant quelques secondes, plus

rien, et puis les obus nous arrivaient dessus en sifflant. Involontairement,

chacun se plaquait contre le sol aussi fort que possible, car nous pensions

recevoir, chaque fois, un coup au but.

      « Cette fois, nous l'avons échappé belle, cria Kramer. Un obus est tombé

tout près de nous.» Nous étions tout tremblants. Après la salve suivante,

une jambe déchiquetée tomba sur nous: quelques fantassins qui s'abritaient  

                                       240

non loin de nous avaient été touchés. Le coup les avait certainement tous

mis en miettes. Une odeur de cadavres décomposés se répandit aussi. Je me

levai et compris pourquoi: un des obus avait explosé sur la tombe, juste

derrière nous. Il avait déchiré les cadavres déjà en état de décomposition et

les avait projetés en l'air. C'était insupportable. Tout près de nous, il y avait

des lambeaux horribles de chair humaine; et de nouveau une autre salve

tout près. Nous étions au désespoir. On ne pouvait pas fuir. Si on s'était

montrés, on aurait été tout de suite sous le feu des mitrailleuses. Après une

autre salve, on entendit derrière nous d'autres cris de douleur. Un obus était

tombé pour la deuxième fois sur un entonnoir occupé par des fantassins qui

furent tués ou gravement blessés. Malgré leurs gémissements, personne ne

se porta à leur secours. Enfin, au bout de deux heures, les tirs cessèrent.

Soulagés, on recommença à respirer. La cigarette que j'avais allumée après

la première salve s'était éteinte et, dans l'énervement, je l'avais mâchée

jusqu'au bout.

Après, beaucoup d'obus allemands sifflèrent au-dessus de nous. Je levai la

tête pour mieux voir les points de chute, en face, chez les Anglais. A ce

moment, je souhaitais qu'on leur troue également la peau. Tandis que je

regardais les obus allemands, je vis un ballon captif anglais tomber en face.

Je pris ma jumelle et aperçus un avion allemand, qui au loin paraissait

minuscule, s'approcher d'un autre ballon. Dès qu'il l'eut atteint, celui-ci

commença aussi à brûler et s'abattit. Un troisième ballon subit le même

sort. Puis l'avion allemand, entouré de petits nuages de schrapnels, s'en

retourna sans dommage vers les lignes allemandes.

A la nuit tombante on se mit tout de suite à jeter les débris nauséabonds

des cadavres dans la tombe et à la recouvrir de terre; comme il était

impossible de retrouver les croix, on ne put signaler de qui il s'agissait. A

côté de nous, nous entendions parler et travailler. C'était des fantassins qui

enterraient leurs camarades morts. Ils nous dirent que trois entonnoirs

avaient été touchés par des tirs directs, si bien que leur compagnie comptait

douze morts et un blessé grave. Tout autour du nid de mitrailleuses Hibou,

il y avait d'immenses entonnoirs et on avait peine à croire que les deux

équipes s'en étaient tirées indemnes. Après la nuit, les tirs surprise des

Anglais recommencèrent.

     Comme j'allais envoyer quelqu'un chercher à manger, un agent de liaison

de la compagnie vint nous avertir que nous allions être relevés dans une

demi-heure par un autre régiment de la division. Cette nouvelle nous fit

grand plaisir bien sûr. Et pourtant, nous étions horrifiés à l'idée de repartir

vers l'arrière sans aucune protection. On mit sac au dos, on dévissa la

mitrailleuse de son traîneau et on attendit. Enfin, des formes passèrent

rapidement: c'était des fantassins qui devaient assurer la relève plus loin.

De nouveau les mitrailleuses anglaises se mirent à crépiter. Tout le monde

se jeta à terre pour se relever après le tir et pour courir, au plus vite, en

avant. Notre patience était mise à dure épreuve. Enfin, on entendit appeler 

                                       241

à mi-voix: "OÙse trouve le nid de mitrailleuses Hibou? Je répondis: «Ici."

Bientôt, la petite troupe qui nous relevait parut; elle nous pressa énergiquement

de vider les lieux. On laissa les bandes de munitions, les traîneaux,

pour ramener uniquement la mitrailleuse, les caisses à eau vides, ainsi que

la grande bâche et le conduit à fumées. On se hâta vers l'arrière aussi vite

que nous le permettait notre engin. Deux fois, on dut se jeter à terre pour

échapper au feu des mitrailleuses. Mais on essuya le gros des tirs quand on

passa les batteries d'artillerie, installées dans le vallon. Cependant personne

ne fut blessé.

     Lorsqu'on arriva sur la grand-route, derrière le village, j'entendis crier:

«2e compagnie de mitrailleuses, 332', par ici l . On s'approcha et, bientôt,

toute la compagnie fut rassemblée. On suivit la route sur plus de deux

kilomètres; après, on fut conduits vers la gauche, à travers champs    

                                        242

 

 

 

              Repos et combats, mai-juin 1918

 

 

   Bientôt, une profonde vallée s'ouvrit devant nous. C'est là qu'était installée

la compagnie avec ses conducteurs, ses chevaux et tout le reste. On fut

ravitaillés et on s'étendit dans les broussailles pour enfin dormir tranquillement.

A mon réveil, le soleil était déjà haut dans le ciel. On pouvait enfin

s'orienter pour savoir où on se trouvait. Le ravin était profond d'une

vingtaine de mètres et les deux talus couverts d'épaisses broussailles. En

bas, à l'extrémité, coulait paresseusement la Somme. A côté, le village de

Morcourt, sur une hauteur à un kilomètre derrière nous, le bourg plus

important de Proyart. Tous ces villages étaient en partie détruits et abandonnés

par leurs habitants.

Dans ce ravin campaient en outre deux bataillons d'infanterie avec leurs

équipages. Jusqu'à ce jour, l'endroit n'avait pas encore subi le feu des

Anglais. Cependant, on creusa des cavernes dans le talus, tournées vers le

front afin de pouvoir se terrer et se mettre à couvert en cas de tirs ou de

bombardements aériens. Nous étions fin mai; il faisait beau, le temps était

doux et nous vivions avec un profond sentiment de bien-être. L'ordre de

retourner en ligne n'arriva que trop tôt. Cette fois, je dus occuper avec mes

hommes le nid de mitrailleuses Aigle. Les nids de mitrailleuses de notre

compagnie avaient tous des noms d'oiseaux de proie: hibou, vautour,

aigle … La compagnie précédente avait commencé à creuser une galerie et à

la garnir de planches. On poursuivit ce travail. De jour, nous remplissions

une masse de sacs de terre pour les déverser le soir dans les trous d'obus qui

se trouvaient à proximité. Chaque nuit, quand nous cessions de travailler,

on couvrait la terre fraîche et humide avec de la terre blanche et sèche, pour

cacher aux aviateurs anglais qu'on travaillait là. Les jours s'écoulaient

lentement et les nuits plus lentement encore. Toujours la même chose

durant la journée, remplir les sacs de terre et rester assis dans l'abri. Le

soir, on cherchait notre nourriture et on amenait des planches de coffrage;

en plus de cela, le feu des mitrailleuses anglaises et les tirs surprise de

l'artillerie. A plusieurs reprises, les Anglais nous bombardèrent d'obus à

gaz, visible ou invisible; nous pouvions détecter ce dernier à son odeur d'ail.

Nous étions forcés de garder nos masques à gaz pendant des heures

entières.                                                                                                       

                                            243

   Une nuit,je fus désigné pour accompagner la corvée de soupe à la roulante

qui s'avançait la nuit jusqu'aux abords du village d'Aboncourt. Au retour, on

fut subitement l'objet d'une violente attaque d'artillerie. Dans l'obscurité.je

vis devant moi un trou: «Terrez-vous ici. » Immédiatement, les hommes de

corvée remplirent le refuge. Je remarquai alors, depuis cet abri, un corridor

en biais, conduisant plus loin, dans le sol. A tâtons, je m'avançai dans le

corridor obscur et dis à mes gars de me suivre. Je sentis une toile de tente qui

semblait fermer ce couloir_J e l'écartai et éclairai le réduit avec ma lampe de

poche. Je vis trois hommes couchés, emmitouflés dans des couvertures:

« Que cherchez-vous ?» hurla une voix. « Ce que nous cherchons? Une

protection, rien d'autre », répondis-je. « Tâchez de déguerpir au plus vite. »

« Dès que les tirs d'artillerie auront cessé », fis-je. « Savez-vous au moins à

qui vous parlez ?» nous cria l'homme enveloppé de couvertures. « Non, lui

répondis-je, je conduis les hommes de la corvée de soupe de la 2"compagnie

de mitrailleurs du 332" et je considère de mon devoir de ramener mes gens

sains et saufs. » A présent, le ton de l'homme devint un peu plus aimable.

« Vous vous trouvez chez le K.T.K.» (c'était le commandant des troupes

d'assaut et celui du 3"bataillon, le colonel von Puttkammer. Quand les tirs

cessèrent, on sortit du trou pour courir au plus vite vers nos nids de

mitrailleuses. Notre compagnie étant de nouveau affaiblie, une section de la

compagnie de mitrailleurs de la territoriale où se trouvait Joseph Hoffert

devait venir nous renforcer. Les hommes d'une des sections n'eurent pas de

chance. Lorsqu'ils s'approchèrent du nid qui leur était assigné, un homme

fut tué par un tir de mitrailleuse. Le lendemain, un obus tomba directement

dans leur entonnoir et tua tout le monde, à part un jeune Berlinois. Resté

seul, il se joignit à l'autre groupe de sa section. Après deux jours, ils furent

relevés par une autre section de leur compagnie. Deux jours plus tard, le

jeune Berlinois dut repartir en ligne bien que la plupart des hommes de la

compagnie n'eussent pas encore été au front. Les régiments de territoriaux

se trouvaient toujours dans les localités situées derrière le front. Le jeune

Berlinois dit à son adjudant que ce n'était pas encore son tour et qu'il n'irait

à l'avant qu'à ce moment-là. En fait, il avait parfaitement raison. Mais il

semblait avoir oublié qu'il était un outil sans volonté du militarisme prussien.

« Ainsi, vous refusez d'obéir à mon ordre », dit l'adjudant. « J'obéirai,

quand ce sera de nouveau mon tour -. répondit le soldat. Il dit la même chose

au chef de compagnie. Rapport fut transmis plus haut. Le conseil de guerre

de la division se réunit et condamna le pauvre jeune homme à être fusillé,

pour refus d'obéissance devant l'ennemi. La sentence fut exécutée le lendemain.

Ce pauvre jeune homme avait été fusillé pour l'exemple et pour nous

intimider, car nos chefs avaient remarqué que les soldats n'obéissaient plus

aux ordres qu'à contrecoeur.

         Les Anglais se mirent à tirer avec des obus à retardement. C'est-à-dire

qu'ils n'éclataient pas dès qu'ils avaient touché le sol mais après l'avoir

pénétré; de ce fait ils écrasaient les abris les plus profonds. Nous appelions

                                                   236    

                                  244

ces engins les «briseurs d'abris », Beaucoup de ces obus pénétraient si

profondément la terre qu'ils n'étaient plus assez puissants pour la soulever

et qu'ils gonflaient seulement le sol comme une bulle. Ces obus firent

s'effondrer beaucoup d'abris et les soldats qui s'y trouvaient furent ensevelis

et trouvèrent une fin affreuse, par étouffement. Les soldats étaient massacrés

de toutes les manières possibles, et pourtant, il fallait tenir le coup,

pour ne pas subir le sort de ce pauvre Berlinois. Peu à peu,je sentais monter

en moi une haine terrible contre tous ceux qui forçaient ces malheureux

soldats à croupir au front et à aller à la mort,

      Un soir, l'artilleur Konkel, un jeune de vingt ans originaire de Danzig, alla

chercher la soupe. Il prit les gamelles et partit. Mais Konkel ne revint pas.

Le caporal Kruchen, un Rhénan originaire de Cologne, manquait lui aussi à

l'appel. Nous pensions qu'ils étaient tombés. Naturellement, ce jour-là, on

souffrit beaucoup de faim et de soif. Le lendemain, nous fûmes de nouveau

relevés. Comme à ce moment-là tout était tranquille, je dis: «Nous suivons

aujourd'hui la route, à travers le village, c'est plus direct et plus facile de

marcher là qu'à travers champs. En plus, je suis curieux de voir dans quel

état se trouve le village. »Tous furent immédiatement d'accord. On atteignit

le village; comme il y avait un clair de lune, nous pouvions voir en passant

les horreurs de la dévastation. Presque toutes les maisons étaient détruites

et avaient été projetées de tous côtés par les obus lourds anglais. Les ruines

recouvraient la chaussée. Seul un chemin étroit était encore praticable. Il y

avait là une roulante détruite avec deux chevaux encore attelés, morts. A

quelques pas, deux cadavres de soldats et encore deux chevaux tués, tirant

une voiture de planches destinées à garnir des abris.

       On chercha à quitter le village en toute hâte. Comme nous avions la moitié

du village derrière nous, plusieurs obus arrivèrent en sifflant. La force de

leur explosion fut si forte que l'on crut être soulevés par leur souffle, et

partout, depuis les maisons détruites, des tuiles et des poutres se trouvèrent

projetées sur nous. On se mit tous les quatre à courir aussi vite qu'on put

pour échapper à ce piège. Mais les obus étaient plus rapides que nous. Les

suivants explosèrent tout près. D'énormes débris tourbillonnèrent. On était

en plein dedans. Le crépitement des mottes de terre semblait ne jamais

vouloir cesser. Des obus arrivaient et explosaient sans arrêt tout autour.

Nous ne savions où aller. Enfin, on arriva au bout du village et on se mit à

courir immédiatement à gauche, à travers champs, car on s'était aperçus

que les tirs visaient surtout la route. On fonçait à travers de magnifiques

champs de blé, en partie déchiquetés par les obus. Lorsqu'on fut hors de

portée des tirs, on s'arrêta enfin; nous étions à ce point épuisés et hors

d'haleine qu'on dut rester couchés un long moment pour reprendre notre

souffle. Soudain, il y eut un feu d'enfer devant nous. L'artillerie anglaise

engagea avec furie un feu roulant sur les positions allemandes. L'artillerie

allemande répondit avec des obus de tout calibre. A l'avant, on ne voyait

qu'illuminations et éclairs, avec des obus et des schrapnels qui explosaient 

                                                245

Des centaines de fusées éclairantes montaient en l'air. Immédiatement

intervint le crépitement des mitrailleuses et les tirs d'infanterie. A l'avant,

on voyait monter les nombreuses fusées rouges réclamant l'artillerie qui se

mit en action immédiatement. Comme fascinés, nous regardions et entendions

ces éclairs et ce fracas. Jusqu'à ce qu'un obus éclate non loin de nous

pour nous faire comprendre qu'on devait déguerpir un peu plus vite. On se

rapprocha du ravin, mais sans rejoindre la compagnie. La crainte d'une

alarme et de devoir repartir en renfort vers le front était trop forte. Le feu

faiblit peu à peu, puis tout redevint silencieux. On alla rejoindre la compagnie.

Nous pensions être les derniers et étions en fait les premiers à revenir.

      Le lendemain matin, on apprit que les Anglais avaient effectué une attaque

de nuit et qu'ils avaient par endroits enfoncé les positions allemandes et fait

des prisonniers, avant de se retirer.

Le premier jour de repos, début juin, un terrible combat aérien se déroula

à grande altitude au-dessus de nous. Cinquante-six avions y prirent part,

dont six furent abattus. L'un d'eux, un Anglais, s'écrasa dans le ravin à

peine à cinquante mètres de nous. Nous pensions tous qu'il allait nous

tomber en plein dessus. Sur le moment, on ne savait où s'abriter. Le choc fut

terrible. L'avion fut fracassé et prit feu aussitôt, Personne n'osa s'approcher

à cause des coups de flamme causés par l'essence et l'explosion des munitions

surchauffées. Lorsque tout fut consumé, on retira des débris le corps

calciné du pilote qui fut enterré dans un champ, en haut du ravin.

       Le deuxième jour de repos, un avion anglais fondit à grande vitesse vers

un ballon captif qui se trouvait tout près de nous et prit feu. L'observateur

put se sauver en sautant en parachute et, flottant doucement, Il atterrit sain

et sauf. Le lendemain matin, un nouveau ballon l'avait remplacé. Un avion

anglais le survola et jeta une substance qui me parut tout à fait nouvelle. On

vit beaucoup de petites traînées de fumée. Il s'agissait sans doute d'un

liquide incendiaire. Mais le ballon fut immédiatement ramené à terre.

      Tous les jours, tous les adjudants de compagnie du bataillon se rendait à

Morcourt pour recevoir les ordres et prendre la consigne. Ils se tenaient dans

une cour en attendant le chef de bataillon. Un jour, un obus tomba en plein

au milieu d'eux. Tous furent déchiquetés. Seul notre adjudant de compagnie

s'en tira avec le mollet arraché. Il s'était jeté à terre dès qu'il avait entendu

le sifflement. On se sépara à contre coeur de cet homme, posé et juste, une

vraie mère pour la compagnie.

      A partir de ce moment, le village de Morcourt subit journellement le tir de

l'artillerie adverse. Un jour, une quarantaine d'avions anglais tournoyèrent

au-dessus du village. Un seul s'approcha de notre ravin. Nous étions assis

dans nos trous et, à travers la broussaille, nous observions le mouvement

des avions. L'un des avions lâcha une fusée éclairante; on entendit aussitôt

le siffiement des bombes qui s'abattirent telles un feu roulant sur Morcourt.

Le village fut enveloppé de fumée noire. Soudain, il y eut un sifflement audessus

de nous. Quatre détonations claquèrent. Rapides comme l'éclair  

                                        246

tous avaient rampé dans leurs tanières. Le soldat qui partageait mon abri

dit: «J'ai reçu un coup !» Un éclat grand comme une pièce de monnaie était

entré dans sa fesse, une blessure superficielle. Le médecin du bataillon lui

ordonna quelques jours de repos. Un conducteur du train qui, assis sur le

siège de sa voiture, passait par le ravin, eut la gorge arrachée par un éclat.

Il put descendre de voiture, les bras levés et les yeux remplis d'une angoisse

terrible, fit quelques pas et s'écroula, ramassa ses forces pour se relever et

retomba dans les bras d'un soldat qui venait à son secours, Il mourut

aussitôt. Mais quand donc ce massacre prendrait-il fin? Nul espoir de paix

prochaine. Après tous ces horribles et effroyables événements que j'avais été

forcé de vivre, ce serait vraiment trop bête de mourir. Cet avenir incertain

était presque ce qu'il y avait de plus désagréable.

     L'ordinaire était un peu meilleur et plus abondant qu'en 1917. Nous

avions des suppléments de combat. Mais, de toute façon, nous ne pouvions

manger à notre faim qu'une fois par jour. Ama grande surprise, je vis arriver

un jour, à la compagnie, le mitrailleur Konkel et le caporal Kruchten,

accompagnés de deux soldats. Nous pensions tous qu'ils étaient tombés dix

jours auparavant, en cherchant la soupe. En réalité, ils avaient déserté vers

l'arrière, en prenant un train à Péronne, qui devait les mener à Cologne.

Konkel ne trouva nulle part de quoi manger, aussi avait-il été forcé de se

présenter aux autorités; quant au caporal Kruchten, il avait été arrêté chez

lui, auprès de sa femme. Ils étaient reconduits à présent à leur corps de

troupe, pour être jugés par le conseil de guerre de la division. Ils écopèrent

chacun de cinq ans. Accompagné de deux hommes, je dus les conduire à la

prison de Cambrai; on marcha jusqu'à Péronne, sans arrêt, à travers une

région dévastée. Quelques avions anglais décrivaient des cercles au-dessus

de la gare. Comme nous avions peur d'être bombardés, on se coucha tous

sous les wagons, entre les rails, couverts de planches pour s'abriter. Les

bombes ratèrent leur cible et tombèrent à côté de la gare. On se mit en route

pour Cambrai dans un train de permissionnaires. Nulle part une maison

habitée; tout était saccagé par les obus, détruit, dynamité. A l'ouest de

Cambrai, dans les champs, il y avait les restes de près de cent chars anglais.

Ils avaient été détruits lors des combats de 1917.A la prison de Cambrai,je

livrai mes deux gaillards à un officier. «Et comment ça va au front ?» me

demanda-t-il. Je répondis: «Pas pour le mieux .» Je lui dis que les Anglais

avaient l'avantage en avions, en artillerie et certainement aussi en vivres et

qu'à mon avis les Américains allaient donner le coup décisif. «Oui, me dit

l'officier, vous êtes tout à fait de mon avis.» C'était le premier officier que

j'entendais dire tout haut que l'Allemagne allait perdre la guerre.

    Avec mes deux accompagnateurs, j'allai visiter la ville. Celle-ci avait peu

souffert de la furie de la guerre. Quelques maisons seulement avaient été

démolies par l'aviation. Le plus bel édifice était l'hôtel de ville. Je n'en avais

jamais vu de plus beau. On alla ensuite au foyer du soldat, où l'on trouva de

la bière, une rareté pour nous. C'était il est vrai une insipide bibine de

                                                247

guerre, mais on sut profiter comme il fallait de cette occasion. On passa la

nuit dans la caserne des cuirassiers. Le lendemain matin, on prit le train

pour Péronne, pour rejoindre à pied notre compagnie.

       Les avions anglais ne cessaient de planer au-dessus de nous; ils se

relayaient les uns les autres. Ils observaient chacun de nos mouvements et

dès qu'ils découvraient quelque chose, ils jetaient quatre bombes ou nous

tiraient dessus avec leurs mitrailleuses. Nous appelions ces avions les

«inspecteurs des tranchées ». Sans incidents particuliers, on fut relevés

après trois jours, sans avoir subi de pertes. Sur le chemin du retour, à

travers le village de Cherisy, l'artillerie anglaise et des mortiers se mirent à

tirer effroyablement. De puissantes explosions tonnaient sans discontinuer.

Les Anglais tenaient sous leur feu la route qui longeait la Somme. On courut

à toute vitesse vers un abri profond construit dans un talus. « Devant, il y a

du grabuge !. Tout à coup, on entendit à l'avant des tirs de fusils et de

mitrailleuses, mais très faiblement. «Attention, les Anglais occupent nos

positions l. dis-je. Sur la route, éloignée de trente mètres, des colonnes

sombres de l'infanterie marchaient vers le front, en renfort. Ces pauvres

diables avaient certainement, eux aussi, des palpitations, car ils devaient

d'abord traverser le rideau des obus pour arriver au front. Par ailleurs, si les

Anglais avaient occupé les positions allemandes, ils devraient les attaquer

et essayer de les en déloger, ce qui n'irait pas sans de grosses pertes. On

décida de rester dans notre abri, jusqu'à ce que le feu cesse.

      Vers le matin, tout devint plus calme. Sur la route, je vis quelques blessés

légers qui se hâtaient, avec une précipitation nerveuse. Je courais vers eux

pour savoir ce qui se passait au front. Mes hommes m'avaient rejoint et nous

marchions vers l'arrière avec les blessés. Ils nous racontèrent qu'ils avaient

été couverts tout à coup de mines et d'obus anglais. Tout le monde avait

cherché protection sur le sol de la tranchée. Les projectiles anglais avaient

soudain volé plus loin derrière et à ce moment les Anglais avaient déjà sauté

dans les tranchées et commencé à massacrer tout le monde. Eux-mêmes

avaient grimpé hors de la tranchée et avaient été blessés en fuyant. Ils

pensaient qu'il ne devait plus rester âme qui vive dans la tranchée. Dans

mon coeur, je remerciai Dieu d'avoir été relevé une demi-heure plus tôt et

plaignis profondément les deux équipes de mitrailleurs de notre compagnie

qui se trouvaient dans la première tranchée, car leur sort me préoccupait

beaucoup.

    On arriva au ravin. L'adjudant de compagnie Bukies nous demanda ce qui

s'était passé. Je lui racontai ce que j'avais entendu. Au cours de la matinée,

deux cents grands blessés furent ramenés. Ils étaient dans un très sale état

et avaient surtout reçu des coups de baïonnette et de poignard ou avaient été

blessés par des grenades à main. Parmi eux se trouvait le caporal Reinsch de

ma compagnie à qui une grenade à main avait arraché les deux talons et qui

en outre avait des éclats dans les jambes. Ces blessés furent immédiatement

transportés vers l'arrière

                                                     248

  Je vis également arriver deux hommes de ma compagnie, indemnes. L'un

d'eux, un beau Rhénan, tremblait si fort qu'il ne pouvait plus articuler un

mot. L'autre, du nom de Panhausen, était aussi Rhénan; il nous raconta

qu'il était planton du chef de section et avait dû le suivre vers l'autre

mitrailleuse pendant le plus gros du tir de mines. Soudain, les mines avaient

atterri plus loin derrière, raconta-t-il, et au même instant, devant lui, les

Anglais avaient sauté dans la tranchée. L'un d'eux lui mit la baïonnette sur

la poitrine. Panhausen était un bon catholique et, pensant que sa dernière

heure était venue, fit rapidement le signe de croix et leva ensuite les mains.

L'Anglais fit comprendre à Panhausen de refaire le signe de la croix et celuici

s'exécuta. Un autre Anglais voulut écarter le premier et porta un coup à

Panhausen. TI l'atteignit à la poitrine. La baïonnette transperça sa tunique,

les bretelles, pour pénétrer le corps d'un centimètre. Panhausen aurait été

transpercé de part en part si le premier Anglais n'avait paré le coup. Les

deux Anglais se mirent ensuite à se disputer, l'un deux voulant tuer

Panhausen et l'autre ne voulant pas le laisser faire. Panhausen profita de

cette occasion pour grimper hors de la tranchée et disparaître vers l'arrière,

à travers le champ de blé. Le chef de section avait tout de suite déguerpi.

Panhausen pensait lui aussi qu'il y avait eu beaucoup de morts dans la

tranchée car il avait entendu beaucoup de cris. Il conclut: "Je suis sûr que

le signe de la croix m'a sauvé la vie. »

    Entre-temps, l'autre Rhénan s'était repris et put nous faire part de ce qu'il

avait vécu. Pendant le tir d'artillerie et de mines, il s'était, disait-il, couché

dans une petite grotte qui se trouvait dans la tranchée. Les Anglais avaient

soudain fait irruption et avaient abattu à coups de baïonnette trois fantassins

couchés à côté de lui dans la tranchée, bien qu'ils aient voulu se rendre.

Leurs affreux cris de douleur avaient failli le rendre fou. A chaque instant,

il croyait qu'il allait être découvert et achevé. «C'était les heures les plus

pénibles de ma vie; après avoir tué tous les Allemands sur lesquels ils

pouvaient tomber, les Anglais ont encore couru partout dans la tranchée

sans me découvrir. Finalement, ils sont retournés vers leurs positions.»

    Comme l'attaque avait été lancée de façon si inattendue, il n'y eut presque

aucune résistance du côté allemand et les Anglais n'eurent pas beaucoup de

victimes. La nuit suivante, trois voitures durent partir vers l'avant pour

ramasser les cadavres et les enterrer au cimetière de Proyart. Les voitures

revinrent le lendemain matin. Quel spectacle! Les malheureux gisaient.

entassés les uns sur les autres. L'angoisse se lisait encore sur leurs visages.

J'avais lu un jour que nos soldats mouraient pour la patrie le sourire aux

lèvres. Quel mensonge impudent! A qui viendrait l'envie de sourire face il

une mort si atroce? Tous ceux qui inventent ou écrivent des choses pareilles,

il faudrait tout simplement les envoyer en première ligne. Là ils verraient

vite quelles balivernes ils ont lancé en pâture au public. L'inhumation dl'

tous ces pauvres garçons devait avoir lieu dans l'après-midi. Vingt hommes

de ma compagnie furent désignés pour y assister. On se rendit à Proyart par 

                                              249

groupes de trois, à découvert à travers champs. Proyart avait été bombardé

la veille. C'est pourquoi on se mettait en route par petits groupes, pour ne

pas attirer les tirs de l'artillerie anglaise.

    Nous étions rassemblés au cimetière avant l'arrivée des voitures chargées

de morts. La fosse commune était déjà creusée: beaucoup de soldats avaient

trouvé ici leur dernière demeure, loin de leur pays natal. Je passai entre les

rangées de tombes pour lire les inscriptions sur les croix. Sur l'une d'elles

était écrit: «Réserviste Karl Kraft, 5e compagnie, 332e régiment d'infanterie.

» Je connaissais très bien ce Kraft, originaire de Berlin, où il était

hôtelier. Nous étions dans le même groupe. C'était un agréable camarade,

bien qu'un peu trop patriote. Il avait, comme il me l'avait dit, une famille de

quatre petits enfants à la maison. Le pauvre Kraft et sa famille me faisaient

beaucoup de peine. Dans la même rangée où reposait Kraft, il y avait

plusieurs tombes d'aviateurs. On pouvait les reconnaître aux hélices brisées

qui étaient fichées en terre, à côté des croix.

   Les voitures portant les cadavres étaient arrivées entre-temps; on descendit

les corps pour les entasser par trois. Mais avant cela, on leur enleva

leurs bottes et leurs tuniques puis on les recouvrit de papier mortuaire,

comme on disait; c'était un fin papier ondulé. L'aumônier militaire dit

quelques prières de circonstance. Un officier fit un bref discours, qui n'était

que mensonge patriotique. Puis on recouvrit la tombe.

   Ces pauvres soldats reposaient enfin en paix. Mais leurs parents, leurs

soeurs, leurs femmes et leurs enfants? Qui pouvait imaginer leur douleur?

   On regagna en ordre dispersé notre compagnie dans le ravin. Le soir

même, je dus reprendre position et relever les hommes du sous-officier

Peters. Le nid de mitrailleuses ne se trouvait pas en première ligne, mais

quelque trois cents mètres derrière, dans un coin de forêt totalement

saccagé, sur une élévation d'où on voyait bien l'ensemble des positions

allemandes et anglaises. Le sous-officier Peters me dit que c'était l'endroit le

plus dangereux sur lequel s'abattaient chaque nuit cinq à six attaques

d'artillerie. Peters quitta les lieux au pas de course … Heureusement, les

soldats du génie avaient creusé un abri de six mètres de profondeur dans la

roche crayeuse où l'on se trouvait en relative sécurité. L'abri descendait

d'abord tout droit sous la terre, puis il formait un coude pour empêcher les

éclats de frapper directement.

   On installa notre mitrailleuse en haut de l'abri, tandis que nous-mêmes

prenions place en bas, sur l'escalier. J'avais emmené plusieurs bougies, pour

ne pas être forcé de vivre constamment dans l'obscurité. L'un des soldats

devait se tenir près de l'entrée, pour mieux entendre s'il se passait quelque

chose à l'avant. Longtemps, aucun obus ne tomba à proximité, bien que de

part et d'autre, l'artillerie ait donné à plein régime. Mais, tout à coup, il y eut

du grabuge.

   Un véritable tonnerre s'abattit soudain au-dessus et autour de nous. Le

souffle des obus explosant tout près arracha la tente suspendue à l'entrée et

                                                   250

souilla nos bougies.