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Halle, Merseburg, Nauwburg, Weimar, Erfurt, Gotha, Eisenach, vers Francfort-

sur-le-Main où l'on s'arrêta assez longtemps. Le voyage de Berlin à

Francfort était très beau. Partout, on passait par des régions fertiles et

peuplées. Les maisons des villes et des villages étaient joliment construites.

Que c'était beau ici, en comparaison de la Russie dépeuplée et monotone!

J'arrivais avec peine à réaliser que j'avais vécu là-bas des mois durant dans

des tranchées et des abris.

      Après avoir vu les abords de la gare de la belle ville de Francfort, je pris le

train qui, par Darmstadt et Weinheim, m'amena à Heidelberg, magnifiquement

situé sur les rives du Neckar. Là, il me fallut à nouveau changer de

train pour arriver à Eberbach, terme de mon voyage.

    Je descendis à l'auberge Koch où, au deuxième étage, habitait la famille

Mattler. Bien que je ne connaisse de la famille que monsieur Mattler,je fus

accueilli par tous de façon très gentille. Quelle joie pour moi de pouvoir vivre

et être logé quelques jours d'une façon aussi agréable. La famille Mattler et

moi-même prenions nos repas à l'auberge. La nourriture n'était pas particulièrement

riche mais, comparée à la tambouille du front, elle était splendide.

Le pain n'était pas bien meilleur que le pain militaire, ni plus abondant, car

le pain, la viande et le beurre étaient déjà rationnés et étaient perçus sur

cartes de ravitaillement, tant de grammes par tête. Ce qui me plaisait le

plus, c'était le bon lit; car depuis janvier, c'est-à-dire depuis neuf mois,je ne

m'étais jamais déshabillé pour dormir dans un lit. Toujours le dur lit de

camp de fil de fer, dans les abris. Par beau temps, je faisais des excursions

dans les environs du Neckar, dans les montagnes, vers les ruines des

châteaux dominant Eberbach, d'où l'on avait une vue magnifique sur la

vallée. Les jours s'écoulaient trop vite. Je fis également la connaissance de

plusieurs autres familles de réfugiés alsaciens, toutes très gentilles à mon

égard.

    Les jeunes filles alsaciennes rivalisaient d'amabilités et plusieurs d'entre

elles laissaient deviner qu'elles seraient volontiers devenues la bonne amie

d'un soldat de leur région. Tout cela faisait plaisir, naturellement. J'échangeai

des adresses avec plusieurs d'entre elles en pensant que la correspondance

apporterait quelque diversion dans la vie fastidieuse des tranchées.

   Lorsque les dix jours à Eberbach tirèrent à leur fin, je pris congé de la

famille Mattler et des familles alsaciennes amies; je pris le train et m'en

retournai par Heidelberg, Darmstadt et Francfort. Là, je changeai de train

pour Giessen. Je continuai ma route vers Marburg, Siegen, le long de la Sieg.

J'avais prévu de rendre visite, en Rhénanie, à mon ancien camarade du front

Auguste Zanger, qui habitait à Dreisel, à près d'une demi-heure de Schladern.

Ainsi qu'il me l'avait confirmé par lettre, il m'attendrait en gare de

Schladern où il faisait déjà nuit quand le train s'arrêta. Il faisait noir comme

dans un four et il bruinait. Je quittai la gare; pas âme qui vive et pas trace

de Zanger. Ça commence bien, pensai-je. C'est alors que je vis une femme

                                                    151

 avec un garçon qui arrivaient à la faible lueur des becs de gaz. Je me dirigeai

vers elle et lui demandai le chemin pour Dreisel. Elle me répondit dans un

dialecte difficilement compréhensible pour moi que précisément elle allait à

Dreisel et que je pouvais la suivre. En chemin, elle me demanda qui je

connaissais là-bas. Je lui répondis que je voulais aller chez mon camarade

Auguste Zanger. Ce nom ne lui disait rien, aussi je précisai qu'il habitait

chez la famille Théodore Gauchel. La femme me conduisit alors jusqu'à la

maison.

       Zanger fut très heureux de me revoir. Il m'avait attendu à l'arrivée du

train précédent et comme il ne m'avait pas vu descendre, il avait pensé que

j'arriverais le lendemain. Je fus accueilli le plus cordialement du monde par

la famille Gauchel, qui comprenait la mère, le fils nommé Joseph et la fille

Maria. Je me sentis très vite comme chez moi. Ces braves gens sortaient tout

ce qu'il avaient pour me l'offrir à table. La fille Maria avait soigné Zanger à

l'hôpital, quand il avait été gravement atteint en 1915. Tous deux s'aimaient

et faisaient des projets de mariage pour la fin de la guerre; c'est ce qui

arriva. Comme la famille était très pratiquante et pour échapper aux

bavardages des gens, Zanger ne dormait pas dans la maison de la famille

Gauchel, mais dans la maison voisine, chez une famille où il avait loué une

chambre. Après avoir discuté tous ensemble jusque tard dans la nuit, nous

sommes allés nous coucher. Nous avions parlé du pays natal et de ce que

nous avions vécu, jusqu'à ce que le jour nous salue à travers la fenêtre. Le

lendemain matin, Zanger et moi avons aidé la famille Gauchel à battre le

grain avec la batteuse, un travail dont j'avais perdu l'habitude, bien que je

l'eusse pratiqué autrefois.

   Le lendemain, nous nous sommes rendus à Spiegburg où on se fit photographier

tous deux. Nous avons adressé immédiatement quelques photos à

la maison, via la Suisse. Le troisième jour, nous avons pris la route d'Eitorf,

distant de près de vingt kilomètres, pour aller sur la tombe de Joseph

Schwob, natif de mon village. Il avait été grièvement blessé en octobre 1914

et était décédé à l'hôpital. Nous étions très tristes tous les deux de retrouver

là un bon camarade du pays. Après avoir prié un bon moment devant la

tombe, nous nous sommes rendus à l'hôpital pour savoir par la soeur qui

l'avait soigné comment il avait vécu ses derniers jours.

         Dormir à présent, une nuit encore dans un lit, et puis ce serait fini. Dieu

sait pour combien de temps je quittais Zanger et la bonne famille Gauchel,

mais le terrible devoir ne me laissait pas d'autre choix. Les braves gens

avaient rempli mon sac de toutes sortes de provisions dont une bouteille de

liqueur, si bien que j'étais bien muni pour le voyage. Et ma logeuse m'apporta

en plus un gros saucisson sec. Les adieux me touchèrent profondément,

car la mère Gauchel pleurait comme si j'étais son fils. Et, en effet, c'était

triste de ne pas savoir si on allait se revoir ou si j'allais être tué, là-bas en

terre étrangère, car à l'heure qu'il était, on ne pouvait encore prévoir la fin

de la guerre. Zanger m'accompagna jusqu'à la gare

                                              152

   Je pris d'abord le train pour Cologne. Profitant d'un arrêt, je pus admirer

la magnifique gare. Puis, je pris l'express de Berlin en passant par la Ruhr:

Dusseldorf, Hagen, Dortmund. J'avais entendu parler de cette région, mais

je n'aurais jamais imaginé ce que je voyais là: une ville touchait l'autre;

souvent, on ne voyait pas où finissait l'une, où commençait l'autre. Au milieu

de tout cela, des mines, des fabriques et, aussi loin que portaient les yeux,

s'élevaient des cheminées d'usines. On dépassa la Ruhr et le train poursuivit

sa route vers Berlin en passant par Paderborn, Haberstadt, Magdebourg,

Brandebourg, Potsdam, Charlotenbourg. Sans arrêt, la route se poursuivit

vers la Russie, par le même itinéraire qu'à l'aller. Nous étions début

novembre. Là-haut, en Russie, la terre était couverte d'un léger tapis de

neige. Je frissonnai en revoyant les misérables habitations, la neige, les

sombres forêts de sapins, les habitants mal habillés, et je pensai à la vie des

tranchées qui m'attendait.

De la station terminus de Jelowka, je pus rejoindre la troupe, sur une

voiture de mon bataillon. Je me présentai et reçus immédiatement l'ordre de

reprendre le commandement de ma mitrailleuse

                                                153

 

 

             Troisième Noël au front, décembre 1916

 

 

   Arrivé dans mon abri, les soldats m'annoncèrent tout de suite qu'Emile

Fuchs, d'Erstein, avait été tué. Il avait reçu en plein front une balle de

mitrailleuse russe, une nuit qu'il était de garde; il était mort sur le coup.

J'eus beaucoup de peine car c'était un compatriote et un bon garçon. Les

jours s'écoulaient, monotones. La neige, le brouillard, la neige, c'était là nos

seules distractions. Les Russes nous envoyaient chaque jour quelques obus

mais ils ne causaient pas grand dommage. Un dimanche, deux soldats par

mitrailleuse purent se rendre au service religieux. Je fus chargé de les y

conduire.

   Dans la forêt, à un kilomètre du front, derrière un vallonnement de

terrain, s'élevait une baraque qui servait d'église. Elle était occupée par des

soldats jusqu'à la dernière place et l'aumônier commença à dire la messe.

Pendant la consécration, nous entendîmes soudain tomber plusieurs obus,

en avant du front. Les explosions devenaient toujours plus nombreuses.

Quelques obus semblaient éclater tout près de nous car nous entendions les

éclats siffler au-dessus de la baraque. Nous étions tous inquiets. L'aumônier

célébra la messe jusqu'à la fin, comme si de rien n'était. Lorsqu'on quitta les

lieux les tirs s'intensifièrent encore. Notre adjudant de compagnie nous

donna l'ordre de regagner au plus vite nos mitrailleuses.

   Deux régiments de réserve montaient justement vers l'avant. On les

suivit. A ce moment, il commença à neiger, si bien que l'on ne pouvait voir à

cent mètres. Arrivés à l'orée du bois , je constatai aux obus qui tombaient que

les Russes tenaient tout particulièrement sous le feu de leur artillerie la

tranchée qui conduisait à notre position. On arriva au sommet de la colline,

sans qu'un obus soit tombé à proximité.

   Soudain, la neige cessa de tomber. Les Russes pouvaient nous apercevoir,

offerts comme sur un plateau. Nous nous jetâmes tous à terre, dans la

neige profonde. Que faire à présent? Les tranchées et la position étaient

couvertes de la noire fumée des obus et de nouveaux obus sifflaient vers

nous. Si des observateurs d'artillerie ou des servants de mitrailleuses nous

repéraient, nous étions quasiment perdus. Nous ne pouvions rester couchés.

Il y avait encore quatre cents mètres à parcourir jusqu'à la position et

environ deux cents mètres jusqu'à la tranchée. On décida de courir en

                                                     154

En tant que chef de pièce, j'étais exempt de garde. Pourtant, je prenais

mon tour pour améliorer le sort de mes jeunes. Comme il gelait sévèrement

pendant la nuit, il nous fallait constamment chauffer auprès du fourneau de

l'abri des sacs remplis d'un peu de sable sec, puis les attacher au manteau de

la mitrailleuse, pour éviter que l'eau de la chemise ne gèle, car il est

impossible de tirer avec une mitrailleuse gelée. Autrefois, il n'était pas

nécessaire de les chauffer, car on mélangeait de la glycérine à l'eau pour

l'empêcher de geler. A présent, la glycérine manquait comme beaucoup

d'autres choses. Le chauffage n'était pas fameux non plus. Nous ne disposions

que de bois de sapin, vert et gelé, qui dégageait une affreuse fumée

mais ne voulait pas s'enflammer. Souvent, il fallait presque cracher ses

poumons pour avoir un peu de café chaud.

   Lejour de Noël, commeje passais près de la cantine, plusieurs caisses de

biscuits sucrés étaient en train d'être déchargées. C'était un événement

rare, car d'habitude on ne trouvait à acheter à la cantine que du cirage pour

les bottes, de la graisse pour les chaussures, du papier à lettre, des crayons,

des cartes postales et, de temps en temps, une boîte de sardines et des fruits

en conserve. J'achetai des biscuits à m'en remplir à ras bord toutes les

poches ainsi que ma musette et les mangeai presque tous l'un après l'autre,

sauf cinq rouleaux que j'apportai aux camarades de mon poste. Aujourd'hui

encore, je m'étonne que mon estomac ait pu supporter tout cela. Le soir de

Noël, on reçut une bouteille de vin du Rhin aigrelet pour deux hommes.

   Dans la nuit de la Saint-Sylvestre, je dormais dans l'abri quand je fus

réveillé par le secrétaire de la compagnie. Je regardai ma montre: il était

minuit. Dehors les soldats de garde tiraient en l'air pour fêter l'année

nouvelle et par pur ennui. Tous deux nous nous sommes souhaités une

heureuse année. Je dis au secrétaire qu'il était inutile de me réveiller pour

si peu. Il me répondit: «Je ne suis pas venu ici pour cela. Je t'apporte un

ordre de l'adjudant de compagnie. Tu dois immédiatement ramasser tes

affaires et te présenter à l'arrière, au camp dans la forêt.» J'étais tout à fait

ahuri, car je n'avais aucune idée du pourquoi d'une telle convocation. Le

secrétaire lui-même ne pouvait ou ne voulait pas m'éclairer. Je ramassai

mes affaires et m'en allai en trébuchant à travers la neige durcie, glacée et

crissante, en direction du camp.

   Je vis soudain devant moi un soldat, lui aussi avec armes et bagages. Je

criai: «Hé toi, attends un peu !» Il s'arrêta et je reconnus un Lorrain, nommé

Beek, attaché lui aussi à ma compagnie de mitrailleuse. Je lui demandai où

il allait. «Chez l'adjudant de compagnie, me dit-il. Le secrétaire m'a dit que

je devais me présenter là-bas. »

   Lorsque nous arrivâmes devant l'abri de l'adjudant, il y avait déjà là

plusieurs Alsaciens qui sautaient d'un pied sur l'autre et battaient des bras

pour se réchauffer. Je me présentai chez l'adjudant qui était en train

d'écrire. Il sortit avec moi et nous affecta un abri qui n'avait ni porte ni

fenêtre. Il nous dit d'attendre le jour. On chaparda un peu de petit bois dans

                                                  156

les abris voisins pour faire du feu dans le nôtre qui était dépourvu de

fenêtres et dont le sol était durci par le gel. Nous étions assis autour du feu

à jurer, à pester et à échanger toutes les opinions possibles. Je dis: «Attention,

cela fait longtemps que nous sommes au 44" régiment. Je crois que nous

allons être mutés.. Mon pressentiment fut confirmé.

   Tôt le matin, le chef de compagnie nous convoqua et nous annonça que la

division dont dépendait le 44" régiment allait faire route vers le front de

l'ouest. Sur ordre supérieur, tous les Alsaciens-Lorrains devaient rester sur

le front russe et être affectés à d'autres régiments. Un murmure général

s'éleva dans nos rangs: «Tiens, des soldats de deuxième catégorie! » «Ils ont

sans doute peur qu'on déserte là-bas. » Le commandant de compagnie prit la

parole: «Je vous aurais volontiers gardés à la compagnie, bien sûr. J'étais

content de vous tous. Mais comme vous le savez vous-mêmes, les ordres sont

les ordres et à cela il n'y a rien à changer. Finalement, vous pouvez vous

estimer heureux de pouvoir rester ici car sur le front de l'ouest, le danger est

bien plus grand qu'ici. »Entre nous, nous lui donnions raison, mais personne

ne le montra.

   Nous nous sommes donc mis en route vers Jelowka où plusieurs centaines

d'Alsaciens-Lorrains de notre division étaient déjà rassemblés. Ah! quelle

ambiance! Le moral était le même pour tous. Si les Prussiens avaient atterri

là où nous le souhaitions, ils auraient tous fini en enfer.

   Dans l'après-midi, le commandant du régiment nous tint encore un

discours pour répéter qu'il n'y avait rien à changer à l'affaire et que les

ordres venaient d'en haut. Nous avons passé la nuit dans des baraquements

et le lendemain, 2 janvier 1917, on se mit en marche vers le nord. Un

lieutenant à cheval nous accompagnait. Des grognements ou des cris fusaient

sans cesse. L'un criait: «Epinal », un autre: «Vive la France! » Le

lieutenant se précipitait immédiatement vers la section, dans la colonne

d'où s'était élevé le cri, et demandait qui avait crié. Mais il tombait sur un

bec. Les uns disaient qu'ils n'avaient rien entendu et d'autres lui riaient

effrontément au nez. «Vive la France! » « Vive l'Alsace! » criait-on devant et

derrière l'officier. De colère, il grinçait des dents mais n'arrivait pas à

trouver les coupables, car nous étions solidaires comme un seul homme. Le

lieutenant donna l'ordre de chanter, mais pas une voix ne se fit entendre. «Si

quelqu'un ouvre encore une fois le bec, il aura affaire à moi », cria-t-il, très

irrité de constater que ses ordres n'étaient pas suivis.

   Soudain, un des Alsaciens se mit à chanter: « 0 Strassburg, 0 Strassburg,

du wunderschëne Stadt . [Strasbourg, Strasbourg, ville merveilleuse]. Comme

au commandement, tous, d'une seule voix, se mirent à chanter, et le beau

chant alsacien retentit puissamment dans l'air d'hiver glacial et clair. Le

lieutenant, qui avait compris qu'il n'arriverait à rien, se mit alors à suivre la

colonne sans dire un mot

                                                           157   

 

                       

              Au nord-est du front russe, janvier-avril 1917

 

 

  L'état-major du 260' régiment d'infanterie de réserve était installé dans

un ancien domaine agricole. C'est là qu'on nous mena et qu'on nous répartit

dans les différentes compagnies. Je demandai à être affecté à la compagnie

des mitrailleurs. On répondit par téléphone qu'il n'y avait pas de place

disponible. Ainsi, je fus affecté avec douze autres à la ge compagnie. Malgré

la nuit tombante, nous fûmes conduits chez l'adjudant de compagnie de la ge,

qui avait installé son bureau dans un bel abri dans la forêt. C'était un

homme très sympathique et nous fûmes très satisfaits de son accueil. Il nous

demanda tout de suite si nous avions faim et il nous fit donner du pain et de

la viande en conserve.

    Il nous fallut passer la nuit dans un abri dégarni où tout était gelé et

couvert de givre blanc. On fit un feu qui n'arriva pas à nous réchauffer. Le

secteur tenu par le 260"nous parut assez dangereux car on entendit pendant

toute la nuit le grondement et les explosions des obus et des mines. La nuit

suivante, alors que nous dormions déjà, je fus réveillé par le secrétaire de

compagnie. Dans une position de l'avant, le caporal du groupe Blau avait été

blessé. Je devais donc prendre sa place. Le secrétaire m'accompagna pendant

près de vingt minutes à travers la forêt, jusqu'à une tranchée. Le

secrétaire me dit qu'il n'y avait qu'à la suivre pour arriver à la ge compagnie.

Je continuai dans la nuit d'un pas lourd. Il faisait un froid de canard. La

neige crissait bruyamment à chaque pas. D'aller ainsi, tout seul, à travers la

nuit, me donnait des frissons … Et dans une tranchée que je ne connaissais

pas … Parfois, je m'arrêtais et tendais l'oreille. Je ne devais pas être loin de

la position. Le tir des soldats de garde résonnait tout près.

   Et tout à coup, un sifflement de quelques secondes, un éclair, un fracas. Un

obus d'assez gros calibre venait de tomber pas trop loin. La neige projetée

violemment en l'air se mit à retomber doucement sur moi et quelques mottes

de terre volèrent au-dessus de ma tête. Instinctivement, je me mis à courir

pour m'échapper de ce coin dangereux. Soudain, la tranchée se partagea en

trois couloirs,l'un conduisait à droite, l'autre tout droit et le troisième à gauche

vers l'avant. Je me demandais lequel était le bon? Enfin, après quelques

centaines de pas, j'atteignis la position avancée. Je demandais au premier

soldat de garde quelle était sa compagnie. «La 4"», me dit-il. « Ceux de la 9"se

                                               158

 trouvent à côté de nous, immédiatement à notre droite.» Je le remerciai et

partis à la recherche de ma compagnie le long de la tranchée avancée.

    Presque tous les hommes de garde faisaient des mouvements pour se

réchauffer. Tous avaient tiré leur col jusqu'aux yeux de sorte qu'il ne leur

restait plus qu'une fente large comme le doigt pour regarder.

Après avoir souvent demandé ma direction aux uns et aux autres, je

trouvai l'abri du sous-officier Blau. Je me présentai. Il me demanda depuis

combien de temps j'étais soldat et de quelle région j'étais originaire, etc. Au

bout d'un temps, c'était de nouveau l'heure de changer les postes. Le sousofficier

de service cria dans l'abri: «Relève de la garde! Vous pouvez tout de

suite y monter », me dit Blau. Je pris le fusil du caporal blessé. Le sousofficier

m'accompagna et me conduisit à mon poste. J'étais absolument seul

dans une position que je ne connaissais pas. Malgré l'obscurité, je pouvais

voir les barbelés à moitié couverts de neige. La vue se perdait ensuite dans

la nuit, la neige et le brouillard. A la longue, je fus gelé car, cette nuit-là, il

faisait un froid de canard. Je descendis de mon poste de guet pour sauter

d'un pied sur l'autre et battre des bras autour de moi, pour me réchauffer un

peu. Puis je repris mon poste.

   Soudain, j'entendis en face une sourde décharge. Je connaissais ce bruit;

c'était celui d'un lance-mines; comme je ne savais pas où elle allait tomber,

je me sauvai dans la tranchée et tendis l'oreille; tout à coup, je l'entendis

justement venir dans ma direction, d'abord faiblement, puis très fort, tseh,

tseh, tseh, c'était la mine qui fendait l'air en sifflant. De peur, le sang se figea

presque dans mes veines. J'eus à peine le temps de me jeter par terre à plat

ventre que la mine explosa au-delà de la tranchée avec un bruit effrayant, à

peine deux mètres derrière moi. De la fumée, de la neige, des mottes de terre

et des éclats se mirent à voler de toutes parts. J'avais au moins une brouette

de terre sur le corps. Je me secouai pour m'en débarrasser. Je bondis

rapidement pour me mettre à l'écoute, car j'attendais une deuxième mine. Je

n'avais pas le droit d'abandonner mon poste.

    Le sous-officier Blau vint alors en courant, il avait entendu la mine qui

avait explosé tout près de moi. Il cria: «Etes-vous blessé ?» Je lui dit que non.

Il ajouta: «Il faut, dès que vous entendez la détonation, vous réfugier dans le

terrier.» «Quel terrier ?» lui répondis-je. Il me montra alors, tout près du

poste, un trou avecun coffrage de bois, creusé dans le sol de la tranchée et qui

pouvait recevoir facilement un homme. Boum, de nouveau une détonation en

face. Le sous-officier Blau rampa vers le terrier et comme il n'y avait plus de

place pour moi,je me jetai de nouveau à même le sol de la tranchée. Et déjà

la mine arrivait en sifflant. Cette fois, elle vola un peu plus loin par-dessus

nous. Blau regagna son abri. Plusieurs autres mines nous tombèrent encore

dessus, mais plus aussi près. Finalement, je décidai de ne plus occuper mon

poste de garde et de rester tout le temps tapi dans le terrier.

La relève vint enfin. Nous devions être relevé chaque heure, à cause du

froid terrible. J'allai donc vers l'abri, éclairé par une bougie; j'enlevai mes

                                                        159

 bottes gelées et dures comme de la pierre. J'essayai de me réchauffer un peu

les pieds près du poêle. Le bonnet de laine que j'avais tiré sur ma bouche et

mon nez était tellement couvert de glace devant ma bouche qu'un glaçon

presque aussi grand que le poing s'y était formé. Lorsque je me fus un peu

réchauffé. je me couchai pour dormir. Deux heures passèrent très vite,jusqu'à

ce qu'arrive de nouveau mon tour de garde. J'eus à peine le temps de réaliser

que je m'étais endormi que déjà je devais assurer la relève. Chaque nuit, nous

devions assurer six fois la garde. Naturellement, les autres camarades

n'étaient pas mieux lotis. Les nuits nous paraissaient interminables.

   Parfois, quand j'étais si abandonné dans la nuit froide, je me demandais

pourquoi et pour qui je me trouvais ici. L'amour de la patrie ou des choses

semblables, de toute façon, il n'yen avait pas de trace, chez nous Alsaciens.

Sou vent, j'étais pris d'une terrible fureur quand j'imaginais la vie agréable

que menaient les vrais auteurs de cette guerre. D'ailleurs, je nourrissais une

rage secrète contre les officiers, à partir du grade de lieutenant, qui étaient

mieux nourris, mieux logés que nous et qui en plus recevaient une paye

rondelette, tandis que le pauvre soldat devait supporter les misères de la

guerre pour « la patrie et pas pour l'argent, hourra, hourra, hourra! » comme

dit une chanson militaire. A part cela, on n'avait pas à avoir d'opinion

personnelle face aux officiers. De toute façon, on n'avait rien à dire; il n'y

avait qu'à obéir aveuglément.

    Un jour, nous fûmes à ce point arrosés de mines que l'on ne sut plus où se

fourrer. Du coup, on se précipita tous dans l'abri bétonné de l'infanterie. Ces

satanées mines éclataient à gauche et à droite. L'abri était bondé de soldats

serrés comme des sardines en boîte. Soudain, un bruit effroyable au-dessus de

nos têtes, une mine avait explosé juste au-dessus de notre abri. A l'entrée, là

où la couverture de béton reposait sur les murs, on voyait des fissures. Du fait

des formidables ébranlements, le couvercle épais de plus d'un mètre s'était

détaché. Nous nous regardions les uns les autres, anxieux. Et de nouveau une

détonation qui projeta la plupart d'entre nous à terre. Un autre obus avait

atteint de plein fouet notre abri. Cette fois, la couverture de ciment s'était

déplacée de la largeur d'une main. Je dis alors à mon camarade Herter qui

était déjà un bon ami: «Karl, je ne reste pas ici.» «Mais où veux-tu donc

aller ?» demanda-t-il. «Attendons le prochain coup et, si tu veux, tu me suis.»

Lorsque la mine suivante eut explosé, nous quittâmes tous deux l'abri pour

filer au pas de course le long de la position jusqu'à la tranchée qui conduisait

nu poste d'écoute, situé vers l'avant dans les barbelés. C'est dans cette

direction que nous avancions. Nous étions maintenant complètement à l'abri,

cm les mines volaient toutes au-dessus de nous. Nous pouvions même les

observer tranquillement effectuer leurs courbes, bien haut dans le ciel. Et

voici l'artillerie allemande qui commence enfin à répondre. Derrière nous,

dans la forêt, les tirs crépitaient. Avec un bruyant sifflement, ils filaient au dessus

de nos têtes pour éclater sur la position russe. Par le miroir de tranchée

qui se trouvait au poste d'écoute, nous observions les points de chute en face

                                                    160

   C'était un spectacle excitant et on en oubliait presque le froid. L'artillerie

russe, qui voulait montrer sans doute qu'elle aussi disposait encore de

munitions, déversa sur nous quantités d'obus et de shrapnels. De tous côtés,

tonnerre et fracas; on en perdait l'entendement et la vue.

   Vers le soir, le feu faiblit. On regagna notre position. La tranchée était

complètement comblée par endroits. On attendit qu'il fasse nuit pour la

rendre à nouveau praticable. Plusieurs abris avaient été complètement détruits,

cependant un seul était occupé par six soldats dont quatre furent tués;

les deux autres étaient gravement blessés. Dans la nuit noire, ce fut un triste

et pénible travail de dégager de la terre gelée et des troncs de sapins fracassés

les deux blessés qui gémissaient et les quatre cadavres. Dans ce secteur du

front, les Russes devenaient toujours plus provocants. Dès qu'un peu de fumée

s'élevait d'un abri, ils tiraient des mines et des obus. Si bien qu'on eut plus le

droit de se chauffer qu'avec du charbon de bois. Ce dernier était brûlé dans

d'immenses forêts derrière le front et amené vers l'avant par le train militaire.

Tous les deux jours, chaque groupe en recevait un grand sac.

   Un jour, le sous-officier Blau m'envoya à la corvée de charbon. Des sacs

étaient empilés à l'entrée de la position là où l'on débouchait dans la

tranchée. Beaucoup de sacs avaient déjà été enlevés. J'étais en train de

charger mon sac sur le dos, quand un shrapnel arriva en trombe et explosa

au-dessus de nous. La charge entière s'enfonça dans le mur de la tranchée,

à un mètre de nous à peine. Au même moment je sentis une vive brûlure

dans le dos. Nous nous précipitâmes à toutes jambes dans l'un des vieux

abris qui se trouvaient à proximité. Là je demandai à l'un des soldats s'il ne

voyait rien dans mon dos, sur la vareuse. Il regarda et découvrit un trou

comme un petit pois. Je me dis que j'avais attrapé un petit éclat, mais

sentais que ce n'était rien. Les autres dirent qu'ils voulaient voir ça de près.

J'enlevai ma veste. L'éclat avait percé le petit morceau de cuir qui réunit les

bretelles dans le dos, si bien que sa force de pénétration en avait été

diminuée. L'éclat, qui n'avait pas la grosseur d'un petit pois, était enfoncé

sous la peau et, en le poussant avec l'ongle, un soldat le dégagea. Je fus

content une fois l'opération terminée, car je commençais à avoir sacrément

froid avec mon dos nu. Je pris mon sac dans les bras pour le porter dans

l'abri. Je n'osais le prendre sur mon dos, car le haut de ce gros sac aurait

dépassé la protection de la tranchée et, à coup sûr, un shrapnel aurait

immédiatement volé dans notre direction. Le ravitaillement devenait de

jour en jour plus mauvais et plus rationné. Très souvent, quand on revenait

de la garde avec une faim de loup, il n'y avait même pas un morceau de pain

à se mettre sous la dent, sans parler d'autre chose.

   Un jour, on reçut l'ordre suivant: « Demain, dans la soirée, la ge compagnie

passera à l'attaque après une violente préparation d'artillerie, pénétrera

dans la position russe pour ramener des prisonniers et voir quelles troupes

nous font face. Si possible, il faudra détruire les lance-mines russes.» En

entendant ça, mon coeur me descendit presque dans le pantalon.

                                               161

  La nuit suivante, nous avons reçu l'ordre de taillader à la cisaille des

passages à travers nos trois rangs de barbelés, afin de faciliter notre

progression lors de l'attaque. Heureusement, nous ne fûmes pas repérés par

les Russes lors de cette besogne. Le lendemain s'étira lentement. Nous

étions tous abattus, car chacun se demandait ce qui allait lui arriver lors de

l'assaut. Au cours de l'après-midi, l'artillerie allemande et les lance-mines

se mirent à pilonner les positions russes, tant et si bien que de larges brèches

furent ouvertes dans leurs barbelés. Le feu de l'artillerie prit fin.

   Vers le soir, on reçut l'ordre de se préparer à l'assaut. Chacun d'entre nous

devait s'accrocher trois grenades à main au ceinturon et planter sa baïonnette

au canon. Nous étions debout, dans la tranchée, le coeur battant

d'émotion, dans l'attente … Tout était silencieux. Et tout à coup, l'artillerie

allemande se mit en action. «A l'assaut», se mirent à crier les chefs de

compagnie et les chefs de groupe. Tous nous avons grimpé hors de la

tranchée en courant à travers les barbelés, en direction des Russes, aussi

vite que nous le permettait la neige épaisse et gelée. Lorsqu'on s'approcha de

la tranchée, l'artillerie allemande recula son tir, tandis qu'à droite et à

gauche des obus s'abattaient sur les positions ennemies pour les empêcher

de nous prendre de flanc. Arrivés à la tranchée russe, nous avons jeté

quelques grenades à main avant d'y sauter.

  Les quelques Russes qui occupaient la tranchée furent totalement surpris.

Quelques-uns se défendirent. De notre côté, deux hommes furent abattus et

trois autres blessés. Les Russes furent descendus comme des chiens, même

ceux qui cherchaient à fuir. J'avais pitié de ces pauvres bougres. Le reste,

environ vingt hommes, se rendit. Les malheureux avaient une peur bleue. On

leur permit de ramasser leurs effets dans leurs abris, pour les emmener en

captivité. Je n'avais qu'une hâte: me retrouver dans notre poste. Il commençait

à faire nuit. L'artillerie allemande tirait de plus belle. Pour nous, c'était

le signal de la retraite, sous la protection de l'artillerie.

   Les canons russes prirent à leur tour la position allemande sous leur feu,

si bien que notre repli pouvait être dangereux. Nous avons fait comprendre

aux Russes de se tenir prêts. On sortit tous de la tranchée, en encadrant nos

prisonniers, et en avant! Une fusée éclairante russe s'éleva; on nous

observait et plusieurs coups de feu retentirent. Un de nos hommes fut

atteint au bras et un des Russes à la jambe. Malgré cela, on ramena, non

Hans peine, tout le monde, y compris les trois soldats blessés.

    Parvenus dans notre tranchée, chacun chercha à rejoindre son abri, car

l'artillerie russe continuait à nous envoyer quelques obus. Lorsque les tirs

cessèrent, la compagnie dut se rassembler dans la tranchée. Il manquait

huit hommes, deux étaient tombés dans la tranchée, trois avaient été

blessés là-bas et un sur le chemin du retour: cela fait six. Personne ne savait

où étaient restés les deux autres. Le lendemain matin, quand il commença

il luire jour. nous vîmes un mort étendu entre les positions. Mais il n'y avait

aucune trace du dernier.

                                       162

                Le froid et la faim       

 

   La nuit suivante, notre bataillon fut relevé. Nous avons marché huit

kilomètres vers l'arrière, pour être casés dans de grands abris. On connut

pendant cette période un froid comme je n'en avais jamais subi. Le thermomètre

baissa jusqu'à trente-huit degrés en dessous de zéro. C'était le matin,

au lever du soleil, que c'était le plus dur. Il faisait si froid que l'air vibrait. Un

petit ruisseau, d'un mètre de profondeur peut-être, était gelé jusqu'au fond,

si bien que nous étions forcés de faire fondre la neige et les morceaux de glace

dans nos ustensiles de cuisine, sur le poêle, car si nous voulions faire

chauffer du café il nous fallait de l'eau.

    Le pain et le reste du ravitaillement qui nous étaient amenés par traîneau

étaient durs comme fer. Si un homme n'avait pas tiré le bonnet de laine audessus

de son nez, le bout de son nez, devenu insensible, tournait au blanc.

On reçut l'ordre de se surveiller mutuellement. Chacun reçut en outre une

boîte de graisse antigel pour pouvoir s'en frotter les parties gelées et les

panser. Le nez, les oreilles, les pommettes, le bout des doigts, les orteils et

les talons gelaient le plus vite.

   Après quelques jours de repos, nous avons été envoyés tous les jours vers

l'avant pour les travaux de mise en état de nos positions. Nous traînions la

plupart du temps des plaques de ciment le long de la tranchée vers le poste

avancé. Elles allaient servir à la construction des abris. Ce n'était pas facile,

par ce froid rigoureux. «Mon vieux, t'as un nez tout blanc", se disait-on

souvent l'un à l'autre. On se le frottait immédiatement avec de la graisse et

on le couvrait d'un pansement. Sur le chemin de l'aller et du retour nous

revêtions sur nos uniformes des « chemises de neige» toutes blanches,

munies de capuchons, pour ne pas être vus des Russes.

   A la fin de notre temps de repos, on regagna la position. Cette fois, nous

étions à un kilomètre plus au nord. A cet endroit, la tranchée russe était à

cinquante mètres à peine. Il était clair que personne ne pouvait montrer sa

tête. La moitié des hommes devait monter la garde pendant la nuit, pour

être prêts en cas d'attaque. Ainsi, chaque nuit, chacun devait, par ce froid

glacial, faire huit heures de garde dehors. On ne pouvait jamais rester

immobile. On piétinait et on battait des bras, pour se réchauffer un peu. Une

demi-heure se passait après la relève, jusqu'à ce qu'on se sente un peu

                                                      163

 réchauffé dans l'abri. Alors, on se couchait pour le reste de l'heure. A peine

endormi, il fallait ressortir. Il était sévèrement défendu de déboucler son

ceinturon durant la nuit et d'enlever ses bottes. Il fallait donc se coucher sur

le dos, avec les cartouchières pleines sur le ventre. On suspendait les fusils

au-dessus du lit, pour les garder à portée de main en cas d'alarme. Chaque

semaine il y avait au moins deux alertes pour permettre aux officiers de

constater combien de temps il fallait pour occuper la tranchée.

    Un matin, je fus envoyé à la corvée de pain. Je mis sur mes épaules une

toile de tente, et m'en allai vers le point de distribution à trois cents mètres

de là, les mains dans les poches de ma capote. Je mis autant de pains dans

ma toile que je pouvais en porter. Je m'aperçus alors que j'avais laissé mes

gants dans l'abri. Je ramassai à mains nues les quatre coins de la toile de

tente, jetai le tout par-dessus l'épaule et me dirigeai le plus rapidement

possible vers mon abri. Dieu! comme j'avais froid aux mains! Je tenais avec

peine ma toile de tente. J'arrivai enfin à l'abri en laissant tomber la toile et

le pain. Plusieurs bouts de doigts étaient déjà gelés et avaient une teinte

blanche et jaune. Immédiatement, des camarades se mirent à m'enduire de

graisse et me faire un pansement. C'est à peine si j'éprouvais encore un

sentiment de souffrance dans mes doigts, mais je sentais un tel malle long

des bras et dans la poitrine que je me mis à me tordre de douleur sur mon lit.

Au bout d'un quart d'heure, la douleur avait presque disparu. J'enlevai le

pansement de mes mains et constatai que le sang irriguait de nouveau le

bout de mes doigts.

    Au début du mois de février 1917, nous fûmes relevés pour établir notre

quartier dans le hameau de Kekeli. Kekeli, c'était quelques baraques de bois

isolées, couvertes de paille. A présent, nous pouvions dormir la nuit entière.

Chaque jour, nous devions travailler dans un secteur couvert de neige

devant le village. Mais au bout d'une semaine, il fallut rejoindre le front. On

regagna notre ancienne position.

    On reçut une fois de plus l'ordre de faire un coup de main dans la position

russe. On nous demanda qui voulait se porter volontaire. Les volontaires

recevraient la croix de fer. A mon grand étonnement, douze hommes se

présentèrent. Le lendemain, à la pointe du jour, les douze hommes se mirent

en position et, au commandement, sortirent de la tranchée. En quelques

bonds, ils atteignirent la ligne russe. Tout alla si vite que du côté russe, il n'y

eut pas le moindre coup de feu. Tendus, nous écoutions ce qui se passait de

l'autre côté. Quelques coups de feu retentirent. Au bout de deux minutes,

nos mitrailleuses se mirent à crépiter et balayèrent à gauche et à droite du

point d'attaque, au ras de la position ennemie. Nos soldats sautèrent hors de

la position russe pour courir vers nous, aussi vite que possible. Ils n'étaient

plus que onze. Aucun ne savait où le douzième se trouvait. On pensa qu'il

était resté exprès de l'autre côté, pour être fait prisonnier. D'après les

assaillants, ils n'avaient tué qu'un seul Russe et ils rapportèrent son

portefeuille et ses épaulettes arrachées. La position que nous tenions  était

                                                     164

trop près de l'ennemi et trop dangereuse. C'est pourquoi nous devions être

ramenés trois cents mètres en arrière, sur une longueur d'un kilomètre, où

nous attendaient de beaux abris, bien construits.

      Au cours de cette dernière nuit passée dans notre position avancée, nous

avons dû transporter à l'avant de petites caisses d'explosifs qui furent

réparties par les sapeurs dans les abris, reliées entre elles par des fils. Les

entrées et les fenêtres des abris étaient obstruées par des sacs de sable. Le

matin aux premières heures, nous quittâmes la position avancée. A midi pile,

tout devait sauter. Tendus, nous regardions vers l'avant. Tout à coup, une

explosion telle que la terre en trembla. Là, en avant, plus de cent nuages

noirs s'élevaient et, au-dessus, de tous côtés, il y avait des mottes de terre, des

troncs de sapins déchiquetés ou entiers qui s'écrasaient avec grand fracas.

Tout de suite, une patrouille de huit hommes fut envoyée à l'avant pour

constater si tous les abris étaient détruits. Ils tombèrent sur une patrouille

russe de six hommes qui se rendit immédiatement et qui fut ramenée par les

nôtres.

       Après cela, la vie reprit son cours normal. Tours de garde, mauvaise

nourriture et la torture des poux pour couronner le tout! Fin mars 1917,

nous avons été relevés pour prendre quelques jours de repos. La température

était un peu plus douce, mais la neige était encore dure. Nous devions

faire des exercices imbéciles dans la neige.

      J'avais comme chef de groupe un sous-officier, Schneider, qui malgré ses

vingt-neuf ans, était déjà docteur en chimie, mais à qui la vie militaire ne

disait absolument rien. Notre commandant, un homme très sévère, chevauchait

partout à travers le bataillon, en observant les manoeuvres des

groupes. Lorsqu'il s'arrêta auprès de nous, le sous-officier Schneider donna

quelques ordres de travers. Comme s'il avait commis le plus grand des

crimes, le commandant se mit à l'invectiver: « Comment se fait-il qu'un

animal comme vous ait été promu sous-officier? Vous êtes bon pour le dépôt

des recrues, où vous apprendrez le service par le commencement. Vous, le

caporal, dit-il en s'adressant à moi, vous allez prendre immédiatement le

commandement du groupe.» Je m'avançai; comme j'avais une voix forte et

que je connaissais naturellement les commandements après quatre ans de

service, il me fut facile de faire évoluer le groupe. Je leur fis exécuter

quelques déploiements en tirailleurs, prendre quelques positions pour se

rassembler ensuite. Le commandant du bataillon qui avait vu tout cela me

dit: «C'est bon caporal. Depuis quand êtes-vous soldat ?» «Depuis octobre

1913 », lui dis-je. « Depuis quand êtes-vous au front ?» « Depuis le début de la

guerre, avec quatre à cinq mois d'interruption. » « Alors comment se fait-il

que vous ne soyez pas encore sous-officier ?» questionna-t-il encore. Je

répondis: « Je suis alsacien et de ce fait j'ai déjà dû changer quatre fois de

régiment. Comme nouveau venu, on est toujours traité comme une recrue. »

Il s'éloigna sur son cheval et fit venir le chef de compagnie, le lieutenant

Kerrl, qui était un bon chef et me voulait du bien. Je vis que tous les deux me

                                                       165

 regardaient et parlaient de moi. Lorsque nous cessâmes l'exercice, l'ordonnance

du régiment apporta une notification à notre commandant. Après en

avoir pris connaissance, celui-ci s'écria: « Que tout le bataillon se rassemble

ici l. Tout le monde se précipita et fit cercle autour de lui. «Soldats, dit-il,

sur ce front la guerre est pour ainsi dire finie. En Russie, une révolution

vient d'éclater. Le tzar est détrôné. La garnison de Saint-Petersbourg, forte

de trente mille hommes, vient de se joindre aux révolutionnaires.» On

écouta bouche bée, puis on fut renvoyés à notre quartier. On fit toutes sortes

de suppositions. Les uns envisageaient sans plaisir de devoir arracher les

rails de campagne rouillés, d'autres au contraire se voyaient déjà à Saint-

Petersbourg et à Moscou. Presque tous se réjouissaient que la vie de

tranchée soit bientôt finie. Moi-même cependant, j'étais plutôt circonspect,

mais je n'en dis pas plus. Là-bas, au front, les coups de canon retentissaient

comme d'habitude. Cette révolution ne devait donc pas être si terrible.

     Quelques jours plus tard, on y vit plus clair. En effet le tzar était déposé

mais uniquement parce qu'il voulait la paix. La guerre, par contre, continuait

de plus belle sous les ordres de Kerensky. Début avril 1917, notre

régiment fut entièrement relevé. Nous avons pris nos quartiers dans la

petite ville de Sulvat, uniquement peuplée de juifs. Je voyais là les premiers

civils depuis ma permission d'octobre 1916. Il n'y avait pas de ravitaillement

à acheter, mais pour le reste il y avait du choix et, dans les petits débits de

boissons on pouvait encore boire un thé à peu près convenable, sucré non pas

avec du sucre, mais avec de la saccharine.

    Puis on reprit notre marche en direction d'Abeli. Là, on nous embarqua;

personne ne savait dans quelle direction. Nous allions vers l'arrière, par

Radsiwilischki, Rakischki, Schaulen, vers Janischki. Là-bas, on quitta le

train, pour être logés pendant trois jours dans des quartiers de masse où on

coucha à même le sol. Je pus acheter en douce une douzaine d'oeufs et une

livre de lard. Cela me fit au moins deux repas corrects.

    Au bout de trois jours, nous sommes retournés à Schaulen. Avec un autre

caporal, je devais être promu sous-officier. Arrivés à Schaulen, tous les

Alsaciens-Lorrains reçurent l'ordre de descendre. Je compris tout de suite.

Nous devions nous grouper sur le perron. Le chef de compagnie vint vers moi

pour me donner une lettre à transmettre à mon futur chef de compagnie.

C'était une lettre de recommandation qui me concernait moi et les autres

Alsaciens de la compagnie. Je remerciai et le chef prit congé de moi. Nous ne

pouvions prendre le temps de faire nos adieux à nos camarades car ils

n'avaient pas le droit de quitter le train. A notre départ, nous leur avons fait

un signe d'amitié, un dernier au revoir. Le régiment ou plutôt la division était

transférée vers le front français et les Alsaciens ne devaient pas les suivre.

    On fut logés deux jours à Schaulen, dans une ancienne tannerie. Nous

étions environ mille deux cents hommes. Ici, de nouveau, les mêmes cris de

colère que lors de notre affectation du 44e régiment au 260e• Ce qui m'intéressait

fort, c'était de savoir ce qu'il pouvait y avoir dans la lettre de

                           166

recommandation de mon ancien chef de compagnie. Sur l'enveloppe, il y

avait écrit: «Au chef de compagnie. » Je me dis que je pouvais aussi bien

remettre la lettre sans adresse et j'ouvris vite l'enveloppe pour la lire. Toute

cette lettre était un concert de louanges pour moi et pour le soldat Runner

Harry, natif de Rouffach, ainsi que pour les autres de la 9" compagnie. Au

fond,j 'étais heureux que ayons été si bien vus par notre capitaine. Je fis part

du contenu de la lettre uniquement à mon ami Runner Harry.

 Le lendemain, j'allai en ville avec lui pour voir s'il y avait quelque chose à

manger. Hélas, nous n'avons rien trouvé, sinon du thé chaud. Mais nous

étions surpris que beaucoup de soldats s'en aillent dans une rue écartée sans

revenir. Croyant qu'il y avait là-bas quelque chose à acheter, on y alla tous

deux. On entra dans une maison où régnait un grand va-et-vient, comme

dans une ruche. Ah oui! il y avait là quelque chose à acheter, mais quoi!

Nous étions tombés dans une maison de passe où quelque huit filles

s'adonnaient à leurs désordres.

Devant chaque porte, il y avait toute une rangée de soldats, qui entraient

l'un après l'autre dans la chambre. Nous deux avons fait demi-tour, car nous

avions honte pour nos compatriotes. Tous ces soldats en effet étaient des

Alsaciens.

  Le lendemain, on prit le train militaire en direction du front. On débarqua

près de Jakobstadt, pour être répartis dans différents régiments. Je fus

affecté avec quelque deux cents hommes au 332".Un adjudant nous conduisit

jusqu'au front. Nous avions à marcher près de quinze kilomètres. L'adjudant

entendit toutes sortes de choses; il fut content lorsqu'il nous présenta à l'état major

du régiment. Nous avons été immédiatement répartis entre les bataillons

pour le rassemblement. Le commandant Zillmer, un homme de près

de soixante-cinq ans, vint nous tenir son discours d'arrivée. Jusqu'à ce jour,

il n'y avait pas eu d'Alsaciens au régiment. Lecommandant ne les connaissait

que par ouï-dire, et, d'après ce qu'il nous rapporta, on ne semblait pas avoir

entendu ici beaucoup de bien des Alsaciens-Lorrains. Mais auparavant, il

nous inspecta et regarda chaque casquette. «Ça va… Je pensais qu'il y avait

parmi vous davantage de 2e classe. » Ce fut sa première phrase (les soldats de

2e classe, «les criminels », n'avaient pas le droit de porter de cocarde à leur

casquette). Puis il poursuivit: «Que vois-je? Certains d'entre vous portent

même la croix de fer.» Il se montra très étonné, comme s'il avait fait une

grande découverte. J'aurais bien voulu abattre ce gredin. Il l'aurait mérité.

Nous fûmes donc répartis entre les compagnies. Je fus affecté à la 5e•

J'avais demandé la compagnie de mitrailleurs. L'adjudant de compagnie,

que je ne pus sentir dès le premier instant, nous fit un accueil comparable.

«Te voilà foutu», me disais-je. Je fis même le projet de passer chez les Russes

à la première occasion, car je me voyais mal rester plus longtemps chez cette

canaille.

  Le lendemain, je fus envoyé avec plusieurs camarades vers la position

avancée. Le chemin nous conduisit à travers des marécages où de longs

                                                   167

éléments de ponts avaient été construits par endroits, pour faciliter le

passage. La position n'était pas une tranchée creusée dans la terre, mais une

espèce de remblai. Creuser était impossible, car dans cette région marécageuse,

la tranchée eût été immédiatement inondée. Les abris en haut de la

butte étaient construits légèrement, et auraient offert peu de protection

sous un feu d'artillerie.

   La position était très calme cependant et nous étions installés dans des

baraques au bord d'une forêt de sapins, à près de trois kilomètres du front;

comme des soldats me le confièrent, il n'y avait que quelques shrapnels

venant d'en face. Il me fallut me présenter au chef de compagnie, le

lieutenant Pelzer. Le lieutenant avait la voix enrouée; il avait l'air désabusé

et fatigué; il nous regarda tous comme on jauge du bétail et donna ordre à

l'adjudant qui nous accompagnait de nous répartir dans les sections. Mais

auparavant, je remis la lettre de recommandation de notre ancien chef de

compagnie. Le lieutenant l'ouvrit, en prit connaissance et dit simplement:

« Vous pouvez y aller.»

   Je fus affecté au groupe du sous-lieutenant Stein. Une sévère discipline y

régnait; lorsqu'on était de garde, il fallait regarder droit devant soi vers les

Russes, comme un phare, et quand un officier inspectait la tranchée, il

fallait se mettre au garde-à-vous, regarder droit devant soi et faire son

rapport: « Caporal Richert, poste n° … , rien de nouveau du côté de l'ennemi. »

Dans cette position, il n'y avait rien à craindre des Russes, car entre nous et

eux coulait un grand fleuve, la Duna, qui à cet endroit précis avait quatre

cents mètres de largeur, si bien que, de jour, un passage d'une rive à l'autre

était impossible. Après dix jours environ, nous fûmes relevés et installés au

bord d'une forêt de sapins, à trois kilomètres du front.

   Dès ce moment, on ne reçut plus sept cent cinquante grammes de pain par

homme et par jour, mais seulement une livre. On avait fait le point de l'état

des réserves alimentaires en Allemagne et dans les pays occupés, et on avait

constaté qu'il était impossible d'assurer la livraison du pain jusqu'à la

saison nouvelle. C'est pourquoi, on nous enleva une demi-livre par jour. De

toute façon, nous n'avions déjà plus de pommes de terre, car la récolte de

l'automne 1916 avait été mauvaise.

  Une famine terrible s'installa peu à peu. Notre ravitaillement consistait en

un mauvais ersatz de café noir sans sucre et une livre de pain qu'on nous

apportait matin et soir; chacun l'aurait normalement mangée tout de suite le

matin avec le café. Il y avait de temps à autre du beurre, de la marmelade et

un peu de saucisse de porc ou de la «graisse de singe». Juste quelques

grammes par tête, de quoi nourrir un chat, mais pas de jeunes soldats

affamés. En plus, il y avait trois jours sans viande par semaine. A midi, nous

avions droit à une soupe maigre, essentiellement à base de semoule ou de

légumes secs. La cuisine roulante était amenée dans la position avec son

ravitaillement. A nous qui étions en réserve, on nous affectait la soupe dans

un seau sur une voiturette. Quand l'heure de la soupe approchait et que le

                                                    168

    chariot allait venir, la plupart des soldats allaient à sa rencontre car chacun

voulait être le premier, avec l'espoir d'attraper du rab, en plus de son litre. Le

seau lui-même était récuré soigneusement à la cuillère. Parfois, quand les

premiers voulaient s'accrocher à la voiture pour passer avant les autres, le

conducteur donnait brusquement un coup de fouet aux chevaux pour les

mener au galop vers le lieu de distribution, si bien que ceux qui voulaient être

les premiers se retrouvaient les derniers. Et pourtant, il y avait encore des

patriotes stupides pour croire toujours et encore à la victoire de l'Allemagne.

   Mais voici qu'arrivait le printemps, et dans les jardins des maisons

détruites, dans les buissons et aux bords des chemins les orties poussaient

en masse! Nous les arrachions; on avait peine à les tenir, mais on les

dévorait cuites dans l'eau salée et mélangées à la soupe de midi. De même,

on faisait la récolte des pissenlits qu'on faisait cuire avant de les manger.

Tout ce qui croissait et se multipliait devenait nourriture. Je réussis unjour

à abattre un chat sauvage perché en haut d'un sapin. Ce fut un vrai régal. Je

n'avais jamais pensé descendre si bas. Tous les soirs, il fallait aller vers la

position pour installer de nouveaux systèmes de barbelés et construire des

tranchées de réserve. Au lever du jour, on rejoignait nos baraques de

l'arrière. Au retour, chacun allait comme il voulait par groupe de deux à

trois, jusqu'à dix. Un hérisson croisa un jour notre chemin. Huit hommes

sautèrent dans le fossé pour l'attraper. Cependant, tous se blessèrent à ses

pointes et abandonnèrent la chasse en poussant des cris. Dans la tranchée,

les camarades se bousculaient; aucun ne voulait laisser échapper la proie et

pourtant personne ne réussissait à s'en saisir. Je sautai à mon tour dans la

tranchée et vis le porc-épie replié sur lui-même, entre les pieds des soldats

qui se bousculaient autour de lui. En le poussant du pied,je sortis le hérisson

de la mêlée, pris ma casquette et le projetai en plein milieu de ma coiffure:

le hérisson était à moi! Avec la moitié de la bête, je fis un rôti, avec l'autre

moitié, une soupe. Un vrai festin.

    Un matin, comme   nous revenions de notre travail ,je vis dans une mare une

centaine de grenouilles en train de frayer. Avec un camarade jardinier, de

Strasbourg, je m'approchai pour les attraper. On se mit tout de suite à les

nettoyer. Les Prussiens qui nous regardaient étaient près de dégobiller, car

en Prusse on ne mange pas de grenouilles. On commença à les faire revenir

dans une poêle, sur le fourneau. Le jardinier avait reçu la veille une demilivre

de beurre et les cuisses de grenouilles répandirent une très agréable

odeur. L'un après l'autre, les Prussiens s'approchèrent, alléchés par le

merveilleux fumet, et commencèrent à lorgner sur notre poêle à frire, pleins

de convoitise. « Dis, je pourrais aussi en goûter ?» Eux qui avaient tellement

fait les délicats auraient volontiers vidé toute l'assiette. On leur dit simplement

d'aller eux-mêmes à la pêche et de se les faire cuire tout seuls. Acompter

de ce jour, dans toute la contrée, aucune grenouille ne fut plus en sécurité.

Nous espérions que le ravitaillement allait s'améliorer. Hélas, on se

trompait. Vraiment, cela devenait presque intolérable. Jamais, même pas

                                            169

une seule petite fois, il ne nous fut possible de manger à notre faim. De plus,

les aliments étaient presque toujours de qualité médiocre.

     Un jour, avec plusieurs camarades, on alla se plaindre au chef de compagnie.

Dans son parler allemand typiquement berlinois, il répondit simplement:

« Faites des épinards, moi je n'ai rien non plus. » Que faire à présent?

Rien. Les soldats désignaient sous le simple nom d'épinards les orties cuites

et toutes sortes de verdure. Un jour, il y eut un appel pour tout le bataillon.

On dut s'y rendre. Le commandant du régiment apparut fièrement à cheval.

Il ne fut naturellement pas question de l'énergique pas de parade, car,

d'abord, nous ne l'avions pas encore exercé, et puis nous n'avions pas la force

de lancer en avant nos jambes molles, fatiguées. Après, nous dûmes nous

grouper en demi-cercle autour de lui. Il commença: « Camarades, oui, nous

avons faim, c'est un fait [avec ça, il avait une face de lune et un impressionnant

coussinet de graisse dans la nuque]. Oui, nous avons faim, mais

l'Angleterre a faim aussi, nos sous-marins s'y emploient; c'est rare qu'un

navire puisse atteindre l'Angleterre sans être torpillé. La France est également

épuisée et souffre beaucoup du manque de vivres [j'avais reçu deux

jours plus tôt une lettre de ma soeur qui m'écrivait que, là-bas, il y avait de la

nourriture en abondance]. C'est comme dans une lutte, lorsque l'adversaire

est déjà à terre, mais résiste encore d'une épaule. Cette épaule, nous devons

l'aplatir. C'est pourquoi nous devons tenir jusqu'au bout. Car nous voulons,

nous devons vaincre et nous vaincrons.» Je pensai que ce gros lard avait la

parole facile… Plusieurs soldats patriotes ajoutèrent foiaux belles paroles du

colonel. Quand je les entendis parler par la suite d'affamer l'Angleterre et la

France, je leur donnai à lire la lettre de ma soeur: « Tonnerre de Dieu,

commenta plus d'un. Si ça continue comme ça, ça va mal finir. »

   En mai 1917, notre régiment fit retraite. Par train militaire, nous fûmes

transportés à près de cent cinquante kilomètres en arrière du front, vers le

sud. Arrivés à la petite ville de Nowo Alexandrowsk, nous avons quitté le

train pour marcher vers le front sur une très bonne et large route. Après une

heure de marche, on atteignit une position avancée pour relever le régiment

qui s'y trouvait. .. Les soldats avaient le même air misérable et amaigri, ce

qui démontrait qu'ici aussi la faim régnait. Ma compagnie avait pris position

dans un petit bois, sur une langue de terre entre deux lacs: à droite, le

Meddumsee, à gauche le Ilsensee. La position russe se trouvait à cent

cinquante mètres devant nous.

   Une nuit, alors que j'étais de faction, une mitrailleuse russe se mit à faire

feu. Les balles frappèrent à gauche et à droite de ma tête, si bien que la terre

frappa ma figure. Aussi vite que l'éclair, je me mis à l'abri et, cette nuit-là,

n'osai plus regarder au-dessus du parapet.

   La position était très solidement construite. Il y avait un corridor de cinq

mètres de profondeur, pourvu tous les quinze mètres de marches menant à la

tranchée. Par rapport à d'autres, cette position n'était pas très dangereuse.

Bien sûr,quelques obus et shrapnels volaient des deux côtés mais ne 

                                                170

faisaient que peu de dégâts. Je devins de nouveau chef de groupe et n'avais

plus à prendre de faction. Cependant, chaque nuit, je devais inspecter

pendant une heure les sentinelles de la tranchée. Je trouvais des sentinelles

évanouies à côté de leur poste. Parfois, des soldats totalement épuisés étaient

envoyés pour deux à trois semaines quelque part derrière le front, dans un

centre de repos, pour reprendre quelque force. J'essayai une fois de plus de

rejoindre la compagnie de mitrailleuses de mon bataillon ;j'allai chez le chef

de bataillon de ladite compagnie pour lui exposer ma requête. Le chef de

compagnie, un baron von Reisswitz, fut très aimable à mon égard et dit qu'il

allait me réclamer à ma compagnie. Au bout de deux jours vint l'ordre du

bataillon: «Le caporal Richert de la 5e compagnie est muté à la 2e compagnie

de mitrailleurs du 352" régiment d'infanterie. » J'étais très heureux; je pris

congé de mes camarades et regagnai mon ancienne compagnie.

    L'adjudant me reçut cordialement et me demanda si je pouvais assurer le

service du téléphone. Bien que je n'eusse jamais touché à un téléphone, je

répondis que oui, et devins donc téléphoniste. L'abri du téléphone était

installé sur une pente, tout près du lac d'Ilsen, qui formait ici un large coude,

tout en étant protégé du côté russe par un coin de forêt. Nous étions trois

téléphonistes, chacun assurant huit heures de service tous les jours, ce qui

naturellement était très facile. On était dans l'abri, attendant que sonne le

téléphone, et on transmettait les ordres. L'ordre du jour à l'armée nous

parvenait ainsi chaque jour du quartier général. Il fallait le copier et

l'afficher dans une boîte clouée sur un sapin afin que les soldats puissent se

rassasier avec les redondances des bulletins de victoire. Ici la vie aurait pu

être très agréable si l'estomac avait eu plus de travail. C'était une vraie

détresse que le ravitaillement. Trop peu pour vivre, trop pour mourir!

   Un jour, je reçus une livre de pain de la famille Gauchel de Rhénanie. Le

paquet avait mis quinze jours à me parvenir. La mère Gauchel avait sans

doute empaqueté le pain encore chaud car, lorsque je défis le paquet, au lieu

de pain, je ne vis rien d'autre que de la moisissure verte. Il était impossible

de manger ce pain et pourtant je n'eus pas le courage de le jeter. J'essayai

donc d'en faire une soupe. Je mis de l'eau dans une casserole, coupai le pain

en morceau et y ajoutai du sel. En chauffant, beaucoup de moisissure se

détacha, que j'enlevai à la cuillère. Puis je mangeai cette soupe. Ce fut dur

mais je parvins à l'avaler.

   Tout près du bord du lac s'étendait un large champ de blé, naturellement

à l'abandon. De-ci, de-là, il y avait encore quelques épis de seigle qui étaient

mûrs en cette période. Avec mon couteau de poche, j'en emplis ma musette.

Je pus en extraire les grains, que j'écrasai sur une dalle. Je fis de nouveau

une soupe; j'en avais déjà mangé de meilleures. Je répétai l'opération

pendant huit jours, jusqu'à ce qu'il n'y eut plus un épi de seigle dans les

environs.

  Souvent, j'allais chercher des framboises. Juste derrière l'abri, il y avait

une colline où poussait une foule de framboisiers. L'avant de la colline était

                                              171

 exposé face aux Russes; c'est pourquoi je fis d'abord ma cueillette derrière la

colline. Comme il faisait chaud ce jour-là, j'enlevai ma vareuse. Dans ma

précipitation, je contournai la colline sans m'en rendre compte. Soudain, un

obus siffla vers moi et tomba à trois mètres. Les Russes avaient repéré ma

chemise blanche. Je fus terriblement effrayé par ce coup subit et me mis à

l'abri aussi vite que possible. En courant, je me pris les pieds dans des

buissons et fis une chute. Toutes les baies se répandirent par terre. Je m'en

retournai à mon abri avec tous mes récipients presque vides.

  Sur le lac, près de l'abri, il y avait une petite embarcation à deux rames.

Je m'aventurais parfois sur l'eau avec cette barque, accompagné du téléphoniste

qui n'était pas de service et avec des grenades à main; nous allions

pêcher, bien que ce fût formellement interdit. Parfois, on réussissait à

attraper quelques beaux poissons. Nous prenions une grenade et après

l'avoir mise à feu, nous la jetions à quelques mètres de notre barque. On

n'entendait qu'un bruit sourd. Cependant, l'eau s'agitait très fort et la

barque se balançait dangereusement. Les poissons qui se trouvaient à

proximité de l'explosion étaient soit morts, soit seulement étourdis. Comme

nous étions des rameurs maladroits, il nous fallait parfois un bon moment

pour mener notre barque jusqu'aux poissons, si bien que ceux qui n'étaient

qu'assommés avaient repris connaissance puis disparu dans les profondeurs.

Un jour, dans notre ardeur, nous avons poussé trop loin sur le lac, là

où il n'était plus protégé par la forêt et où les Russes pouvaient nous voir.

Nous étions occupés à attraper quelques poissons étourdis lorsqu'un obus

éclata dans l'eau à trente mètres de nous; l'eau jaillit très haut. A cet

instant, j'étais penché par-dessus le bastingage de la barque, tandis que

mon camarade était debout pour la maintenir en équilibre. Lorsque l'obus

éclata, mon ami se baissa et l'embarcation se mit presque à chavirer. Pour

un peu j'aurais piqué une tête. Chacun prit sa rame pour filer aussi vite que

possible, derrière la forêt. Cela n'allait pas très vite, car nous étions

vraiment très maladroits et, dans l'énervement, on manoeuvrait de travers.

Un nouvel obus éclata à droite, à une trentaine de mètres. Heureusement,

on put regagner la terre ferme. Quelques soldats qui se trouvaient là se

moquèrent de nous, en disant que le goût de la pêche nous avait sans doute

passé. ils avaient raison.

  Non loin de notre abri se trouvait un vieux tas de fumier délaissé. Sans

doute une patate s'y était-elle égarée au printemps, car il y avait là un beau

plant de pommes de terre. Dans un premier mouvement, je voulus le cueillir.

Mais je pensais qu'il était encore petit et je le laissai. Pour le cacher aux

regards des autres soldats, j'entourais le plant de branches vertes. Je

voulais le laisser mûrir, afin de manger un jour quelques bonnes pommes de

terre. Depuis plus de six mois, je n'avais pas vu et encore moins mangé une

seule patate.

     Un jour,jedus porter un rapport au chef de bataillon qui habitait dans une

maison paysanne, tout près derrière la forêt. Du bord de la forêt jusqu'à la

                                                          172

 maison, il Yavait près de dix à douze ares de champs de pommes de terre.

Nous étions fin juillet et ils devaient déjà porter des fruits. Plusieurs fois, il

y avait eu des vols, si bien que des gardes étaient organisées chaque nuit

autour de ce champ. Je m'en retournai à mon abri pour dire à mes deux

camarades: «Ce soir, il y aura des pommes de terre. » «Comment, quoi ?»

dirent-ils d'une seule voix. «Oui, c'est certain, mais laissez-moi faire.»

   Lorsque la nuit fut tombée, je pris la direction de l'état-major du bataillon.

Déjà la sentinelle faisait le tour du champ de pommes de terre. Chaque fois

qu'elle s'approchait de la lisière du bois, je restais agenouillé, en silence,

derrière la broussaille. A la fin, il n'y avait plus qu'un buisson entre moi et

le chemin qu'empruntait le soldat. Je le laissai passer et après qu'il fut

arrivé au bout du chemin, je me mis à ramper vers le champ et, avec les

mains, déterrai les tubercules que je fourrai dans un sac de sable vide.

Chaque fois que passait la sentinelle, je me couchais immobile entre les

plants et, dès que le danger était écarté, je recommençais à fouiller. Aussi,

mon sac se remplissait peu à peu et j'estimais mon butin à une douzaine de

kilos. Il me sembla qu'il y avait relève de la garde, Car j'entendis deux soldats

qui parlaient au bout du champ. Je profitai de l'occasion pour ramper en

direction de la forêt d'où je m'éloignai au pas de course.

Arrivé à mon abri, je tendis tout d'abord l'oreille pour savoir si les deux

téléphonistes étaient seuls. J'ouvris la porte pour jeter sans un mot le sac de

pommes de terre. Ah! quelle jubilation, comme si on avait gagné le gros lot!

Tout de suite on se mit à les laver, les éplucher et à en faire bouillir une

bonne quantité dans de l'eau salée. On vida l'eau pour écraser les pommes

de terre avec la poignée de notre baïonnette. Les deux copains allaient se

jeter sur le plat. Mais je leur dis :« Du calme, les amis.» Je m'en fus vers mon

sac, pour en extraire ma portion de survie. J'ouvris la boîte et mélangeai la

viande aux pommes de terre. Le fait de consommer sans permission la ration

de réserve était puni de trois jours d'arrêt, et mes camarades s'étonnèrent de

mon audace. Je leur dis que je téléphonerais tout simplement le lendemain

à l'adjudant de compagnie pour lui dire que ma portion avait été volée.

J'espérais qu'il m'en enverrait une autre avec la roulante. Mes deux camarades

se mirent à rire de bon coeur et, avec grand plaisir, on « passa à table»

pour ce festin.

    Un jour, je fus pris de maux de dents très violents et, comme cela durait,

je me portai malade et reçus une attestation du médecin du bataillon pour

aller me présenter au dispensaire de soins dentaires à NowoAlexandrowsk.

Dans la salle d'attente, il y avait une douzaine de soldats qui, sans mot dire,

regardaient fixement devant eux. Celui qui me faisait face avait un air

familier, mais il m'était impossible de l'identifier. Je remarquai bientôt qu'il

me dévisageait aussi. J'allais lui demander s'il n'était pas alsacien lorsqu'il

se leva et vint vers moi, me tendit la main en disant: «Tu es sûrement le

Richert de Saint-Ulrich !» Je le reconnus alors: c'était Joseph Schwob, de

Hindlingen. «Tu es devenu gras comme moi», lui dis-je. En effet, Schwob

                                                173

avait terriblement maigri, c'est pourquoi je ne l'avais pas reconnu immédiatement.

Quant à moi, avec ce régime, j'étais bien sûr devenu un squelette

ambulant. On se raconta les nouvelles du pays, du moins ce qu'on en savait.

Puis Schwob fut appelé chez le dentiste pour recevoir une nouvelle prothèse

dentaire … On partit tous les deux dans la petite ville, sans que je me sois fait

arracher les dents, avec l'espoir de dénicher quelque chose à manger.

Cependant, on ne trouva rien, si ce n'est un verre de bière dans une cantine.

On en aurait volontiers pris un second, mais chaque soldat n'avait droit qu'à

un seul verre. Nous nous demandions, étonnés, de quoi pouvaient vivre les

pauvres habitants qui tournaient autour de nous, les joues creuses, maigres

comme des squelettes.

   Nous sommes partis en direction de notre position et nous nous sommes

séparés près de Dwelina. Il me dit que Winninger Thiébaut, de Fulleren,

était également dans le secteur, et je lui rendis visite par la suite. Tous

étaient auxiliaires, soldats de travail ou d'équipement. Le lendemain, je

revins à NowoAlexandrowsk où, cette fois, on m'arracha deux dents, si bien

que mon mal cessa. Mi-août, je fus relevé comme téléphoniste pour passer

quelques jours au domaine de Tabor.

C'est là qu'étaient cantonnés le secrétariat de la compagnie, les fantassins

de réserve, les conducteurs et leurs chevaux. Comme l'adjudant de compagnie,

du nom de Laugson, était un brave homme, le service se réduisait à peu

de chose. Un peu d'exercice à la mitrailleuse et son nettoyage.

Un jour, l'adjudant m'annonça que le commandant de compagnie lui avait

téléphoné depuis son poste de commandement pour lui dire que le caporal

Richert devait immédiatement venir. L'adjudant comme moi-même n'avions

aucune idée de la raison de cette convocation. Plein de curiosité, je me

mis en route vers le PC où je trouvai le chef de compagnie dans son abri. Je

me présentai. En souriant, il me dit: «Vous devez être un bon soldat,

Richert.» Comme je ne savais pas où il voulait en venir, je ne lui répondis

pas. «Quelque chose est arrivé pour vous, fit-il, de la part de la 9° compagnie

du 260· régiment d'infanterie, dont vous faisiez partie autrefois, n'est-ce

pas ?» Je répondis par l'affirmative. Alors, il prit un écrin sur une étagère,

en sortit une croix de bronze avec un ruban bleu foncé et jaune et dit, tandis

qu'il me l'agrafait sur la poitrine: «Au nom du 260e,je vous décore de la croix

de guerre du Brunswick.. Puis, il me serra la main. J'étais bien sûr étonné

car il y avait bien quatre mois que j'avais quitté le 260e et je n'avais pas le

moindre contact épistolaire avec la compagnie, si ce n'est avec mon vieil ami

Karl Herter. Le chef de compagnie me demanda si j'avais servi longtemps là bas

ou si je m'étais signalé par quelque action d'éclat. Je répondis que je

n'avais passé que trois mois et demi dans cette compagnie et que je n'avais

rien accompli de particulier, sinon fait mon service comme je devais le faire.

   Je quittai le chef de compagnie et m'en revins à Tabor. En route, je me

baignai dans le lac. L'adjudant et les camarades me regardèrent comme une

bête curieuse et me félicitèrent pour cette décoration. Comme le 332e

                                                  174

régiment était un régiment prussien, on n'y attribuait pas d'autre distinction

que la croix de fer que j'avais déjà obtenue en 1916. Je fus l'objet de

maints regards envieux de la part de jeunes lieutenants. S'ils avaient su ce

que je pensais de cette breloque, ils ne m'auraient pas envié à ce point car,

pour une miche de pain blanc, je leur aurais vendu illico cette croix et son

ruban. Ma seule joie était de savoir que j'étais si apprécié au 260e. J'écrivis

donc une lettre polie à la 9/260 pour exprimer mes remerciements. Quelques

jours plus tard, je reçus en réponse une belle lettre de l'adjudant de

compagnie qui me souhaitait tout le bien possible pour l'avenir et envoyait

en outre ses salutations à tous les braves Alsaciens qui avaient servi

autrefois là-bas.

    Je dus repartir en ligne pour prendre en charge une mitrailleuse. A

quelques kilomètres au sud de notre position, on entendit un jour le roulement

continu du canon, interrompu par le crépitement des mitrailleuses et

les coups de feu de l'infanterie. Tendus, nous nous demandions tous ce qui se

passait là-bas. Alors, on reçut l'ordre: «Le deuxième train, pièces trois et

quatre, sous les ordres du lieutenant Herbert, doit immédiatement se préparer

et se présenter à l'état-major du bataillon.» Je commandais la pièce trois

et le sous-officier Kurz la pièce quatre. On se prépara et on porta nos

mitrailleuses et notre matériel vers l'arrière, où deux voitures nous attendaient.

On chargea les mitrailleuses et on se rendit à l'état-major. Là, on nous

donna du ravitaillement pour trois jours, une livre et demie de pain plus une

demi-livre comme ration supplémentaire de combat. Puis, nous avons reçu

l'ordre de nous mettre en marche vers le front, le long de la chaussée. Un état major

de régiment installé dans un abri, tout près de la route, nous recevrait

et nous donnerait d'autres ordres. Voilà qui promettait.

   Nous avons atteint la grand-route qui passait à travers une forêt interminable.

Juste devant nous, assez près, on entendait le tonnerre du canon et

l'explosion des obus. Il y eut soudain un court sifflement, puis à environ cent

mètres devant nous un shrapnel explosa au beau milieu de la route. Tout de

suite après, un deuxième, tout près de nous. Les chevaux et les hommes

commençaient à s'énerver. ({Libérez les pièces », cria le lieutenant. Nous les

jetâmes des voitures, avec tout le matériel. Au même moment, il y eu un

sifflement au-dessus de nous et un obus explosa à moins de cent mètres

derrière, contre le talus. Les conducteurs firent demi-tour et forcèrent les

chevaux au galop, vers l'arrière. Nous aurions aimé avancer au bord de la

route, celle-ci était cependant impraticable car, à droite et à gauche, la forêt

n'était que broussailles épaisses et impénétrables. Chacun prit donc le

matériel dont il était responsable. Deux hommes saisirent la mitrailleuse,

trois autres les caisses de munitions, tandis que moi-même, comme chef de

pièce, je m'emparai du seau d'eau, de la grande bêche et du tuyau d'échappement

de la vapeur.

   La route continuait d'être prise sous le feu de l'artillerie russe. Souvent,

nous devions nous jeter dans le fossé, pour nous mettre à l'abri, ou bien nous

                                                175

sautions derrière les troncs d'arbres qui bordaient la route. Nulle part, une

cachette ou une quelconque protection! Voici qu'arrivaient en courant, de

l'avant, quelques blessés légers. Nous leur demandâmes ce qui se passait au

juste. Mais ils étaient si apeurés et si essoufflés par leur course qu'ils ne

nous donnèrent que des renseignements approximatifs, tout en continuant

de courir. Enfin, on aperçut une galerie à gauche dans le talus. Nous avons

laissé dehors les mitrailleuses et les outils pour nous y réfugier. Là, en

sécurité, on se sentait bien et on reprit notre souffle. Le lieutenant Herbert,

qui, dans l'ensemble, était un homme raisonnable et qui ne voulait certainement

pas mourir en héros, nous dit: « De toute façon, nous resterons ici,

jusqu'à ce que ces tirs s'arrêtent. » Il parlait selon notre coeur à tous. Au bout

d'une heure environ, les tirs cessèrent.

   On prit notre matériel et on arriva enfin au PC du bataillon. Un adjudant

nous conduisit immédiatement à notre position qui se trouvait dans la forêt

sur un monticule, à proximité de plusieurs abris. C'était une position de

réserve. Pour le cas où les Russes auraient l'intention d'opérer une percée,

nous devrions les arrêter ici. Vite, on construisit des postes de tirs pour nos

mitrailleuses et on s'installa dans deux abris. Le feu de l'artillerie faisait

rage. Plusieurs obus tombèrent autour de nos abris sans toutefois nous

toucher. A l'avant, un violent feu d'artillerie crépita soudain, qui dura

environ une demi-heure. Beaucoup de blessés vinrent à passer par-devant

nous. Ils racontaient que les Russes avaient submergé la première ligne

allemande. Plusieurs compagnies d'infanterie s'avançaient vers la ligne de

feu, pour contre-attaquer et repousser les Russes.

   Tous étaient abattus et plusieurs nous dirent: « Vous, les mitrailleurs,

avez de la veine. Vous pouvez rester ici, à l'abri, loin du danger, tandis que

nous, on doit crever.» Une heure après, l'artillerie allemande se mit à tirer

terriblement. Mais les Russes, qui avaient amassé à cet endroit beaucoup

d'artillerie, ne restèrent pas sans réponse. Un violent feu d'infanterie nous

indiqua que la contre-offensive était en cours. Lorsque les coups de feu

prirent fin, on vit passer devant nous de nombreux prisonniers russes, dont

beaucoup étaient voués à la mort lente, par la faim. Beaucoup traînaient,

dans des toiles de tente, des blessés gravement atteints, allemands ou

russes. Le calme se rétablit lentement.

   Le lendemain, nous reçûmes l'ordre de retourner vers notre régiment.

Nous étions tout heureux d'avoir surmonté l'affaire sans dommage. A notre

retour on nous apprit que nous allions quitter le coin; vers où, personne n'en

savait rien. En attendant, je me précipitai vers mon plant de pommes de

terre qui se trouvait toujours tout seul, dans ce vieux creux de terrain et que,

visiblement, personne n'avait découvert. Je l'arrachai sur le fumier; il Y

pendait quatre pommes de terre. Je les lavai, les mis à cuire dans de l'eau

salée et les mangeai. Quel plaisir! Je ne me souviens pas de plus beau repas

de fête, avant ou après la guerre.

                                                  176

 

 

 

                            Offensive de Riga, septembre 1917   

 

 

     Le 26 août 1917, notre régiment fut relevé par d'autres unités. Après deux

jours de marche, nous arrivâmes à Jelowka. Notre compagnie prit ses

quartiers dans le domaine de Neu-Mitau où logeait également un état-major

de division. La garde de la division se composait de hussards. Près de ce

domaine se trouvait un verger. Je n'en avais jamais vu un aussi grand ni

aussi beau. Les arbres étaient chargés à craquer des plus nobles sortes de

pommes et de poires. Les qualités précoces étaient presque mûres. Il nous

était très sévèrement défendu de pénétrer dans le verger pour y cueillir des

fruits; ceux-ci étaient réservés à la table des officiers. Bien sûr, ces messieurs,

en plus de leurs traitements élevés et d'un meilleur ravitaillement,

se devaient d'avoir des fruits pour le dessert! Au simple soldat, il ne restait

rien d'autre que d'avoir faim, de crier « hourra », de se faire torturer par les

poux et de se faire tirer comme un lapin pour la patrie passionnément aimée.

Pour cela, en plus de la nourriture et des vêtements, nous recevions encore

cinquante-trois pfennigs de solde par jour. N'était-ce pas magnifique? Et

pour le gîte, on se couchait simplement sur le dos, en se couvrant de son

ventre. Eh oui,« la vie de soldat est merveilleuse", avais-je entendu chanter,

jadis …

    Le verger était entouré d'un treillis de fil de fer de deux mètres de haut. A

chaque coin, un hussard montait la garde, le fusil chargé. De jour comme de

nuit, il y avait en plus des patrouilles autour du jardin. « Et que vienne le

diable,je veux ces pommes », me dis-je en moi-même. A la nuit tombée,j'allai

d'abord chez un des hussards de garde: « Dis-moi, camarade, j'aimerais

manger enfin des pommes. Je n'en ai plus goûté depuis deux ans.. Le

hussard dit: « Ça ne va pas. Il n'y a rien à faire; si je suis attrapé on

m'enverra dans les tranchées et je ne voudrais pas perdre ma belle planque

à l'état-major de la division à cause de toi. » Je lui donnais raison. Je n'en

désirais pas moins manger des pommes.

Je m'en fus vers ma voiture, pris le sac dans lequel j'avais entassé tout ce

que je possédais, le vidai, détachai la cisaille fixée à l'engin et fis un grand

tour autour de la· sentinelle. La nuit était sombre, cela favorisait mon

entreprise. Au milieu, entre les deux sentinelles, je me couchai à terre à

trente pas de la clôture et attendis le passage de la patrouille pour ramper

                                                      177

ensuite en direction du verger, Je pris la cisaille et me mis à couper le fil de

fer; je fis un trou, l'écartai et me glissai à travers; puis je refermai le trou.

Je posai ma casquette sur le sol pour retrouver l'endroit à mon retour.

Prudemment je m'avançai dans le jardin et tâtai les branches tombantes

pour voir si leurs pommes et leurs poires étaient mûres, ou bien je ramassai

les fruits tombés pour y mordre. Je cherchai longtemps, mais ne trouvai rien

à mon goût. Enfin, je sentis sous un arbre beaucoup de fruits tombés, j'en

pris un et y mordis. C'était une très bonne pomme, mûre à point. Je remplis

mon sac à ras bord, le fermai en le nouant avec une ficelle et je déguerpis.

Après avoir cherché un long moment, je retrouvai enfin ma casquette et le

passage. Je filai sans être vu.

   Après avoir rempli mes poches pour ma consommation immédiate, je

cachai mon sac de pommes dans le siège du conducteur de la voiture. J'allai

ensuite me coucher près de mes hommes et mangeai des pommes jusqu'à

m'en faire sauter la sous-ventrière, A l'un des hommes qui venait de se

réveiller, je mis vigoureusement quelques pommes dans les mains. «Tonnerre,

d'où les as-tu dénichées ?» «Du calme, lui dis-je, demain, t'en auras

d'autres. »

     Le lendemain, nous avons pris la direction de Jelowka, où nous fûmes

embarqués dans le train. Nous avons roulé toute la journée, jusque tard

dans la nuit. Personne ne connaissait notre destination. Lorsque, de nuit,

nous avons traversé une gare plus importante, je crus reconnaître le nom de

Mitau. Je savais que Mitau se trouvait au sud de Riga, en Courlande. Après

avoir roulé près de deux heures, nous avons été débarqués pour reprendre

aussitôt la route, à pied. Ala pointe dujour, on fit halte pendant près de deux

heures et on continua de marcher toute la journée avec seulement quelques

pauses.

     Durant la nuit, on arriva dans une grande forêt où beaucoup de soldats se

trouvaient déjà rassemblés. C'est là que nous avons appris que le front russe

devait être enfoncé et qu'une offensive était imminente. De quoi attraper la

chair de poule! Deux des bataillons de notre régiment devaient rester en

réserve dans la forêt, tandis que l'autre devait participer à la percée. Tous se

demandaient, énervés, quel bataillon allait être désigné pour l'attaque.

Mais on n'attendit pas longtemps la nouvelle. «Le 2e bataillon, prêt à

l'attaque l » Quelle poisse! J'appartenais au 2e bataillon. On prit nos dispositions

et dans le noir de la forêt on se mit à avancer à tâtons. Il commençait

juste à faire plus clair, lorsque nous arrivâmes en bordure du bois, là où le

terrain descendait en pente. Devant nous, un épais brouillard blanc. De

l'autre côté, un obus arrivait de temps en temps en sifflant, ou bien la

détonation d'une balle de fusil. A part cela tout était calme. Tout à coup,

nous nous  trouvâmes devant une tranchée où s'entassaient des soldats

allomands. Nous sautâmes par-dessus pour tomber après quelques pas sur

la deuxième tranchée, faiblement occupée. C'est là que nous devions

prendre position. D'autres soldats venaient sans cesse nous rejoindre

                                                  178

jusqu'à ce que la tranchée fût entièrement occupée. En plusieurs endroits,

nous avons dû combler le fossé sur une largeur de trois mètres et tasser la

terre, je ne savais pas pourquoi. Je croyais entendre devant nous un léger

bruissement et gloussement et demandais à un soldat qui nous avait

précédés dans la tranchée ce que cela pouvait être. «C'est la Duna, dit-il. A

cet endroit, elle a plus de quatre cents mètres de large. La position russe se

trouve de l'autre côté, et c'est là qu'on va attaquer. Ça va être quelque

chose! » Le soldat frémissait. Lentement, lejour se mit à poindre. Nulle part,

ou presque, on n'entendait un coup de fusil. C'était le calme avant la

tempête. Lorsqu'il fit plus clair, je pus apercevoir les eaux de la Duna qui

coulait ici assez rapidement. La position russe, sur l'autre rive, n'était pas

encore visible, car le brouillard blanc faisait écran; tout le monde se

demandait ce qui allait arriver. D'un seul coup, l'artillerie allemande, qui

était massée ici en force, se mit à tirer. Les obus sifflaient par-dessus nos

têtes pour exploser au-delà du fleuve avec un fracas terrible. Une foule de

lance-mines, lourds pour la plupart, de l'espèce qui envoie des mines de deux

quintaux, entrèrent eux aussi dans la danse. Partout des trépidations, des

sifflements et des explosions. Les oreilles commençaient à me faire mal.

Au milieu de ce fracas, on entendit un ordre: «Tous prêts à l'attaque! »

Nous nous regardions les uns les autres. «Mais ils vont quand même pas

nous faire traverser le fleuve à la nage», dirent quelques-uns de mes voisins.

Nous avons alors entendu des cris derrière nous, comme quand on force des

chevaux à avancer. Et en me retournant,je vis en effet arriver les pionniers.

Au grand galop, avec des voitures chargées de canots en fer-blanc, ils

passèrent sur les points de la tranchée que nous avions comblés auparavant

et allèrent vers le fleuve. En un rien de temps, les canots furent déchargés

et poussés dans l'eau. On nous répartit à toute allure et on prit place dans les

canots: vingt hommes dans chacun. Six pionniers saisirent les rames et en

avant pour passer le fleuve. C'était on ne peut plus inquiétant. Nous étions

courbés dans nos barques, l'eau gargouillait, les balles sifflaient au-dessus

de nous. Le fleuve tout entier grouillait de barques qui se dirigeaient vers

l'autre rive aussi rapidement que possible. Quelques obus russes tombèrent

dans le fleuve, entre les canots, et soulevèrent de grandes gerbes d'eau.

Juste devant notre barque, une autre embarcation fut atteinte de plein

fouet. Elle sombra en quelques secondes. Les soldats indemnes se battirent

un court moment contre les vagues avant de disparaître. J'en eus froid dans

le dos. En voyant cela, je me débarrassai de mon fusil, défis mon ceinturon

et mis le tout à côté de moi dans la barque, au cas où le même sort nous serait

réservé, afin de pouvoir mieux nager. Je craignais de recevoir des tirs

d'infanterie ou des mitrailleuses russes. Cependant, tout restait calme de

l'autre côté. Nous approchions maintenant de la rive et notre artillerie

portait son feu plus en avant. Notre canot s'échoua en crissant sur le sable.

Nous sautâmes dehors, trop heureux de sentir de nouveau la terre ferme

sous nos pieds

                                                             179

 Les canots abordèrent les uns après les autres et, bientôt, il y eut des

centaines de soldats à couvert sous la rive abrupte, haute de près de trois

mètres. Notre lieu de débarquement se trouvait à près de deux cents mètres

en aval de notre point de départ. Le courant nous avait emportés, comme

toutes les autres barques. La position sur laquelle se trouvait l'infanterie

russe ainsi que les barbelés avaient été mis en pièces par le feu roulant. On

dut prendre d'assaut la tranchée russe.

   C'était facile. On ne nous opposa pas la moindre résistance. D'ailleurs la

tranchée avait été complètement pulvérisée. Des cadavres déchiquetés s'y

trouvaient épars. De-ci de-là, il y restait encore un blessé russe accroupi

dans un coin qui, à notre approche, levait deux mains tremblantes pour se

rendre. Derrière la position, il y avait également par endroits des soldats

morts, atteints dans leur fuite. Je regardai vers l'autre côté du fleuve et vis

que les pionniers mettaient en place un pont flottant. Des obus russes

sifflaient toujours et éclataient près de nous dans le fleuve, ou sur la rive

d'en face. En ligne de tirailleurs, on nous fit avancer vers la forêt qui se

trouvait à six cents mètres. En attendant, nous étions encore à l'abri d'une

petite élévation de terrain. Mais dès qu'elle cessa, on entendit le crépitement

de plusieurs mitrailleuses ennemies qui tiraient depuis l'orée du bois.

Les balles sifflaient de manière inquiétante autour de nos oreilles et

quelques hommes tombèrent.

    Sur mon ordre, mes hommes se précipitèrent dans un trou d'obus, situé

tout près. Avec la grande bêche, j'installai rapidement la mitrailleuse, si

bien que le canon dépassait juste du sol. Les Russes tiraient comme des

fous; plus d'un des nôtres fut atteint en cherchant à s'enterrer. Notre

mitrailleuse fut chargée rapidement. En trois minutes j'envoyai à toute

vitesse quatre ceintures de l'autre côté: mille coups. Je fis viser la lisière de

la forêt d'où nous parvenait le crépitement et l'arrosai de gauche à droite.

Entre-temps, chez nous, tout le monde s'était enfoui, si bien que les balles

russes ne pouvaient plus faire grand mal. Ils avaient sûrement leurs

mitrailleuses cachées dans des abris, en bordure de la forêt, si bien que nous

n'arrivions pas à avoir prise sur eux.

   A ce moment-là, l'artillerie allemande vint à notre secours. La lisière du

bois fut couverte d'une pluie d'obus et de shrapnels.

   A l'abri du feu de l'artillerie, on avança donc pour atteindre la forêt; on y

pénétra pour tomber bientôt sur une batterie d'artillerie de campagne,

totalement réduite en pièces. Plus loin, en avant, on trouva par contre une

batterie intacte. La forêt se composait de pins rabougris qui trouvaient peu

de nourriture dans ce sol sablonneux. Sur un mauvais sentier de sable, on

tomba sur deux puissantes pièces d'artillerie que les Russes n'avaient plus

été en mesure d'évacuer. Toutes les deux étaient de calibre 280, c'étaient sans

doute les canons qui nous avaient tellement effrayés, tôt le matin, sur l'autre

rive. Lentement, le soir tomba. Il nous fallut passer la nuit dans la forêt. Pour

assurer notre sécurité, des postes fortement armés furent mis en place

                                               180

Après avoir mangé un peu de pain et de la viande en conserve, nous nous

sommes couchés par terre pour dormir. On était tous exténués. La roulante

vint tôt le matin et nous apporta du pain et du café. Le cuisinier nous raconta

que les pionniers avaient installé en trois heures des ponts longs de quatre

cents mètres. Puis l'ordre fut donné de se préparer et de continuer. Moi

j'avais des frissons et tous les autres aussi, car nous ignorions ce que ce jour

allait nous apporter. Après avoir marché un bout de temps, nous avons

entendu devant nous le feu des mitrailleuses et de l'infanterie, ce qui

signifiait qu'on était tombé sur une nouvelle ligne de défense russe. Nous

avancions prudemment vers la lisière de la forêt. On reçut l'ordre de reculer

avec deux mitrailleuses pour protéger la progression de l'unité. Je sortis de

mon trou et scrutai l'horizon à la jumelle.

  Devant moi, à cinq cents mètres de distance, il y avait un grand domaine

sur une colline, avec un château et plusieurs bâtiments réservés aux gens de

maison, ainsi que des granges et des écuries. Entre les bâtiments, je voyais

circuler de temps en temps des soldats russes. Nos deux mitrailleuses

reçurent l'ordre de prendre le domaine violemment à partie, pendant

l'attaque qui n'allait plus tarder. Avec mes jumelles, je continuai à scruter

le paysage devant moi et découvris deux trous de mitrailleuses, placés de

telle sorte qu'ils permettaient aux Russes de balayer tout le terrain de

l'attaque. Je rampai vers notre mitrailleuse et la pointai sur l'ouverture de

tir de l'un des abris. Notre artillerie prit à ce moment-là le domaine sous un

feu violent. Bientôt, il y eut plusieurs incendies et les granges prirent feu

très vite. Puis notre infanterie passa à l'attaque.

  En bordure de la forêt, on vit un grouillement général de soldats qui

s'élançaient à l'assaut, au pas de course; les mitrailleuses russes se mirent

à crépiter. Nous ouvrîmes immédiatement le feu. Je vis comme des mottes

de terre et de gazon voler en l'air autour de l'ouverture de tir. Cependant,

nous ne pouvions toucher sérieusement les Russes, car nous tirions de côté.

Devant nous, un bataillon s'élança de la forêt et s'attaqua au domaine qu'il

prit de flanc. Les mitrailleurs russes furent tués par les grenades à main

lancées dans leurs meurtrières des abris. Après une faible résistance, tous

les fantassins se rendirent. Les compagnies qui avaient mené l'attaque face

aux mitrailleuses avaient subi de lourdes pertes. Partout, il y avait des

morts et des blessés graves.

   Dès que le domaine fut occupé, il y eut un véritable carnage de porcs, de

poules et de moutons; nous étions comme des sauvages. Les soldats affamés

depuis si longtemps avaient décidé de profiter de l'occasion pour se rassasier.

Partout, on vit s'allumer de petits brasiers et l'on se mit à rôtir, à cuire

et à griller. On trouva en plus des masses de pommes de terre dans les

champs voisins. Presque tous surestimèrent leurs estomacs affaiblis, si bien

que beaucoup eurent de terribles coliques. Nous sommes restés en réserve la

journée entière et la nuit suivante dans ce domaine.

  Tôt le matin, on se mit en route, traversant la région où, la veille, les

                                             181

combats avaient eu lieu. De-ci de-là gisaient des morts, allemands et russes.

La nuit suivante, on campa de nouveau dans la forêt. On alluma un feu

immense, autour duquel presque toute notre compagnie se pressa pour se

réchauffer. Le chef de compagnie lut alors l'ordre d'attaque du lendemain

matin. Cela fit l'effet d'une douche froide. Un des soldats se mit à chanter:

«Au quartier de compagnie, sur la pierre dure, j'entends mes pas fatigués et

j'envoie dans la nuit mille pensées à ma chérie. Je ne suis pas seul à faire

ainsi. Anne-Marie, pendant la nuit, toute la compagnie rêve de sa bien aimée.

Toute la compagnie. Nous devons livrer mainte dure bataille à la

troupe ennemie. Je ne peux rien dire encore du jour de mon retour. Peut-être

serai-je bientôt auprès de toi, Anne-Marie. Mais peut-être enterrera-t-on

dès demain toute la compagnie! »

   A la dernière phrase de ce chant, un frisson nous parcourut tous le dos,

personne ne pouvait savoir s'il n'allait pas être enterré quelque part en terre

étrangère. Nous nous sommes couchés, mais malgré la fatigue, personne ne

trouva rapidement le sommeil. Je priai jusqu'à ce que, accablé de sommeil,

je m'endormis. Je me réveillai à peine que, déjà, il fallait nous préparer à

partir. On prit le café, et en route pour plusieurs kilomètres. On reçut l'ordre

de se coucher, à couvert, à la lisière d'une forêt. La position russe se trouvait

complètement à l'abri de l'autre côté, à quelque trois cents mètres de

distance. Dans les champs devant nous, il y avait un grand nombre de

fantassins, tués la veille lors de l'attaque. Pas le moindre coup de fusil, tout

était calme. Avant même que notre artillerie intervînt, une patrouille fut

envoyée en avant-garde; elle constata que les Russes avaient évacué leur

position pendant la nuit. «Dieu soit loué, me dis-je. Notre arrêt de mort est

de nouveau suspendu.» Nous avons continué de marcher. On fit halte

auprès d'une ferme isolée; notre compagnie établit ses quartiers. Les

pauvres habitants avaient six heures pour quitter leur pays natal: que de

lamentations et de pleurs! Ils n'avaient pas le droit d'emmener plus de deux

vaches, tout le reste devait être abandonné sur place. L'offensive avait

atteint son objectif, il n'était plus question d'aller plus loin.

   Cette nouvelle nous remplit de joie. A présent, nous devions travailler

chaque jour quelques heures pour construire nos nouvelles positions. Lorsque,

dans la ferme, toutes les bêtes, les cochons et menu bétail furent

consommés, notre lieutenant, le baron von Reisswitz, fit rassembler la

compagnie. Il la passa en revue et fit sortir des rangs tous les voyous. On

attela deux voitures; la bande prit place et en route pour le pillage. Ils

revinrent vers le soir. En tête, comme un chef de bande, le baron von

Reisswitz lui-même! Le butin fut déchargé: une dizaine de cochons tués,

nombre de poules et d'oies, plusieurs moutons, une machine à coudre pour

le tailleur de la compagnie et un magnifique traîneau pour le lieutenant;

Hans doute voulait-il s'adonner à ce sport durant l'hiver à venir. On se remit

de nouveau à cuire et à rôtir pendant presque toute la nuit. Lorsqu'il n'y eut

plus de viande, tout le monde se précipita sur les pommes de terre. Moi

                                                   182

même, j'en faisais bouillir chaque jour dans quatre litres d'eau et je les

dévorais. A cela s'ajoutait le ravitaillement de la roulante qui, ici, était bon

et copieux. Une truie avec dix petits d'environ dix semaines courait à l'état

sauvage dans la forêt. Ils furent rapidement abattus par les soldats et

dévorés.

  A deux kilomètres de notre position s'étendait un marécage large de près

de huit kilomètres. Le sol était entièrement couvert de buissons d'airelles

pleins de baies mûres. Un changement bienvenu pour nous. J'étais en train,

avec quelques camarades, de cueillir ces fruits, lorsque à quelques mètres de

nous un cerf imposant s'élança à travers les taillis et disparut en quelques

bonds. C'était le seul cerf que j'aie jamais vu en liberté.

    Après une dizaine de jours, il nous fallut de nouveau nous mettre en

marche. On prit la route qui conduisait en ligne droite, à quinze kilomètres

derrière le front, vers la localité de Sunzel. On prit nos quartiers dans une

épicerie totalement pillée. Les pièces furent remplies à craquer par les

soldats. Là aussi, on se nourrissait surtout de pommes de terre. Je sentais

que mes forces, ces temps derniers, étaient en train de revenir. Je me sentais

en bien meilleure forme. Sur une hauteur devant le village, on nous fit

construire une position fortifiée. Des postes très avancés assuraient notre

protection. Je ne voyais aucun Russe. Sans doute s'étaient-ils déjà retirés

loin vers l'arrière. Ace que nous entendions, nous devions aussi nous retirer

bientôt. La localité de Sunzel, où se trouvait un merveilleux château, devait

être brûlée et dynamitée, comme toutes les agglomérations situées entre les

lignes. On ne prenait aucun égard pour les pauvres habitants.

Un jour, je dus me présenter à nouveau à l'adjudant de compagnie:

« Richert, me dit-il, c'est de nouveau votre tour de partir en permission. Vous

avez droit à vos dix-huit jours et si vous pouvez attendre deux jours, je

partirai avec vous.» Cela me convenait bien. «Monsieur l'adjudant, dis-je

j'aimerais bien obtenir un congé agricole de vingt-huit jours.. L'adjudant,

qui était un homme aimable et honnête, se mit à rire. «Mais, Richert, dit-il

vous allez de toute façon passer votre permission dans la famille de réfugiés

là, au sud, dans le pays de Bade, qui en fait d'agriculture doit cultiver tout

au plus quelques pots de géraniums. » Je riai à mon tour et lui donnai raison.

Je montrai mon livret militaire dans lequel était indiquée ma profession:

agriculteur. «Avec un peu de bonne volonté, je suis sûr que vous pourriez

régler cela. C'est seulement la deuxième fois que je vais en permission

depuis le début de la guerre.» « Bon, Richert, me dit l'adjudant. Vous aurez

vos vingt-huit jours, j'en fais mon affaire.» Je le remerciai et partis

                                             183

 

        Ma deuxième permission, septembre 1917

 

 

  Deux jours plus tard, nous sommes partis tous deux à pied. Souvent, pour

trouver notre chemin, nous étions obligés d'avoir recours à la carte de

l'adjudant. Enfin, on arriva au domaine où notre régiment avait subi de

lourdes pertes, le deuxième jour de l'offensive. Les morts étaient tous

enterrés dans une fosse commune, à la lisière de la forêt. Nous avons

continué notre marche pour passer sur les pontons au-dessus de la Duna. Il

y avait encore trois heures de marche jusqu'à la première gare. Là se

trouvait une station d'épouillage. Chaque permissionnaire devait être en

possession d'une attestation avant de poursuivre sa route.

    Comme le soir tombait, l'établissement avait déjà fermé ses portes. Nous

devions passer à l'épouillage le lendemain après-midi seulement. Cela

contrariait l'adjudant qui voulait être le plus tôt possible près de sa femme

et de ses enfants. A moi, cela était égal puisque, de toute façon, je ne pouvais

pas rentrer chez moi. Par hasard, l'adjudant rencontra un caporal de son

pays; c'était le secrétaire de la station. L'adjudant, en se plaignant, lui fit

part de son embarras. « C'est une bagatelle, lui dit le secrétaire,je vais vous

procurer les attestations en un rien de temps. » Et il s'en alla dans un bureau

d'où il nous ramena des attestations en quelques minutes. Nous remerciâmes,

pour monter aussitôt dans le train. Nous étions donc épouillés, mais

seulement sur le papier. .. Les chères petites bêtes s'étaient multipliées

d'une manière inquiétante durant l'offensive. Nous avons roulé toute la nuit

pour passer la frontière allemande près de Memel. Puis le voyage nous mena

à travers la Prusse orientale. C'était un très bel automne. Les populations

des campagnes étaient occupées au ramassage des pommes de terre. A en

juger par la grosseur des sacs, la récolte semblait bonne. Dans les prés, il y

avait de nombreux troupeaux de bovins, la plupart tachetés de noir et blanc;

c'était me semblait-il une race excellente. Je vis aussi quelques charrues à

moteur qui traçaient leurs sillons à travers les champs.

    A Koenigsberg, l'adjudant originaire de Posnanie prit congé de moi. Je

montai dans le train en direction de Berlin. Dans le même compartiment se

trouvait une femme âgée, avec ses deux filles, très jolies. On parla de toutes

sortes de choses. Elles me demandèrent d'où je venais. Je leur dis: «Du

front, de Riga. » Puis, elles me demandèrent si j'avais participé à l'offensive

                                         184

de Riga. Je répondis que oui. Toutes trois étaient pleines d'enthousiasme

par les récits de victoires qu'elles avaient lus dans les journaux. Je me mis

à leur raconter mes propres expériences pendant l'offensive et leur donnai

mon avis sur le sujet: de quelle manière les habitants avaient été volés et

que, selon moi, l'offensive n'avait pas eu le moindre effet sur la fin de la

guerre; je plaignais les cinq cent mille habitants de Riga qui étaient à

présent livrés à la famine. Les trois dames m'écoutaient, bouche bée. Leur

enthousiasme en avait pris un sacré coup. A leur tour, elles se mirent à me

raconter combien les rations de ravitaillement étaient minces, que tout était

distribué avec des tickets, et que ceux qui n'avaient pas la possibilité de se

procurer des vivres moyennant beaucoup d'argent et des voies tortueuses

pouvaient à peine survivre. Toutes trois étaient cependant persuadées que

la cause allemande triompherait car partout les troupes avaient avancé

profondément en pays ennemi. Je leur dis qu'il serait très difficile pour

l'Allemagne de remporter la victoire, car l'Angleterre n'avait encore jamais

perdu une guerre et qu'il ne fallait pas oublier l'Amérique. Mais il n'était pas

possible de les faire changer d'avis.

Au bout d'un moment, je m'endormis. Lorsque je me réveillai, je vis

quelques gros poux se promener sur mon pantalon. J'en fus gêné devant ces

dames et les observai pour voir si elles avaient remarqué ces sales bestioles.

Elles continuaient à parler sans se douter de rien; discrètement, j'écrasai

les bêtes entre mes doigts. Mes compagnes de voyage quittèrent le train à

Kustrin. Je me rendis dans un autre compartiment, occupé par plusieurs

soldats. Je rencontrai un Berlinois de mon régiment; sa femme était

décédée et il bénéficiait de ce fait d'une permission de quinze jours. Le reste

des soldats étaient des Rhénans. A Berlin, nous avons quitté le train.

La gare de Silésie grouillait de monde. Je fus frappé tout de suite par les

visages amaigris des femmes et des jeunes filles, pâles et pitoyables, avec

des cernes sombres sous les yeux. Je me dis: «Ici aussi c'est la guerre: la

guerre de la faim.» Avec les trois Rhénans, je partis faire un tour en ville.

Nous avons visité le palais impérial, la colonne de la victoire, le Hindenburg

de fer et d'autres monuments. Vers le soir, nous avions faim et entrâmes

dans un grand restaurant, violemment éclairé. On commanda de la bière.

Seigneur, quel breuvage fadasse! Malt et houblon avaient disparu. On

demanda à manger un morceau. «Avez-vous des tickets ?» dit le serveur.

«Quels tickets? D'où voulez-vous que nous les prenions ?» «Les cartes de

pain, de viande et de pommes de terre, précisa le serveur; sans ces cartes, il

ne nous est pas possible de vous servir. » Les Rhénans se mirent en colère:

«Non content de manquer de se faire tuer au front, on crève de faim en

revenant!» Nous sommes partis plus loin pour tenter notre chance dans

trois autres brasseries. De la bière, on pouvait en avoir autant que l'on

voulait, mais il n'y avait rien à manger.

Un civil berlinois, bien sympathique, nous paya deux bières à chacun et

nous dit que si nous voulions venir avec lui, il nous conduirait dans un

                                                        185

 restaurant où on nous servirait certainement quelque chose. Aussitôt dit,

aussitôt fait. On prit le tramway pour traverser pendant une demi-heure la

ville brillamment éclairée. On descendit enfin du tram. Le Berlinois nous

conduisit dans un restaurant où l'on servait de la selle de chevreuil et des

pommes de terre. Le gibier était en effet la seule viande que l'on pouvait

acheter sans tickets. La portion consistait en six ou sept petites pommes de

terre et un minuscule morceau de viande de chevreuil, le tout arrosé d'une

cuillerée de sauce. Nous trouvions cela excellent, mais pas bien copieux.

Bien que n'étant pas un goinfre, j'aurais bien mangé huit à dix de ces

portions, mais on ne pouvait pas nous servir plus d'une portion. Le Berlinois

au bon coeur régla le tout. On le remercia, et on se promena encore à travers

la ville.

   Souvent les filles nous abordaient, nous poussaient du coude en passant,

ou nous invitaient d'un clin d'oeil à les suivre. Mais on se passa volontiers de

cette compagnie vulgaire et on se dirigea vers la gare d'Anhalt, où on arriva

enfin, après avoir souvent demandé notre chemin.

   Je décidai de faire le long détour à travers la Rhénanie, car je trouvais

intéressant de traverser des contrées que je ne connaissais pas. Le lendemain

soir, nous arrivâmes à Cologne. Ici, les Rhénans prirent congé de moi.

Je continuai ma route le long du Rhin vers Coblence, et de là, le long de la

Moselle, vers Trèves; un merveilleux voyage. Je descendis à Trèves, je

savais que le bataillon de réserve de mon régiment y était stationné.

J'espérais recevoir un uniforme, le mien étant usé jusqu'à la corde.

Les hommes de troupe allaient précisément chercher leur maigre pitance.

Je me rendis chez le sous-officier de service et lui demandai la permission de

prendre également une portion, puisque je revenais du front. Par chance,

j'eus droit à ma portion. Puis je lui demandai où se trouvait le magasin

d'habillement. Comme je fus bien engueulé par le fourrier lorsque je lui

exposai ma requête, je lui demandai où logeait le chef de bataillon. Je me

rendis chez lui. Le commandant était en train de déjeuner. Ici, on ne voyait

pas grand-chose des pénuries de la guerre.

   « Que voulez-vous ?» me demanda-t-il peu aimablement. «Monsieur le

commandant, je viens du front, en permission, et voudrais demander un

uniforme neuf ici, auprès du bataillon de réserve de mon régiment.» Le

major m'examina et déclara que chez moi, en permission, j'avais le droit de

porter des vêtements civils. Je répondis: «Mon commandant, je ne puis que

porter l'uniforme. Mon pays d'origine se trouve dans la partie de l'Alsace

occupée par les Français et, de ce fait, je ne puis m'y rendre. » Le commandant

décida: «Eh bien, vous aurez donc un nouvel uniforme! » Il me signa un

bon queje dus remettre au sergent chargé du magasin. Je m'y rendis et reçus

un nouvel uniforme, bonnet de police compris. J'achetais ensuite dans un

magasin des bandes molletières neuves que je mis immédiatement. Mon

aspect extérieur était rétabli. Je pensais que j'avais beau avoir belle allure,

je n'en étais pas moins plein de poux

                                                      186

   Je visitai les curiosités de la ville dont l'antique porte romaine m'impressionna.

Je repris le train et, le long de la Sarre, passai par Sarrebruck,

Kaiserslautern, puis Heidelberg; après avoir traversé le Rhin à Ludwigshafen,

j'arrivai à Mannheim. Hélas, le dernier train pour Eberbach était déjà

parti. Je dus passer la nuit à Heidelberg. Avec peine et tracas, j'obtins une

salade de pommes de terre et de maigres saucisses. Un homme de la Croix-

Rouge me demanda si je voulais passer la nuit à Heidelberg; je répondis que

oui. « Suivez-moi ", me dit-il, et il me conduisit dans un hôtel, situé non loin

de la gare, où il me fit donner une chambre avec un beau lit propre. Il me

demanda quand je désirais être réveillé et, sur ce, il partit. Je me déshabillai

et me couchai avec mes poux. Dieu, quel plaisir d'être à nouveau déshabillé

dans un bon lit douillet, au bout d'un an. Ici, la vie misérable du front

m'apparut en pleine lumière. Comme le voyage m'avait beaucoup fatigué je

m'endormis très vite. Le lendemain à l'aube, je fus réveillé par l'homme de

la Croix-Rouge; je me levai et m'habillai. Je me dis: « Tiens, il faut que je

voie sije ne n'ai pas laissé quelques-uns de mes locataires dans le lit»; une

dizaine des chères bestioles grouillaient à travers les draps. Je voulus

d'abord les attraper, mais je me dis que mon successeur pouvait lui aussi en

supporter quelques-uns.

mètres. Comme notre tranchée était dégarnie, on reçut des chasseurs

   Je partis donc à Eberbach, pour arriver chez la famille Mattler qui me

reçut très amicalement. Je demandai avec insistance de préparer de l'eau

chaude pour pouvoir me baigner et ainsi me débarrasser de mes poux. Je

passai des journées très agréables. Mais, question nourriture, c'était la

misère. On ne mangeait jamais à sa faim. Comme je n'avais plus de

mouchoirs, je me rendis dans un magasin assez important pour en acheter

deux. « S'il vous plaît, avez-vous le bon ?» fit le vendeur lorsque je demandai

les mouchoirs. Je ne savais pas de quoi il parlait. Le propriétaire du magasin

éclaira ma lanterne. Il n'avait pas le droit, disait-il, de vendre quoi que ce

soit sans bon d'achat, faute de quoi on fermerait sa boutique. On pouvait

obtenir des bons à la mairie. Après bien des palabres, ce monsieur accepta

enfin de me vendre deux mouchoirs sans formalités. Mais je dus lui promettre

de n'en parler à personne.

   L'année 1917 était une bonne année pour la récolte des fruits. En voyageant,

je voyais partout des pommiers et des poiriers lourdement chargés.

Le voisin de la famille Mattler avait une entreprise de production de cidre et

il me demanda si je ne voulais pas lui donner un coup de main. Il était

surchargé de travail, disait-il, et était prêt à me payer deux marks par jour.

Cela ne m'intéressait pas du tout; d'abord, je n'avais plus l'habitude de

travailler, et puis j'étais parti en permission pour me reposer et non pour

épuiser mes forces encore bien affaiblies. Enfin, je voulais passer les six

derniers jours de mon congé chez mon ami Zanger en Rhénanie.

Je pris congé de la famille Mattler et descendis la vallée du Rhin. Je dus

m'arrêter plus longtemps que prévu à Wetzlar. Non loin de la gare, ily avait

un camp de prisonniers installés dans des baraques. De hautes barrières de

                                                   187

fils de fer barbelés entouraient les cours dans lesquelles ils pouvaient se

mouvoir. Comme ces hommes avaient l'air misérables. Blêmes, amaigris, les

yeux à moitié éteints, ces pauvres malheureux se tenaient là par groupes. La

faim semblait les avoir rendus hébétés et indifférents. Ici, toutes les races et

nations étaient représentées: Français, Belges, Anglais, Ecossais avec leurs

petites jupes, Italiens, Serbes, Roumains, Russes, Indiens, Arabes et Africains.

Tous avaient dû quitter leur pays natal pour payer un lourd tribut à

l'effroyable dieu de la Guerre.

Je passai encore trois belles journées chez Auguste Zanger et la famille

Gauchel, et puis je repartis vers le front. Cette fois, c'était en direction de

Riga. Je fus surpris de voir cette ville. Je ne l'aurais jamais imaginée si belle.

Des rues superbes et des places magnifiques, avec de splendides églises. Je

me serais volontiers attardé mais ma permission prenait fin et je devais

rejoindre au plus tôt mon corps de troupe pour ne pas être puni.        188

 

         Retour au front, octobre 1917

 

 

   Je me rendis à un bureau de renseignements pour apprendre que le 332"

avait changé de position et qu'il se trouvait à présent en Lituanie. Je pouvais

prendre le train jusqu'à Rothenpois-Kussau, une localité faite de belles

villas et de restaurants en pleine forêt, un lieu d'excursion particulièrement

prisé des habitants de Riga. De là, je n'avais plus que quelques kilomètres à

faire à pied. Pour l'heure, la localité était totalement abandonnée par ses

habitants et occupée essentiellement par des officiers allemands. Je demandai

où se trouvait mon régiment. Je devais prendre la route principale Riga-

Saint-Petersbourg. En bordure de la route, on voyait partout, debout ou

couchées, d'innombrables cuisines de campagne et d'autres voitures que les

Russes avaient abandonnées dans leur retraite. Je passai l'Aa, un petit

fleuve de trente mètres de large. Enfin, je rencontrai des soldats de mon

régiment qui purent m'indiquer où se trouvait ma compagnie.

    En route, je rencontrai le fantassin berlinois qui était parti avec moi en

permission. Il me raconta que, lors de son arrivée, sa femme était déjà

enterrée et qu'il n'était resté que six jours à Berlin pour revenir de son plein

gré au régiment car, sinon, il serait mort de faim à Berlin. L'adjudant de

compagnie, les conducteurs et les artilleurs de réserve ainsi que les chevaux

de ma compagnie étaient cantonnés à Wawer-Nord, un petit bourg misérable,

fait de plusieurs huttes.

    Le lendemain, avec d'autres camarades, je dus participer à la construction

d'un abri pour le chef de compagnie. J'étais en train de fabriquer, avec de

petits troncs de sapin, une rampe pour garnir l'escalier qui conduisait à

l'abri, lorsque j'entendis un grand «Salut, Nickel!" Je levai les yeux,

surpris, et reconnus, à ma grande stupéfaction, Emil Winniger, un ami du

village natal. Je montai vers lui et, dans la petite forêt toute proche, on parla

du pays. Chacun raconta les nouvelles qu'il connaissait. Emil était lui aussi

très dégoûté par cette vie de misère, aussi avons-nous résolu de passer chez

les Russes; en effet, j'avais appris que les Alsaciens-Lorrains prisonniers

des Russes étaient transférés en France. Emil se trouvait à quelques

kilomètres plus en avant, dans un poste avancé. Il me dessina un croquis sur

un morceau de papier pour que je ne me trompe pas de chemin. J'allai donc

chez l'adjudant de compagnie afin de demander la permission, pour le

lendemain, de rendre visite à mon « cousin », Il me donna immédiatement un
                                            189

 titre de permission, que je devais faire signer par le chef de compagnie. Ala

cantine, j'achetai une bouteille de vin du Rhin pour nous donner du courage

et cent cigarettes pour les distribuer aux Russes à notre arrivée, afin de les

mettre dans notre poche. A la nuit tombante, on alluma un grand feu dans

la cour, autour duquel les soldats pouvaient se réchauffer car les nuits

étaient déjà froides bien que nous ne fussions que fin octobre. Je m'écartai

du groupe dans l'obscurité avec un bon camarade, Alfred Schneider, de

Metz, et lui fis part de mon projet. Après cela, je pris congé de lui. Comme je

l'appris par la suite, nous avions été observés par un adjudant qui, à ce

moment, était en train de se soulager juste derrière nous et qui fit part de ses

soupçons à l'adjudant de compagnie.

   Mon gîte se trouvait au-dessus d'une étable, sous un toit de chaume; c'était

un ancien poulailler que je partageais avec plusieurs camarades. Lorsque

j'eus l'impression que tout le monde dormait, je me levai doucement, allumai

la bougie, enfilai un deuxième caleçon et mis une deuxième chemise ainsi que

plusieurs paires de chaussettes dans les poches de ma vareuse. Ceci avait été

observé par un Rhénan du nom de Geier et l'adjudant l'apprit aussi.

   Lorsque, tôt le matin, je voulus descendre de l'échelle pour me rendre chez

Emil Winniger, le secrétaire de compagnie vint vers moi pour me dire:

«Richert, tu doisrester ici aujourd'hui. » Je vis tout de suite que quelque chose

ne collait pas, mais je dis très innocemment: «Eh bien, je resterai ici.» Mon

camarade Alfred Schneider, qui était parti le matin pour Libau chercher des

pièces de rechange pour les mitrailleuses, me dit le lendemain, à son retour :

«Dis, Richert, ils doivent savoir quelque chose de ton plan, car avant de partir

à Libau,j'ai été convoqué au secrétariat de l'adjudant. On m'a demandé ceque

tu m'avais dit, en secret, ce soir-là. Naturellement, j'ai raconté un bobard.

Lorsque l'adjudant m'a demandé:" Pourquoi Richert a-t-il pris congé de toi?"

je lui ai répondu en riant que tu savais que j'allais partir à Libau et que pour

plaisanter tu m'avais fait tes adieux pour le cas où se produirait un accident

de chemin de fer.. Schneider avait bien monté son affaire. Cependant, à

regarder l'adjudant de compagnie, je remarquai qu'il ne me faisait pas

entièrement confiance et qu'il gardait toujours un soupçon. Je fis l'innocent de

mon mieux et repris mon service aussi correctement qu'auparavant.

   Un jour, on fit l'appel pour la solde. Les hommes étaient rassemblés en

deux groupes. Je me trouvais sur le rang des sous-officiers, tout devant, en

tant que chef de pièce. Après l'appel, l'adjudant de compagnie prit la parole:

«J'ai quelques mots à vous dire. Si un homme remarque qu'un autre soldat

se rend suspect de passer à l'ennemi, il doit immédiatement le faire savoir

au secrétaire de la compagnie. » Je compris tout de suite à qui s'adressait ce

discours, mais je réussis malgré tout à prendre un air aussi innocent que

possible, comme si toute l'affaire ne me concernait en rien. L'adjudant, qui

m'observait d'un oeil furtif, ne savait plus lui-même où il en était.

La vie reprit son cours. Elle se résumait à trois soucis: les corvées, la faim,

les poux.

 

 

 

          A Riga, après l'armistice avec les Russes

 

 

  Puis, tout à coup, se répandit une rumeur: « L'armistice avec la Russie! »

Le bruit fut confirmé. Notre régiment devait quitter sa position et prendre

ses quartiers à Riga, pour un temps indéterminé. Cette nouvelle fut joyeusement

accueillie par tous. Immédiatement, je dus me mettre en route avec

un lieutenant et trois hommes pour préparer le cantonnement de la compagnie

à Thorensberg, un faubourg de Riga. On prit le train à Rothenpois-

Kussau, qui nous mena à Riga. Là, on passa la nuit dans un hôtel. Le

lendemain, on trouva de bons cantonnements pour la compagnie dans une

importante tannerie qui avait cessé de produire, comme toutes les autres

usines de Riga, du fait du manque de matières premières. Vers le soir, la

compagnie arriva enfin. Les hommes nous félicitèrent du cantonnement

qu'on leur avait déniché. Les hommes de troupe étaient logés dans les

anciens bureaux de la fabrique qui avaient été vidés de leur matériel et dans

lesquels nous avions installé des lits de camp. Les sous-officiers et l'adjudant

habitaient dans la villa du directeur, dans laquelle était installé le

bureau du secrétaire de la compagnie. Le chef de la compagnie, le baron von

Reisswitz, s'était déniché un petit château à proximité de l'usine.

    La ville de Riga sur la Duna est une des grandes villes commerçantes de

Russie. Elle compte cinq cent mille habitants, principalement des Lettons,

mais aussi beaucoup d'Allemands. D'ailleurs, la plupart des habitants

parlent allemand. Les habitants, jusque dans les couches les plus pauvres,

étaient habillés d'une façon moderne et élégante ne correspondant pas

vraiment à la mode russe. De façon générale, les Lettons sont une race belle

et robuste. Lesjeunes filles et les femmes sont belles et agréables à regarder.

A Riga, on nous facilitait le service: le matin, deux heures d'instruction,

l'après-midi nettoyage des mitrailleuses et sport. Chaque semaine, il y avait

deux marches avec des exercices de combat. En somme, une vie agréable, si

le ravitaillement avait été meilleur. On ne pouvait jamais manger correctement.

La misère de la population allait croissant et les pauvres gens avaient

peine à survivre. Les ouvriers n'avaient presque plus de salaire, car toutes

les entreprises avaient cessé leur activité. Les habitants se plaignaient

souvent auprès de nous de les avoir poussés ainsi dans le malheur. Ils nous

demandaient pourquoi nous n'avions pas également occupé les provinces
                                                           191

 d'Estonie et de Livonie car la ville aurait pu être ravitaillée par ces deux

provinces aux riches cultures. Mais de tout cela, nous autres soldats n'étions

pas responsables … De la partie anciennement occupée de la Russie, rien ou

presque ne pouvait être livré à la ville, car cette région avait tellement été

pillée par l'occupation allemande que même les habitants pouvaient à peine

survivre. La détresse remplissait d'exaspération à l'égard des Allemands

une grande partie de la population, si bien qu'à plusieurs reprises des

soldats allemands avaient été assassinés dans des rues écartées. Désormais,

nous n'avions plus le droit de sortir le soir sans un revolver chargé.

Le faubourg de Thorensberg est séparé de Riga par la Duna, large en cet

endroit de six cents mètres. Comme du côté allemand on redoutait un

soulèvement dans la ville, la circulation entre le faubourg et la ville était

souvent interdite et le seul point de passage sur la Duna, un pont de bois

construit par les Allemands, était bloqué par l'armée. C'est là qu'il y avait

parfois de la mauvaise humeur et des cris, car beaucoup de gens ne

pouvaient même pas rentrer chez eux. La ville de Riga, située quelques

kilomètres derrière l'embouchure de la Duna dans la mer Baltique, pouvait

être atteinte par des bateaux très importants. Avant la guerre, cette ville

était la troisième plus grande ville commerçante de Russie; à présent, tout

le trafic était paralysé. Seuls quelques transports de troupes ou des gardecôtes

circulaient dans le port. Le quai près duquel les navires accostaient

était long de trois kilomètres. Dans la partie inférieure du port se trouvait

la gare de marchandises dont les bâtiments avaient été incendiés par les

Russes lors de leur retraite. Le pont routier et ferroviaire qui passait plus

haut sur la Duna, un des plus grands et des plus beaux que j'avais vus

jusque-là, avait été dynamité par les Russes. On travaillait nuit et jour pour

retirer les parties du pont effondré; construites en fer, elles pesaient des

milliers de tonnes. J'assistais souvent à ces travaux qui, pour moi, étaient

nouveaux et intéressants. Je n'arrivais pas à comprendre pourquoi et

comment on pouvait fondre comme de la cire les plus grosses poutrelles avec

les flammes de chalumeaux.

Entre-temps l'hiver était arrivé et tout était couvert de neige et de glace.

La Duna était entièrement gelée. Des brise-glace, bateaux à vapeur petits et

puissants à la partie avant effilée et tranchante, coupaient la glace pour

rendre possible la navigation vers la Baltique.

A  Noël, la compagnie organisa une petite fête. On alluma un grand arbre

de Noël dans une vaste salle de la fabrique et les hommes chantèrent des

cantiques. Après, on nous distribua des petits cadeaux, un pour chaque

soldat.

Le lendemain, je fus promu sous-officier. Je m'installai dans la villa et je

pris mes quartiers dans une chambre chauffée dans laquelle logeaient déjà

deux autres sous-officiers. Pour dormir, il y avait des lits à treillis de fer,

mais sans paillasse ni matelas, si bien qu'il fallait dormir habillé. Pourtant

et dormir au sec et au chaud. D'ailleurs on avait presque oublié que la guerre

durait toujours.

  Comme sous-officier, j'avais désormais une solde de deux marks par jour.

En plus, j'avais droit à un planton de service qui allumait le feu, s'occupait

de mes habits, cirait mes bottes, balayait la chambre, cherchait le café et

l'ordinaire. Mon service était à peu près le même que celui du caporal, car

j'étais alors également chef de pièce. Le dimanche, je prenais toujours une

permission jusqu'à une heure du matin pour aller au théâtre municipal

allemand. On y jouait presque toujours des pièces magnifiques. Le tour du

monde en quatre-vingts jours me plut particulièrement. J'allais souvent au

cinéma; il y avait beaucoup de salles en ville et d'un équipement des plus

modernes. Comme le samedi soir on ne recevait à la compagnie ni café ni

quoi que ce soit, j'allais d'habitude au foyer du soldat où l'on pouvait obtenir

à grand-peine une assiette de haricots, de lentilles ou de pois, tout cela sans

un brin de viande et pour cinquante pfennigs l'assiette, avec un ticket qu'il

fallait remettre au guichet de distribution de soupe. On venait avec sa

cuiller et on prenait la file: les soldats affamés remplissaient la grande salle

en rangs sinueux comme des courbes de serpents. Parfois, il ne restait plus

de soupe pour tout le monde, et l'on rendait aux derniers leurs cinquante

pfennigs; ils pouvaient rentrer l'estomac vide. Un jour, j'avais attendu plus

d'une heure. J'étais presque arrivé au point de distribution et me réjouissais

fort de recevoir mon assiette de soupe chaude, car dehors il faisait un froid

de canard. Il n'y avait plus que deux hommes devant moi. On cria: « Il n'y a

plus de soupe, finie la distribution.» Je dus repartir l'estomac vide.

Dans les cafés et restaurants de la ville, on ne trouvait rien à manger,

sinon de la mauvaise bière de guerre et du thé. La population souffrait de

plus en plus du manque de ravitaillement. Par nécessité et du fait du

chômage, beaucoup de jeunes filles et de jeunes femmes s'adonnaient à la

prostitution et gagnaient de quoi vivre de cette triste façon. Beaucoup

d'autres avaient été corrompues sans retour par les soldats russes et

continuaient à présent leur commerce avec les soldats allemands. Certains

soldats qui succombaient à cette passion économisaient sur leur peu de

pain et autres denrées pour l'apporter à leurs maîtresses. Le caporal de ma

pièce, nommé Westenberg, avait lui aussi fait connaissance d'une de ces

malheureuses et partageait avec elle le peu qu'il recevait de la compagnie

et dont il aurait eu tant besoin lui-même. On comprend qu'avec la faim et

la vie qu'il menait, il soit devenu maigre comme un clou. Je lui faisais

souvent la leçon, mais il se montrait sourd à mes avertissements. Un bon

camarade, le sous-officier Kurz, avait lui aussi lié connaissance avec une

jeune femme; il en était éperdument amoureux. Il me parlait sans cesse de

sa Lola, vantait sa beauté et sa gentillesse. Un jour ,je les rencontrais; Lola

était vraiment une très belle fille et faisait la meilleure impression. Je les

accompagnai un bout de chemin et puis les quittai. Un jour, le sous-officier

Kurz me raconta, rayonnant de joie, qu'il avait atteint le but de ses vœux  193

Dans cette perspective, il avait demandé une permission de nuit jusqu'à

l'appel du matin. Le lendemain, on faisait l'exercice sur un terrain sablonneux,

en dehors de la ville. Le sous-officier Kurz nous rejoignit lorsque

nous étions déjà sur le terrain et se présenta au baron von Reisswitz, qui,

à Noël, avait été promu au grade de capitaine. Le capitaine, qui menait luimême

une vie très libre, se contenta de rire et dit: «Bon, prenez le

commandement de votre mitrailleuse, vous semblez avoir eu un travail de

nuit pénible. Vous avez l'air pâle.» Deux jours plus tard, Kurz s'aperçut

qu'il était atteint d'une maladie vénérienne. Il eut honte de se porter

malade, espérant que l'infirmier allait pouvoir le guérir. C'est le contraire

qui arriva; son état de santé ne cessa de se détériorer. Finalement, il dut

consulter et fut admis au pavillon des contagieux que les soldats appelaient,

le « château des chevaliers» (Ritterburg). La maladie lui avait déjà

vicié le sang et, sa vie durant, il aurait à en subir les conséquences.

D'ailleurs, beaucoup de soldats furent atteints de maladies vénériennes, si

bien que chaque semaine il y eut une visite obligatoire chez le médecin. En

plus, chaque soldat reçut une boîte et son contenu prophylactique. La

plupart des soldats s'habituèrent peu à peu à cette vie de gueux comme à

une chose naturelle.

  Souvent, j'entendais parler de la Grabenstrasse. Avec mon camarade, le

sous-officier Kipmann, originaire de Prusse orientale, j'allais un jour dans

cette fameuse rue. Quel spectacle! Un bordel après l'autre. On entra. Dans

une pièce assez spacieuse, il y avait des tables alignées le long des murs.

Partout des soldats qui buvaient du thé. Trois individus crapuleux jouaient

des airs de danse. Huit putains ou plus tournaient en rond avec des soldats,

roulant des hanches de la manière la plus vulgaire. Presque toutes ces filles,

du fait de leur train de vie dévergondé, avaient très mauvaise mine, mais

affichaient malgré tout un entrain trompeur et cherchaient à séduire les

soldats, par tous les moyens. Dans un coin, il y avait un réduit où était

installée une vieille maquerelle. Derrière son guichet, elle observait toute

cette agitation; quand un soldat voulait monter avec une fille, il allait vers

le guichet, payait deux marks et recevait une petite carte qu'il devait

montrer à la fille qu'il avait choisie et avec laquelle il voulait monter à

l'étage. Avec mon ami Kipmann, nous trouvions ce trafic absolument indigne.

J'avais tout de suite remarqué que l'une de ces filles, sur le visage de

laquelle on pouvait deviner une profonde tristesse, ne faisait pas si mauvaise

impression. Kipmann me dit: « Cette jeune fille est ici contre son gré. » Je

partageais son sentiment. Comme nous avions vidé nos verres, on lui

commanda une autre tournée de thé. Elle nous servit avec un verre pour

elle, comme cela semblait être l'usage dans ces maisons, et s'assit entre nous

deux. On engagea la conversation. Elle parlait très bien l'allemand. Je lui

dis franchement qu'elle me paraissait tout à fait déplacée dans cet endroit et

lui demandai comment elle était tombée là. A peine avais-je posé cette

                             194

on se sentait très heureux, car on ne risquait pas sa vie, on pouvait s'abriter 
                   192

honte que représentait le fait d'être ainsi attaché

  J'étais sans doute entré dans le stock de vivres d'une compagnie, car je

amassée par le vent était très épaisse. Les Russes s'y enfoncèrent jusqu'à

      On reçut un jour du saindoux à tartiner. Notre chef de groupe, le sous officier

    Une terrible tempête de neige se déchaîna un jour. Ce n'était pas des

était préparé dans la vallée, dans des marmites portatives. Avant que les

question qu'elle se mit tout à coup à pleurer, en tournant le dos pour cacher

son visage et ses larmes à l'abominable vieille qui, derrière son guichet,

observait tout ce qui se passait dans la salle.

   Elle nous dit, sans cesser de sangloter: «Jamais je n'aurais imaginé que,

de ma vie. je serais dans une telle situation. Je suis née à Saint-Petersbourg

et me suis mariée il y a un an avec un officier russe stationné ici, à Riga. Pour

ne pas être séparés, nous avons loué un appartement à Riga où nous vivions

très heureux.» Dans sa douleur, elle pouvait à peine articuler. Quand elle se

reprit, elle continua: «Soudain, il y eut l'offensive allemande; on n'a pas eu

le temps de se décider à partir, la ville était déjà encerclée par les Allemands

et mon mari fait prisonnier. Comme nous avions dépensé nos roubles russes

précédemment en cours, nous n'avions plus qu'un peu de monnaie de

Kerensky qui, dès l'entrée des Allemands à Riga, a perdu toute valeur.

J'étais là sans argent, avec de quoi manger pour quelques jours seulement.

  Lorsque mes provisions furent épuisées, j'ai vendu tous les objets superflus

et il y en avait peu puisque nous logions en meublé. Chaque jour, je

parcourais la ville pour trouver une place d'aide, de bonne ou de femme de

ménage. Partout on me répondait qu'il était impossible d'engager du personnel

de maison, puisque même les maîtres trouvaient à peine de quoi vivre.

Je me serais contentée de n'importe quel travail, même le plus vil. Comme

je ne pouvais plus payer le loyer, j'ai dû quitter le logement où j'avais vécu

si heureuse avec mon mari. J'étais désormais à la rue, sans abri, sans

argent, proche du désespoir, prête à me jeter dans la Duna du haut d'un

pont; mais le courage m'a manqué. C'est ainsi que je suis arrivée ici, comme

dernière planche de salut. J'ai souvent pensé que j'aurais mieux fait de me

jeter au fond du fleuve, plutôt que d'être obligée de vivre ainsi. Commeje ne

suis pas aussi avilie que ces créatures, avec lesquelles j'ai peine à vivre tant

elles me dégoûtent, c'est moi que les soldats recherchent le plus. Vous ne

pouvez imaginer l'effort que je surmonte chaque fois que je dois subir cette

honte. » Elle recommença à sangloter pour continuer: «Que diraient mes

parents ou mon mari s'ils savaient comment je vis. Avec ça, je dois faire

bonne figure et me montrer gaie, pour gagner le plus possible pour cette

vieille et méchante femme qui m'a déjà menacée plusieurs fois de me

renvoyer si je fais triste mine. »

Et nous deux disions: « C'est affreux, n'y a-t-il aucun moyen de quitter

cette horrible maison ?» «Je me torture sans arrêt l'esprit pour trouver une

issue», dit-elle. La pauvre femme nous faisait pitié. Mais nous ne pouvions

l'aider, sinon en lui donnant chacun deux marks, qu'elle accepta avec

gratitude. Un soldat l'invita à danser et monta tout de suite avec elle. Sur

l'escalier, elle nous regarda de ses yeux tristes comme la mort. On resta

encore un moment au milieu de cette agitation. Et ne voilà pas que l'on vit

l'ordonnance du capitaine descendre l'escalier. Il avait la tête de quelqu'un

qui vient de gagner le gros lot. «Vois-tu, Kipmann, dis-je à mon ami, tel

maître, tel valet. »                                      195

  Nous avons quitté ce lieu de débauche pour rentrer au quartier. En route,

on continua de parler du destin de cette pauvre jeune femme. Ah! qu'est-ce

que cette terrible guerre pouvait amener comme malheurs: la faim, l'angoisse

de la mort, l'humidité, les poux, et pour le soldat la séparation d'avec les

siens, au pays natal, et les souffrances souvent atroces des blessés, la peur

pour ceux qui sont au pays et qui pensent à leurs fils, à leurs maris et puis

les pleurs et les larmes pour ceux qui sont tombés, sans compter des milliers

de cas, comme celui de cette pauvre femme et d'autres que nous avons

rencontrés. Vraiment, les responsables de toutes ces misères auraient

mérité, par tous les moyens imaginables, d'être lentement martyrisés puis

tués.

   J'appris sur ces entrefaites que des trains remplis de pommes de terre

venaient d'arriver à la gare. Je n'eus dès lors plus qu'une seule obsession:

celui de voler ne serait-ce qu'un seul sac de patates. A la nuit tombante, j'y

allai, donnai cinq marks au soldat en faction devant une petite porte du

poste de garde de la gare et le priai de me laisser prendre un sac de pommes

de terre. « Faites donc ce que vous voulez, monsieur le sous-officier, dit-il

d'un air bon enfant. Moi, c'est bien simple, je ne vous ai pas vu. »

Prudemment, je passai sous les wagons et arrivai vers les tas de pommes

de terre qui avaient été déchargés. Un garde faisait les cent pas. Il me fallut

attendre qu'il parvienne à l'autre bout de ces tas. Rapidement,je soulevai un

sac qui pesait à peu près cinquante kilos, le mis sur mes épaules et quittai

la gare le plus vite possible. J'avais à peine atteint une des sombres rues

transversales que des civils m'arrêtèrent en me priant de bien vouloir leur

vendre mes pommes de terre. Je ne les écoutai pas, car je voulais d'abord

avoir une bonne petite provision et puis, pour moi qui en avais été si

longtemps privé, un tel sac de pommes de terre valait toutes les fortunes du

monde.

    A chaque pas, j'étais arrêté et importuné pour que je vende ma prise de

guerre. Finalement, le sac me parut trop lourd, et puis j'avais encore une

demi-heure de marche jusqu'à mon quartier. Je craignais aussi que des

officiers remarquent mon chargement, dans ces rues très éclairées. J'aurais

bien dû leur avouer l'origine de mes pommes de terre.

   J'étais absorbé par ces pensées quand je fus accosté de nouveau par une

jeune femme: «Dites, soldat, ne voudriez-vous pas me vendre vos pommes

de terre?" «Qu'est-ce que vous seriez prête à me payer ?» «Vingt roubles",

me répondit-elle. «Bon, lui dis-je, vous en aurez la moitié pour dix roubles."

Je dus accompagner la femme chez elle; c'était tout à côté. Elle habitait au

deuxième étage. A en juger par ses manières, ses vêtements et son installation,

cette dame paraissait être d'un bon milieu. Je vidai la moitié de mon sac

dans une caisse. Elle m'invita alors à prendre place sur le canapé et se mit

à préparer le thé.

En attendant que l'eau se mette à bouillir, elle s'assit à côté de moi, pressa

son genou contre le mien et me dit avec un clin d'oeil prometteur:« Mon mari  

                                     196

est au front. » Je compris alors comment elle voulait payer ses pommes de

terre, fis celui qui n'avait rien compris et dis: «Alors votre mari a la même

déveine que moi. Maintenant que la paix avec la Russie est proche, il

rentrera bientôt.» On s'entretint encore un moment et elle n'osa plus

revenir sur le premier sujet de conversation. Quand j'eus fini ma tasse de

thé, elle me dit, avant que je ne parte, que je pouvais lui apporter autant de

pommes de terre que je voulais et qu'elle donnerait vingt roubles par sac. Je

quittai la maison avec un demi-sac en moins et mes dix roubles.

Je notai le numéro exact de la maison et le nom de la rue et me dirigeai

vers la station de tramway la plus proche. Je jetai mon sac dans le wagon et

descendis en direction de la Duna. De là j'avais encore un quart d'heure de

marche. Sur le pont de la Duna, je croisai une vieille femme qui titubait et

qui ne cessait de gémir. Je lui demandai ce qui lui arrivait. « J'ai faim", me

dit-elle; ses yeux étaient fatigués et immensément tristes. Elle portait un

grand cabas. Je déposai mes pommes de terre et en remplis son sac à ras

bord: dix livres environ. La femme n'en finit plus de me remercier. Je lui dis:

« N'en parlons plus, ne vous en faites pas, c'est bien ainsi", et je m'en fus vers

mon quartier. Ce soir-là. je fis bouillir une marmite entière pour la partager

avec mes deux camarades de chambrée.

     J'avais décidé de retourner à la gare la nuit suivante et d'apporter de

nouveau des pommes de terre à ma cliente, car vingt roubles par sac c'était

une bonne affaire. Je demandai une permission de minuit, pour ramener le

plus de sacs possible. Lorsque j'arrivai à la porte de la gare, je trouvai le

même garde. Je lui promis trois marks pour chaque sac qu'il me laisserait

passer. Il fut aussitôt d'accord et je me rendis tout droit vers le tas de

pommes de terre, mis un sac sur le dos et allai partir.

   «Attendez un peu!" ordonna une voix. Je m'arrêtai net et laissai tomber

mon sac à terre. «Qu'est-ce que vous portez là ?» me dit la voix. C'était un

sous-officier du génie, accompagné de deux soldats; on les appelait la

«patrouille des pommes de terre ». Je dus les suivre au poste de garde. « Je

dois faire un rapport à votre compagnie », me dit le sous-officier. Je lui

répondis: «Ecoute , camarade, je vais te raconter quelque chose. Ce n'est pas

pour mon plaisir que je chaparde. Il est clair que nous avons tous faim, tu le

sais bien toi-même.» Il ne me restait rien d'autre à dire pour arranger mon

affaire que de parler ainsi. « Si tu fais un rapport, je serai peut-être puni. Ce

serait la première fois de ma vie militaire qui dure maintenant depuis plus

de quatre ans. En plus, je suis originaire de la partie de l'Alsace occupée par

les Français, si bien qu'il m'est impossible de recevoir de là-bas de l'argent

ou des colis. Il ne me reste qu'à regarder quand les autres reçoivent des sous

ou du ravitaillement. Il faut imaginer ma situation, camarade ", dis-je pour

finir. «Oui, c'est un peu fort », pensa tout haut le sous-officier du génie. «Eh

bien, emporte ton sac, mais ne te laisse pas attraper », puis il me tendit la

main, pour me dire adieu. Je repris mon sac et le mis sur le dos; en passant

devant la sentinelle, je donnai mes trois marks. Je portai le sac à la femme 

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et partis, avec mes vingt roubles, au cinéma. Mais, désormais. je n'osais plus

aller voler de pommes de terre. En plus, les patates que j'avais entreposées

dans la chambre chauffée étaient devenues dures comme des cailloux au

bout de deux jours, si bien qu'elles n'étaient plus comestibles.

   La pensée de tous les soldats était tendue vers un seul but: trouver de quoi

manger, par n'importe quel moyen. J'eus un jour à surveiller l'équipe de

pluches, dans une pièce située à côté de la cuisine roulante. Vingt soldats

étaient occupés à éplucher une grande corbeille pleine de patates. Le travail

terminé, il manquait visiblement plus de la moitié des pommes de terre. Je

leur dis: «Soldats, vous exagérez! Sortez-moi ces pommes de terre, sinon je

vous obligerai à retourner vos poches." Tous prirent des airs d'enfants de

choeur innocents; personne ne voulut a vouer. J'inspectai leurs poches, mais,

ô miracle, ne trouvai rien. Je passai en revue toute la pièce, pas trace de la

moindre pomme de terre … Toute cette histoire me laissa perplexe et je fis

porter les quelques pommes de terre à la roulante. Le cuisinier se montra

d'ailleurs très mécontent du modeste produit des pluches, mais que pouvaisje

faire? Je remarquai que les visages de plusieurs soldats montraient une

certaine jubilation discrète, qui me prouvait qu'ils possédaient quand même

les pommes de terre manquantes.

   Je me rendis encore dans la pièce des éplucheurs, avec le même résultat:

rien, rien à trouver. Le lendemain, mon ordonnance me dit que si je

promettais de ne rien dire, il m'indiquerait où se trouvaient les pommes de

terre. J'étais très curieux et promis de me taire. «Dans la pièce en question,

il Y a un escalier garni d'un coffrage de planches, me dit-il. Dans ces planches

il y a un trou de la dimension d'une patate. C'est là qu'on les fait passer. Pour

que vous ne vous aperceviez de rien, plusieurs hommes se tenaient debout

juste devant cette ouverture. Lorsque vous avez quitté la pièce, on a enlevé

une des planches et on s'est partagé les patates." Je ne pus m'empêcher de

rire de la ruse des soldats. Ils avaient fait leur ce proverbe: « La misère ne

connaît pas de loi", et je ne leur en voulais pas trop. Un soir, j'entrai par

hasard dans la pièce occupée par mes hommes. Mon étonnement ne fut pas

mince de constater qu'ils étaient en train de manger une bassine entière

pleine de viande rôtie. «Tonnerre de Dieu! Où avez-vous trouvé cette

viande?" Ils me regardèrent en riant et m'invitèrent à être des leurs. Mais

je ne savais toujours pas la provenance de leur repas. A la table était assis

un Westphalien à la figure très ingrate et aux yeux larmoyants. Il tenait à

pleines mains un morceau de viande dégoulinant, y mordait et le dégustait

Il pleines dents. Il me faisait penser à un cannibale. «Tu sais, Richert, dit-il

enfin, hier soir j'ai abattu un gros chien avec mon revolver. .. » C'était donc

du chien qu'ils mangeaient. Voilà jusqu'à quel point les soldats étaient

tombés.

Quand j'étais seul avec mes hommes, je ne voulais pas qu'ils me donnent

du « monsieur le sous-officier. » Quand des officiers étaient dans les parages,

il fallait évidemment le faire. Le capitaine entendit un jour que je tutoyais  

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un soldat et il me lança vertement. Je devais garder mon autorité, disait-il.

Je pensais: «Que le diable t'emporte, avec ta folie de l'autorité.» Un

dimanche soir, la compagnie organisa une soirée dans la salle de fêtes des

Lettons. Il y avait beaucoup d'ambiance. On nous servit six bières par tête

et, à minuit, on servit en plus deux saucisses avec de la salade de pommes de

terre et, pour finir, du thé avec beaucoup de rhum. Six musiciens de la clique

du régiment invitèrent à la danse. Il y avait une foule de filles et bientôt tout

le monde se mit à tourbillonner dans la grande salle. Comme,jadis,j'aimais

danser. je ne voulus pas laisser passer l'occasion et je valsai avec entrain. Le

capitaine regardait cette agitation en souriant. Lorsque je passai près de lui,

il me dit: «Tiens, Richert, vous dansez … J'ai toujours pensé que vous étiez

un enfant de Marie.» Je répondis :«Ah! mon capitaine, joyeux, mais en tout

bien tout honneur l- Et je pensais en moi-même: «Prends-en de la graine,

vieux bouc! »

   Un jour, la compagnie effectua un exercice d'attaque en dehors de la ville.

Le capitaine ordonna que chaque adjudant et sous-officier lui fasse rapport

sur le déroulement du combat et le lui soumette. Aussitôt dit, aussitôt fait.

Le lendemain, nous dûmes nous rendre chez lui, dans son appartement. Il

nous lut à haute voix chacun de nos rapports. J'attendai avec impatience

mon tour, car il critiquait ou louait l'auteur de chaque papier. Lorsqu'il les

eut tous lus, il en vint à ma copie: « Voici pour finir le rapport du sous-officier

Richert. Pour le dire en peu de mots, je suis très surpris. De vous tous, aucun

n'a aussi bien saisi le déroulement de l'action et en a aussi bien rendu

compte que Richert. Dites donc, vous êtes bien agriculteur de profession,

n'est-ce pas, Richert ? Je n'aurais pas attendu ça de vous! Est-ce que vous

avez vraiment écrit ce papier tout seul ?» Je répondis: «Oui, mon capitaine.

» Il me donna deux bons cigares en disant: «Richert, restez ici un petit

moment, les autres peuvent partir … Ecoutez, Richert, reprit-il quand tout

le monde fut parti, vous direz à l'adjudant que j'ordonne que vous soyez

exempt de service demain. Mais vous m'écrirez pour cela votre curriculum

vitae depuis que vous êtes soldat et vous me rendrez immédiatement votre

copie.» Il ne semblait pas convaincu que j'aie rédigé moi-même ce compte

rendu.

   Le lendemain, je lui écrivis le récit de ma carrière et le lui apportai à son

domicile. Lorsqu'il en eut terminé la lecture, il dit: «Me voilà persuadé que

vous avez fait votre rapport tout seul; d'ailleurs, au cours de cette guerre,

vous avez supporté des moments difficiles, et vous avez bien mérité vos deux

décorations. » Il me donna encore deux cigares et je me retirai. A partir de cet

instant, je remarquai que j'étais très bien vu par mon chef, qui avait

d'ailleurs toujours eu de la sympathie pour moi.

   On entendait souvent dire que notre régiment allait être transféré sur le

front de l'ouest et nous en frémissions d'horreur. Mais le temps passait et

nous restions toujours à Riga. Le dimanche 10 février 1918,j'avais une fois

de plus eu une permission de nuit et je revenais du théâtre, à une heure du  

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matin, avec plusieurs camarades. J'allai tout de suite me coucher. Mais dès

trois heures, je fus réveillé avec mon camarade de chambre Kipmann par

l'adjudant de compagnie Laugsch. « Ecoutez bien, commença l'adjudant, les

négociations de paix avec les Russes ont échoué et ont été rompues: une

nouvelle offensive va avoir lieu. Tous les deux, avec le lieutenant Herbst,

vous allez prendre immédiatement le train, jusqu'à Hinzenberg, le terminus.

De là vous irez préparer des quartiers sur l'Aa, pour la compagnie qui

marchera jusque là-bas et arrivera à la tombée de la nuit. La chair de poule

me hérissa le dos. Maintenant, par ce froid et cette neige épaisse, lancer une

offensive! Nos chefs étaient devenus fous. La relative belle vie de Riga

prenait fin, brutalement.

    On ramassa toutes nos affaires et, le sac au dos, on se mit en route vers la

gare. J'avais terriblement peur de l'avenir. Je ne savais pas encore que les

Russes n'allaient offrir aucune résistance. Au lever du jour, le train s'arrêta

à Hinzenberg. On établit nos quartiers, pour les hommes et les chevaux,

dans le très beau château de Semneck situé sur l'Aa. Le soir venu, l'état major

de la division nous mis proprement à la porte pour prendre notre

place.

    Toutes les maisons et huttes des environs étaient bourrées d'hommes et de

bêtes; il n'y avait nulle part une petite place. On trouva dans la forêt

quelques vieux abris sans porte ni fenêtre, l'intérieur gelé dur comme de la

pierre, mais sans neige. La compagnie, qui entre-temps était arrivée épuisée

après une longue marche, se mit à pester affreusement contre les quartiers

que nous avions préparés. Mais en vérité, nous n'y étions pour rien. Les

chevaux furent rassemblés en groupes serrés, attachés aux arbres et protégés

par des couvertures. Les hommes s'installèrent dans les abris froids, se

blottirent le plus possible les uns contre les autres, après s'être enveloppés

de couvertures et de toiles de tentes.

   Vers le matin, certains eurent si froid aux pieds qu'ils se levèrent pour

ramasser des branches de sapins et allumer un feu. Nous pensions tous avec

nostalgie à nos lits de fer de Riga. A l'aube, la roulante nous amena du café

et du pain. Quel délice de boire du café chaud! Nous en étions tous comme

réanimés. Puis on rassembla les chevaux pour les atteler devant les trains

de mitrailleuses et, en avant marche, en direction d'un avenir incertain  

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