Au bout
d'une demi-heure, la première tranchée russe, celle qui s'étendait au pied de
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la colline, s'anima. Tentant de se frayer un chemin parmi les explosions
d'obus, tous les survivants de la tranchée coururent vers nous, les mains en
l'air. La peur les avait presque tous rendus blancs comme des linges et ce
qu'ils avaient enduré les agitait encore de violents tremblements. Nous
avons dû les rassembler et les faire se coucher derrière nos abris, sur les
prairies, pour les protéger des tirs d'artillerie russe qui nous étaient adressés
de temps en temps. Les occupants de la tranchée supérieure cherchèrent
leur salut dans la fuite. Seule restait à conquérir la tranchée du milieu, qui
courait le long du versant.
« Préparez-vous, baïonnette au canon !» tel fut l'ordre que l'on dut se
transmettre d'homme à homme. On posa tous nos sacs, avant de mettre la
baïonnette en place; pour ma part j'inversai ma pelle dans sa gaine, glissant
le manche en premier, de façon à être mieux protégé contre une éventuelle
blessure au ventre. L'artillerie allemande déplaça son tir vers l'avant.
L'ordre claqua: «A l'assaut, en avant, en avant l . Tous jaillirent hors de
leurs trous, attaquant les tranchées russes au pas de charge, poussant le cri
de guerre, « hourra », Mais notre artillerie avait fait le plus gros du travail.
Nous ne rencontrâmes que très peu de résistance. Dans la tranchée du bas
il n'y avait plus que des morts et des blessés.
Quelques coups de feu partirent de la tranchée du milieu; une de ces
balles fracassa le genou de notre capitaine. Le même homme qui avait traité
des blessés gémissants de « femmelettes» et de « lâches poltrons» criait et
gémissait à présent comme un possédé. Même avec la meilleure volonté, il
ne m'inspirait pas la moindre pitié. Ensuite, nous avons escaladé la pente de
la colline. Quelques Russes de la tranchée du milieu voulurent s'enfuir et
cherchèrent à grimper aussi vite que possible, mais ils furent abattus
comme des lapins pour dégringoler à nouveau dans la tranchée.
Lorsque nous arrivâmes à ladite tranchée, tous les survivants levèrent les
bras en l'air. Ils furent conduits en bas, vers les autres prisonniers. D'autres
encore vinrent d'au-delà de la tranchée, pour se rendre. Ils auraient pu
facilement s'échapper, mais ils choisissaient la captivité, plutôt que de
continuer à combattre plus longtemps. Nous nous frayâmes un chemin vers
le sommet à travers des buissons déchiquetés et des trous. Le régiment se
rassembla. D'en haut, nous avons vu les prisonniers russes traverser le
fleuve, pour aller vers l'arrière. Ils étaient certainement plus heureux que
nous; pour eux, le massacre était terminé.
Le 2e bataillon dut ensuite progresser lentement, formé en vagues d'assaut.
Quelques patrouilles furent envoyées en reconnaissance. Les 1er et 3e
bataillons suivaient, regroupés. Sur notre gauche et notre droite, d'autres
régiments avançaient aussi. Nous n'avons rencontré aucune résistance
durant toute la journée. De temps en temps, quelques Russes isolés sortaient
des buissons et des champs de blé, où ils étaient restés cachés, pour
se rendre. Nous avons passé la nuit dans le village d'où nous avions été
précédemment délogés par les Russes, lors de notre première attaque. Les
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trois jours suivants, nous n'avons pas vu un seul Russe. A en juger d'après
la carte, on devait se rapprocher de la petite ville de Rohatin.
Un matin, comme on se trouvait sur une hauteur couverte de blé, on reçut
l'ordre d'aller occuper un moulin à eau en contrebas. A deux kilomètres sur
notre gauche se trouvait Rohatin. Nous nous sommes approchés du moulin,
en tirailleurs. Quelques shrapnels nous furent alors adressés, et il y eut
aussitôt des blessés. Tous se mirent alors à courir vers le moulin, à la
recherche d'un abri. Je me jetai avec quelques camarades dans une remise
à bois; d'autres entrèrent dans la maison ou dans les dépendances. La
batterie russe prit le moulin sous son feu. Quatre shrapnels arrivèrent en
sifflant. Tous éclatèrent autour et au-dessus du moulin. Les bâtiments en
bois, au toit de chaume, ne nous offraient que peu de protection. Un shrapnel
éclata juste au-dessus du hangar et blessa quatre hommes. Parmi eux mon
ami de Rhénanie, qui reçut un éclat en travers de la cuisse. Je lui entaillai
son pantalon pour enrouler ses deux paquets de pansements autour de la
blessure. Puis je le transportai dans la pièce de séjour, aidé d'un camarade;
on y était un peu plus à l'abri.
Cette pièce était pleine de soldats, accroupis sur leurs sacs, le long des
murs. La tension et la peur étaient gravées sur chaque visage, car personne
ne savait à qui serait destinée la prochaine salve. A présent, deux obus
succédaient à chaque couple de shrapnels et s'écrasaient au sol. Un soldat
du nom de Spiegel, qui se tenait dans un coin de la pièce, se leva et sortit pour
uriner. Un obus éclata au même moment, faisant un grand trou dans le mur.
Des éclats, des bouts de bois, et le sac du soldat Spiegel volèrent au plafond.
Toute la pièce se remplit d'une puante poussière de poudre. Le sac de Spiegel
et ses gamelles étaient complètement déchiquetés et pulvérisés. Lorsqu'il
revint dans la pièce et qu'il aperçut ses affaires, il devint tout pâle. Et comme
un soldat lui dit qu'il devait sa vie à un heureux hasard, Spiegellui répondit:
« J'ai une mère à la maison qui chaque jour prie pour mois Au même
moment arrivèrent quatre nouveaux projectiles. L'un d'eux éclata dans la
cour, les autres derrière le moulin. La nervosité allait croissant. Plusieurs
soldats passèrent leurs sacs, mais où aller? Il Y eut soudain un bruit
terrible. J'allai vite à la fenêtre pour voir ce qui se passait. Je vis un énorme
nuage de fumée s'élever derrière la grange, tandis que des mottes d'herbe et
de terre étaient projetées alentour. Un obus de gros calibre venait d'exploser.
Un autre le suivit de près. Il passa au-dessus du moulin et explosa dans
un étang situé juste derrière celui-ci. Une énorme gerbe d'eau s'éleva. Le
troisième obus explosa entre le corps d'habitation et la grange. Dans la plus
grande panique, tout le monde courait en tous sens; mais où aller? Nulle
part on était en sécurité.
On reçut alors l'ordre d'évacuer d'urgence le moulin. Nous avons dû longer
le torrent, camouflés par des aulnes et des saules, en direction d'un village
situé à quelques centaines de mètres, en emportant nos blessés. Les Russes
bombardèrent le moulin jusqu'au soir, jusqu'à ce qu'il ait entièrement pris
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feu, bien qu'il n'y ait plus là-bas un seul de nos hommes. Nous avons passé
la nuit dans le village. Pour ma part, je m'endormis sur une botte de paille,
derrière une cabane. Nous avons repris la marche avant le lever du jour en
direction d'un village, situé à trois kilomètres sur notre droite.
Sur une place de ce village se trouvait tout un tas de cartons. L'infanterie
russe avait sûrement reçu des munitions à cet endroit. Je me rendis dans
une maison pour acheter des œufs. J'eus la chance de pouvoir m'en procurer
une douzaine. La femme me fit aussi bouillir un litre de lait; bien entendu
je la payai. Une bonne demi-heure passa. Entre-temps, ma compagnie avait
progressé jusqu'à l'autre côté du village, où elle avait été accrochée par les
Russes. Une vive fusillade s'était soudain déclenchée dans ce matin tranquille.
Sur ces entrefaites je vis plusieurs de nos fantassins repasser dans le
village en sens inverse. Je leur demandai par la fenêtre ce qui se passait. Ils
ne le savaient pas eux-mêmes, mais reprirent leur course. Je bus vite mon
lait et mis le reste des œufs dans ma musette. De plus en plus nombreux, les
soldats battaient en retraite. Je me joignis à eux, ne sachant toujours pas ce
qui s'était vraiment passé.
Nous avons couru le long d'un vallon jusqu'à un torrent. On se remit en
position dans le lit asséché de celui-ci. En quelques instants, toute la
compagnie se retrouva là. Quelques hommes manquaient. Ils avaient certainement
été tués ou blessés dans le village. Vers midi, nous avons aperçu
quelques Russes en bordure du bourg. Au premier coup de feu, ils disparurent
vite derrière les maisons. L'après-midi, nous avons entendu sur notre
droite un violent tir d'artillerie, interrompu par le crépitement des fusils et
des mitrailleuses. Le soir venu nous avons appris que les nôtres avaient
réussi à percer le front russe. Nous avons passé la nuit sur le lit asséché du
torrent, pour repartir le lendemain matin, l'estomac vide, sans avoir rien vu
de la cuisine roulante. Quant à moi, j'avais la chance d'avoir encore trois
oeufs dans ma musette; ils me firent le plus grand bien. Au bout de quelques
kilomètres, on nous fit remonter une large vallée dont le centre était couvert
de joncs sur une largeur de près de cinq cents mètres. De notre côté se
trouvaient plusieurs fermes isolées. Comme nous nous approchions de la
première, nous avons entendu des sifflements d'obus et plusieurs shrapnels
explosèrent. Je courus me mettre à l'abri derrière le tronc d'un saule. Les
autres soldats s'élancèrent derrière les maisons. Un shrapnel arracha
plusieurs branches de l'arbre sous lequel je me trouvais, si bien que je
ressentis une drôle d'impression. J'entendis alors les ordres: « Le deuxième
peloton rejoint les maisons situées sur la gauche à deux cents mètres.»
J'appartenais à ce peloton.
Dès que les premiers se mirent à courir vers ces maisons, ils furent
accueillis par des tirs d'infanterie provenant de l'autre côté de la vallée. En
scrutant l'autre versant, je découvris un long remblai de terre qui longeait
un champ de blé dominant les joncs: la position russe. Je pris la décision de
rester derrière mon saule, et de m'enterrer. A peine avais-je donné quelques
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coups de pelle que notre adjudant, qui se tenait derrière une maison,
m'ayant vu, se mit à crier: « Richert, rejoignez tout de suite votre peloton! »
Je courus aussi vite que je le pus à travers champs, en direction des deux
maisons. Les balles me sifflèrent aux oreilles. L'une d'elles frappa le sol juste
devant moi, si bien que je partis aussitôt en vol plané. A quelques pas de là,
le corps d'un soldat gisait à terre. Je parvins sain et sauf à l'abri des maisons.
Comme les balles russes traversaient les cloisons de bois et les toits de
chaume, nous fûmes obligés de nous enterrer. Nous sommes restés dans nos
trous jusqu'à la tombée de la nuit. Le soleil avait tapé toute la journée et
nous souffrions beaucoup de la soif. Un torrent coulait à une centaine de
mètres à peine. Mais aller chercher de l'eau représentait un danger terrible,
et personne n'eut ce courage. A la tombée de la nuit, nous avons dû
construire un passage au-dessus du torrent, puis avancer dans les roseaux
et nous enterrer à deux cents mètres de la position russe. C'était plus vite dit
que fait. Le moindre trou se remplissait aussitôt d'eau, et il était hors de
question de creuser une tranchée. J'amassai donc le plus de vase possible,
avec laquelle je confectionnai un petit remblai pour me protéger un peu.
Nous avons passé la nuit dans les roseaux humides. Je finis malgré tout par
m'endormir. Vers le matin, le froid me réveilla. J'étais couché dans l'eau.
Presque tout le monde était dans le même cas. Les Russes avaient en effet
construit un barrage en aval, provoquant la montée de l'eau autour de nous.
De temps à autre, pendant la nuit, des coups de feu partaient de la tranchée
russe.
Au petit jour, j'entendis un camarade annoncer que les Russes faisaient
des signes, comme pour se rendre. Je levai la tête au-dessus des roseaux.
C'était vrai; les Russes agitaient leurs casquettes et des mouchoirs blancs.
Mais comme toute cette affaire ne nous inspirait guère confiance, quelques
hommes furent envoyés en éclaireurs. Quand ceux-ci arrivèrent devant la
position russe, ses occupants, une vingtaine, sortirent de la tranchée pour se
rendre. Ils avaient été laissés en arrière, pour faire diversion et permettre la
retraite du gros des troupes. Des morceaux de pain traînaient çà et là dans
leur tranchée, que nous avons dévoré avidement. Beaucoup de soldats
arrachèrent des épis de blé, les écrasèrent et, après avoir soufflé la paille,
mangèrent les grains, pour un peu calmer leur appétit. Plusieurs patrouilles
furent dépêchées pour reconnaître les environs. Je fus envoyé avec deux
autres dans un village à un kilomètre de là, voir si les Russes l'avaient
évacué. On s'approcha prudemment à travers le champ de blé, courbés en
avant. La rosée nous trempa. Arrivés en bordure du champ, nous nous
sommes couchés pour observer le village, à deux cents mètres de là. De la
fumée sortait de plusieurs cheminées, mais pas le moindre Russe en vue.
Nous avons couru aussi vite que possible jusqu'à la première maison, d'où
nous avons observé la rue principale, qui était très sale, sans voir la moindre
trace de Russe. Une porte s'ouvrit alors, et une femme sortit. Deux seaux
pendaient à un bâton qu'elle portait sur l'épaule. Elle s'approcha du puits à
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balancier qui se trouvait près de nous. Nous nous appuyions contre le mur
et ce n'est qu'en voulant remonter ses seaux qu'elle nous aperçut. Elle
sembla terrifiée, poussa un cri comme si elle pendait déjà à nos baïonnettes,
et laissa tout tomber; elle courut comme une dératée vers sa maison et
ferma la porte qu'elle verrouilla à double tour.
Je m'approchai alors de la maison, la contournant pour rejoindre la porte
de derrière car nous aurions aimé savoir si les Russes étaient encore dans le
village. A peine avais-je mis la main sur la poignée que la porte s'ouvrit.
Sans aucun doute, cette femme voulait s'enfuir tenant son enfant dans ses
bras. Dès qu'elle me vit, elle tomba à genoux de terreur, tenant l'enfant à
bout de bras. Elle me dit quelque chose dans sa langue, me priant probablement
de l'épargner au nom de son enfant. Pour la tranquilliser, je me mis à
lui tapoter gentiment l'épaule, à caresser l'enfant et à lui faire le signe de
ctoix, lui faisant comprendre que moi aussi j'étais catholique. Puis, montrant
mon fusil,je remuai la tête pour lui signifier que je ne lui voulais aucun
mal. Comme elle était heureuse à présent! Elle me raconta alors des tas de
choses, dont je ne compris pas un traître mot.
Je fis entrer mes deux camarades. Elle nous donna du lait, du pain et du
beurre. Ce fut fort bon! Je lui demandai ensuite « Moskali ?» montrant la
direction du village. Elle alla vers la pendule de la pièce, m'indiqua douze
heures, faisant de la main le geste de partir. Nous savions à présent que les
Russes avaient quitté le village à minuit.
Je me rendis derrière la maison, et après être monté sur un tas de terre,
je mis mon casque sur ma baïonnette, puis agitant mon fusil, fis comprendre
à la compagnie qu'elle pouvait venir. Nous pénétrâmes tous ensemble dans
le village. On y fit une halte et, les fusils disposés en faisceaux, on attendit
la cuisine roulante. Des jeunes filles et des femmes venaient de tous côtés,
nous apportant du lait bouilli, du pain et autres vivres. Elles fixèrent aussi
des fleurs à nos casques et à nos fusils. Nous étions très étonnés, car nous ne
voyions généralement que peu de visages amicaux à notre arrivée, dans les
villages de Galicie. Comme nous devions l'apprendre, les Russes avaient
violé plusieurs femmes avant leur départ. C'est pourquoi elles nous considéraient
comme leurs libérateurs.
La cuisine roulante arriva enfin. Elle avait préparé du bon riz et de la
viande de boeuf ainsi que quelques poulets; et en fin de compte, à force de
trop manger, nous avons tous attrapé des maux de ventre.
L'après-midi, les effectifs furent recomplétés, surtout par des Lorrains. Ils
avaient été retirés du front occidental, car les déserteurs étaient de plus en
plus nombreux dans leurs rangs. Il y avait également quelques ressortissants
de Prusse orientale. Mon bon camarade, le théologien Hubert Weiland,
qui avait été légèrement blessé le 4 mai dans les Carpathes, était
parmi eux. Nous eûmes beaucoup de plaisir à nous retrouver; il ne rencontra
pas beaucoup d'anciens camarades dans la compagnie. La plupart
étaient morts, blessés ou malades. Lors de la répartition en compagnies
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nous avons prié l'adjudant de nous affecter dans le même groupe, ce qu'il fit.
Dans notre groupe se trouvait encore un jeune professeur et aussi un riche
étudiant, fils de propriétaire terrien, tous deux originaires de Prusse orientale.
Le groupe était dirigé par un sous-officier lorrain, du nom de Hiller.
Après avoir passé la nuit dans le village, nous sommes repartis tôt le
lendemain matin.
Le soir venu, nous nous sommes arrêtés pour deux jours dans une forêt.
Nous avons enfin pu nous reposer. Et nous quatre sommes bientôt devenus
très bons camarades.
On repartit le 30 juin au matin. Nous avons rencontré de petits détachements
de Russes qui battirent vite en retraite. Nous avons fait prisonniers
plusieurs de leurs blessés. Le matin du l " juillet 1915, nous nous sommes
installés sur une hauteur. Il nous était interdit de nous montrer. Nous
sommes donc restés couchés à couvert, jusqu'à midi. J'étais très curieux de
savoir ce qui se passait devant nous; je rampai jusqu'au tronc d'un énorme
charme, pour observer la région à la jumelle. Juste devant moi se trouvait
une vallée, traversée par un village très étiré, un torrent et une voie ferrée ;
sur l'autre versant je remarquai une deuxième ligne de chemin de fer, reliée
à la première et menant dans une vallée secondaire. Je pris ma carte et pus
assez rapidement déterminer notre position.
Le village s'appelait Liftira Gorna, le torrent la Zlota Lipa. Quelques
champs d'avoine s'étiraient sur le versant opposé, parmi quelques talus
couverts de broussailles. J'aperçus quelque chose qui me remplit d'effroi: un
remblai de terre fraîchement retournée, partiellement caché par les broussailles;
c'était la position russe. Sûrement un assaut en perspective avec
toutes les chances d'être tué. Je retournai en rampant vers mes camarades
pour leur raconter ma découverte. Tous furent très abattus, surtout les
jeunes soldats qui n'avaient pas encore connu le feu. Aucune trace de
courage ou d'intrépidité, dont il était pourtant question tous les jours dans
les livres et les journaux.
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Combats de la Zlota Lipa, pr_2 juillet 1915
Dans l'après-midi du 1erjuillet, nous avons reçu l'ordre de nous mettre en
route. Notre mission était de progresser si possible sans nous faire voir dans
la vallée, puis de nous rassembler à l'abri du talus de chemin de fer. Par
chance, un gros mamelon couvert d'épaisses broussailles s'étirait vers la
vallée, sur notre droite. Nous avons pu ainsi atteindre le talus sans être vus
des Russes. Par contre, les compagnies qui devaient atteindre la voie de
chemin de fer sur notre gauche eurent plus de difficultés que nous, car elles
devaient dévaler des champs à flanc de coteau, complètement à découvert.
Chacun courait comme il voulait. Dès que les premiers apparurent au
sommet, les Russes ouvrirent un feu violent. Bientôt tout le versant fut
recouvert de soldats courant vers le fond de la vallée. On voyait très
nettement les impacts des balles, qui soulevaient de petits nuages de
poussière en frappant le sol. Mais sur les trois compagnies, seuls une dizaine
d'hommes furent touchés.
Les Russes commencèrent alors à bombarder aux shrapnels le talus de
chemin de fer. On fut obligés de creuser des trous dans la pente pour mieux
s'abriter. Weiland et moi écrivîmes des cartes à nos chers parents. Mais nous
n'eûmes pas l'occasion de les donner ce jour-là à la cuisine roulante. Le soir
venu, nous avons dû progresser vers le talus de la ligne de chemin de fer. Là
aussi nous avons eu la chance de pouvoir avancer à couvert, protégés par des
buissons le long d'un petit ruisseau. Comme le soleil avait disparu à
l'horizon, je crus que nous allions passer la nuit derrière le talus, et que
notre attaque aurait lieu le lendemain matin. Mais je me trompais.
Notre artillerie tonnait; les projectiles passaient en sifflant au-dessus de
nous avant d'exploser sur les positions russes, là-haut. De nombreux éclats
étaient projetés jusqu'à nous. «En avant !» cria notre commandant de
régiment depuis le premier talus. Ce mot me fit trembler d'effroi; tout le
monde savait qu'il représentait l'arrêt de mort d'un bon nombre d'entre
nous. Je craignais par-dessus tout une blessure au ventre, car dans ce cas les
malheureux vivent encore de un à trois jours, jusqu'à ce qu'ils expirent dans
d'horribles douleurs. Les chefs de compagnies donnèrent leurs ordres:
« Baïonnette au canon! A l'assaut! En avant! En avant! » Tous se mirent à
courir vers le sommet: Durant un moment, on fut couverts par les buissons.
Mais un feu d'enfer nous accueillit quand on arriva à découvert. Il y eut des
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cris çà et là. Un soldat qui courait devant moi jeta soudain ses bras en l'air
et culbuta en arrière. Je voulus le retenir dans sa chute avec un bras, mais
il manqua de m'entraîner.
Les cris des blessés étaient horribles à entendre. Des blessés légers
couraient à toute allure se mettre à l'abri du talus. On continuait à progresser
malgré tout. Au crépitement des tirs d'infanterie se mêlaient de plus les
rafales des mitrailleuses russes. Des shrapnels explosaient au-dessus de
nos têtes. J'étais dans un tel état de fébrilité que je ne savais plus ce que je
faisais. Epuisés, à bout de souffle, nous sommes arrivés devant la position
russe. Ils évacuèrent alors leur tranchée et se mirent à escalader la colline,
pour gagner la forêt toute proche. Mais la plupart d'entre eux furent abattus
avant de l'atteindre. On continua à avancer jusqu'à la lisière du bois; là on
se coucha pour reprendre notre souffle. Le soir tombait peu à peu; les tirs
cessèrent. Seuls quelques obus allemands passaient encore en sifflant,
avant d'exploser dans la forêt.
Soudain, des coups de feu furent tirés depuis une avancée de la forêt, sur
notre gauche. Zing, zing, les coups claquèrent à proximité. Une clameur
résonna et je pus voir, dans l'obscurité, les Russes venir à notre rencontre,
la baïonnette au canon. Comme ils nous attaquaient sur le côté, la plupart
d'entre nous ne purent tirer aussitôt sans risquer de toucher les camarades
agenouillés ou couchés devant eux. Certains d'entre nous se retirèrent.
Après avoir tiré quelques coups de feu, je m'esquivai aussi. Les Russes
s'étaient couchés en position et les deux camps se mitraillaient à une très
faible distance. A l'abri d'un buisson, j'attendais le cours des événements.
Bien qu'entre-temps la nuit soit tombée, on discernait très distinctement les
environs. Plusieurs soldats passèrent en rampant près de moi avant de
s'éclipser vers l'arrière.
La fusillade durait toujours, perdant toutefois peu à peu de son intensité.
J'entendis alors des pas devant moi: un soldat glissa le long du buisson avant
de s'asseoir en râlant à côté de moi. «Tu es blessé, camarade ?» demandai-je.
il me répondit dans un soupir: « Oui, le bras et la poitrine me font très mal. »
Je l'éclairai avec ma lampe de poche et vis qu'il avait une profonde entaille au
cou, d'où coulait son sang. « Ce n'est pas grave, dis-je, c'est une éraflure au
cou. » Il me répondit qu'il ne sentait rien au cou, mais qu'il avait mal au bras
droit et à la poitrine. Après avoir pansé son cou à l'aide de mon petit paquet
de pansements, je voulus l'aider à descendre la colline. Mais il n'avait plus la
force de marcher. Je remarquai alors que son bras droit pendait, inerte. Je
l'éclairai à nouveau; je vis alors l'impact de la balle, sur le haut de son bras
droit. Il avait été transpercé et la balle avait pénétré dans la poitrine à
travers les côtes. Plusieurs soldats nous dépassèrent en courant. Je leur criai
de m'aider à porter le blessé, mais ils continuèrent de courir. Un autre arriva
quelques instants plus tard et, sans hésiter, se montra prêt à m'aider.
On assit le blessé sur mon fusil, l'un tenant fermement la crosse, l'autre le
canon. Le blessé passa son bras valide autour de mon cou, et nous voilà
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descendant la colline dans cet équipage. Mais on n'arriva pas bien loin. On se
mit à glisser sur la pente abrupte et on s'affala sur le sol, le blessé y compris.
Je dis au soldat de porter mon sac et mon fusil; avec son aide, je pris le blessé
sur mon dos et le portai aussi longtemps que mes forces le permettaient. Puis
on changea les rôles. Ainsi on put atteindre le village. Je demandai à un
brancardier, que je reconnus dans l'obscurité à son brassard blanc, où se
trouvait le médecin. «La troisième maison à gauche, c'est le dispensaire. » On
s'y rendit et on y laissa notre blessé, mais on ne fit pas de vieux os dans cet
endroit, tant les râles et les lamentations nous retournèrent les sangs. «Où
est-ce qu'on peut bien aller?» me demanda mon camarade. Pour tout dire,
j'aurais bien volontiers passé la nuit dans une grange, mais je ne me sentais
pas tranquille. Je ne savais rien du sort de Weiland et des autres camarades
de Prusse orientale. On partit donc à la recherche de la compagnie.
Chemin faisant, on rencontra un soldat qui avait été touché au talon. Il
s'était traîné jusqu'ici, mais était à présent incapable d'avancer tant il avait
perdu de sang. On le transporta au dispensaire. Le blessé que nous avions
amené juste auparavant gisait sans connaissance sur la paille et sa fin
semblait proche. Il était plus de minuit à présent. On repartit à la recherche
de notre compagnie. On la retrouva derrière le talus de chemin de fer d'où
était partie notre attaque. Les soldats étaient couchés ou assis là, dans la
nuit, endormis ou hagards. Je longeai le talus en demandant à tout le
monde: «Est-ce que Weiland est là?» J'arrivai jusqu'à la compagnie voisine,
mais ne pus mettre la main sur Weiland. Un soldat me dit alors qu'il l'avait
vu s'effondrer, mais qu'il ne pouvait dire s'il était mort ou grièvement blessé.
La nouvelle m'accabla profondément. Je serais volontiers parti à sa recherche,
mais cela n'avait guère de sens, d'abord parce qu'il faisait nuit et
ensuite parce que les Russes, aux dires de nos patrouilles, avaient retrouvé
leurs positions. Les morts et la plupart des blessés graves se trouvaient aux
mains des Russes. Je rencontrai alors mon autre camarade, l'étudiant de
Prusse orientale. Il me dit que le jeune professeur avait reçu un coup au
visage, qui lui avait fait sauter quelques dents et blessé la langue. Ainsi
notre groupe de quatre bons camarades ne comptait donc que deux rescapés.
Notre chef de groupe, le sous-officier Hiller, manquait lui aussi à l'appel. La
compagnie avait beaucoup souffert.
Le commandant de compagnie était assis dans les parages; il s'entretenait
avec un jeune lieutenant qui venait de rejoindre la compagnie. J'entendis
ce dernier dire que c'était sans doute la dernière nuit de sa vie, puisque
son peloton devait monter à l'assaut. Le commandant, un jeune d'à peine
dix-neuf ans, en uniforme de chasseur, soupirait lui aussi. La perspective de
la journée à venir ne le réjouissait pas non plus. Je pris la décision de ne pas
participer à cette attaque, par quelque moyen que ce fût.
Le jour se levait doucement. Quelques hommes partirent pour la roulante.
Ils rapportèrent de la nourriture, du café et du pain. Quelques soldats ne
mangèrent rien du tout, par peur d'être blessés au ventre, ce qui est beaucoup
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plus grave le ventre plein. J'entendis un camarade crier :- Là-haut, il y a
encore un blessé qui arrive !» Je levai les yeux. C'était vrai, un blessé se
traînait vers nous, le long de la pente. Il s'arrêta dans le fossé, de l'autre côté
de la voie. Quelques soldats sautèrent le chercher pour le porter enfin à
couvert. Dans quel état se trouvait le malheureux! Il avait reçu une balle
explosive dans le mollet droit, et celui-ci était déchiré à trois endroits, de la
cheville jusqu'au genou. Une vision d'horreur! Ses lèvres étaient sèches et
marquées par la fièvre. Il nous demandait sans cesse à boire et engloutit au
moins deux litres de café. On le porta vers l'arrière, sous le couvert des arbres.
Nous attendions tous l'assaut dans l'angoisse. L'artillerie allemande
entra alors en action mais beaucoup trop faiblement pour ébranler sérieusement
la position russe. Un abattement indescriptible régnait parmi les
soldats. On avait l'impression d'être des condamnés à mort, attendant le
bourreau qui devait les mener à l'échafaud. On ne pouvait pas pour autant
refuser d'y aller, parce qu'il est bien dit «que celui qui refuse obéissance
devant l'ennemi sera condamné à mort », Il ne restait donc qu'une seule
issue: aller se planquer dans un coin.
«Prêts pour l'assaut>>. Nous devions nous déployer derrière le talus de
chemin de fer. Une des compagnies devait rester là en réserve, pour contrer
une éventuelle contre-attaque russe. «En avant, marche! » Et on franchit la
voie ferrée. Il n'y eut aucun coup de feu, car nous étions encore à couvert. Je
me tenais délibérément en retrait, et me précipitai sous le premier buisson
venu. Des clameurs et des crépitements d'armes me parvinrent depuis le haut
de la colline.Je me demandais comment tout cela allait tourner. Et puis je me
rendis bientôt compte que les tirs faiblissaient. Une foule de prisonniers
russes escortés par quelques soldats descendit alors de la colline. L'attaque
avait réussi. A ma grande surprise, je vis alors notre chef de compagnie
escalader la colline, les bras chargés de munitions. Il s'était certainement
planqué lui aussi. Je me dis que si lui, avec sa solde de lieutenant, osait se
terrer dans un coin, il n'y avait aucune raison pour que je ne suive pas son
exemple, avec mes cinquante-trois pfennigs par jour! Je saisis à mon tour
quelques paquets de munitions derrière le talus de chemin de fer pour donner
le change et partis rejoindre la compagnie. Mon absence était passée inaperçue.
Je fis plusieurs haltes, pour regarder si Weiland se trouvait parmi les
morts qui gisaient pour la plupart face contre terre, mais ne pus le retrouver.
Plusieurs endroits très joliment recouverts d'un tapis de fleurs bordaient
la lisière du bois. Il y avait là des Russes abattus alors qu'ils s'enfuyaient.
Quel contraste! Cette nature magnifique et, au milieu, ces pauvres victimes
innocentes du militarisme européen.
La compagnie était en train de fortifier ses positions au sommet de la
colline. Je me rendis chez le lieutenant pour lui demander la permission de
partir à la recherche de mon ami Weiland, puisque celui-ci m'avait demandé
d'informer sa famille s'il lui arrivait quelque chose. Après en avoir reçu
l'autorisation, je me rendis sur les lieux du combat et me mis à examiner les 110
morts. La plupart étaient couchés sur le ventre et je dus les retourner. Je fus
à plusieurs reprises très abattu en découvrant ainsi de bons camarades. Je
vis mon chef de groupe, le sous-officier lorrain Hiller, à proximité immédiate
de la position russe. Il était couché sur le dos et avait reçu un coup au ventre.
Son pantalon était baissé, sa chemise remontée et son paquet de pansements
passé deux fois autour du corps. Il avait, ce faisant, probablement
perdu connaissance. Ses insignes étaient arrachés au collet sur les manches:
les Russes les avaient sans doute pris comme souvenir. Malgré mes recherches,
je ne pus trouver trace de Weiland. Les Russes l'avaient sans doute
emmené alors qu'il était grièvement blessé. Je fis une lettre dans ce sens à
ses parents. Plus haut, je fis l'inspection des sacs de deux Russes morts; je
prélevai un petit sac de sucre et un quignon de pain noir de l'un, et de l'autre
un autre sac de sucre et une chemise neuve. Je la mis aussitôt, jetant la
mienne, dégoûtante et pleine de poux, aux orties.
D'autres régiments entamèrent la poursuite des Russes tôt le lendemain
matin. Notre division devait se rassembler à Litira Gorna avant d'être
affectée à un autre secteur du front. Comme nous étions sur le point de nous
mettre en route, il me sembla entendre quelqu'un sangloter doucement
derrière moi. En me retournant, je vis un soldat contenir ses larmes. Il y
avait à la compagnie deux frères, l'un de l'active, l'autre qui s'était porté
volontaire à dix-huit ans. Ce dernier était un brave gamin, toujours gai, que
toute la compagnie aimait bien et appelait Bubi (P'tit gars). Bubi était mort
et son frère venait de l'enterrer lui-même.
Sur le coup de midi, je demandai à notre commandant de compagnie
l'autorisation de sortir des rangs pour faire mes besoins et me fis volontairement
distancer. Je laissai passer toute la division et allai tranquillement
mon chemin, juste derrière. Dans le village suivant, je fis la rencontre d'un
autre soldat de mon bataillon, qui lui aussi en avait assez et avait bien envie
de se planquer quelques jours. On acheta du pain, du lait et des oeufs, et on
passa la nuit dans une grange. On progressa de la sorte plusieurs jours, bien
tranquillement. A plusieurs reprises, on se fit alpaguer par des officiers qui
nous demandaient où on allait et d'où on venait. Je leur répondis qu'on était
sur le point de rejoindre notre unité. Je savais très bien qu'on ne devait pas
s'absenter plus de sept jours, sous peine d'encourir une grave punition. On
se rendit donc auprès de plusieurs détachements autrichiens en train de
bivouaquer dans les villages, pour se mettre à la disposition des premiers
commandants venus, les priant de nous joindre à leurs troupes jusqu'à ce
qu'on retrouve des éléments allemands. Pendant ce temps-là, on était pris
en charge par la roulante… Puis je demandai à ces commandants de
compagnie de me délivrer des attestations, afin d'être couvert à mon retour.
Dès qu'on nous les avait données, on filait à l'anglaise .
. On s'approchait doucement du front, près de la ville de Brzezany, au nord est
de la Galicie. Un sacré combat devait se dérouler à une faible distance;
le grondement des canons, le crépitement des mitrailleuses et des fusils se
111
fit entendre tout un après-midi. C'était vraiment agréable d'entendre un
combat de loin, plutôt que d'être en plein dedans. Le feu faiblit vers le soir.
On fut croisés par un grand nombre de blessés légers, la plupart au bras ou
à la main. C'était des soldats de ma division, ainsi que beaucoup d'Autrichiens.
Au bout d'un certain temps, une importante colonne de prisonniers
russes vint à notre rencontre, conduite par quelques soldats allemands.
On ne repartit que le lendemain après-midi. Un pont enjambait un
torrent. Il me vint une grande envie de me baigner, ce que je n'avais plus eu
l'occasion de faire de tout l'été. On se déshabilla tous deux et on se soumit à
un décrassage en règle. Je fus effrayé de me voir nu: j'étais tout gris-jaune
et squelettique. Sur tout le corps je portais les marques à vif où je m'étais
gratté à cause des poux, surtout sur les jambes, aussi haut que montaient
mes chaussettes de laine. Le corps de mon camarade présentait le même
spectacle de désolation. Une fois baigné, on s'installa au soleil et on se mit à
faire la chasse aux poux dans nos vêtements. On attrapa chacun des
centaines de ces satanées bestioles.
Puis, on se remit en marche. Il y avait des bosquets de part et d'autre de la
route, entre lesquels je vis des trous d'infanterie. Au sortir d'un bois, on se
retrouva sur les lieux mêmes du combat de la veille. L'attaque austro allemande
était certainement partie des bois. La position russe se trouvait
sur une légère élévation du terrain. Un réseau de barbelés en partie détruit
couvrait la tranchée. Entre les bosquets et la position russe s'étendaient des
prairies plates et dénuées du moindre abri. Une foule d'Allemands et
d'Autrichiens gisaient sur ces champs. A l'avant, ces malheureux formaient
comme une véritable ligne brisée. On descendit de la route pour les voir de
plus près. Beaucoup tenaient encore leur pelle, et avaient visiblement été
surpris alors qu'ils tentaient de s'enterrer. Les Allemands appartenaient au
43e régiment d'infanterie, donc à notre division. Beaucoup étaient habillés et
équipés de neuf. Ils venaient apparemment de débarquer d'Allemagne voici
quelques jours à peine et avaient déjà trouvé la mort. Ils étaient peut-être
moins à plaindre que ceux qui devaient vivre dans cette misère durant des
années, pour finalement quand même se faire tuer. Un chemin menait vers
une route située plus haut, près de laquelle une vingtaine de' nos morts
étaient amoncelés. Un fusil-mitrailleur russe les avait vraisemblablement
surpris de côté. Je me saisis d'une gamelle neuve et me débarrassai de la
mienne qui était devenue toute rouillée et bien peu appétissante. On
poursuivit notre route. On vit très peu de tués dans la tranchée russe. On
parvint jusqu'à un village à moitié incendié par l'artillerie allemande.
Partout on voyait les habitants entourer les restes encore fumants de leurs
maisons. Ces pauvres gens étaient en majorité des Allemands. Une femme
nous raconta que sa maison avait déjà brûlé à l'automne dernier, lors de
l'avance russe. Elle l'avait rebâtie au printemps et se retrouvait une nouvelle
fois sans abri. Elle pleurait à fendre l'âme. En plus, elle était sans nouvelles
de son mari depuis que les Russes avaient conquis la forteresse de Przemysl,
112
ville où il était en garnison. Qu'est-ce qu'une saleté de guerre peut amener
comme malheurs!
On rallia la compagnie deux jours plus tard. Je fis tout mon possible pour
passer inaperçu, mais l'adjudant eut tôt fait de me repérer. Nous avions un
nouveau commandant de compagnie, que je ne connaissais pas. L'adjudant
me conduisit jusqu'à lui; je fus secoué comme un prunier et, apparemment,
avais perdu ma bonne réputation. Je m'en fichais pas mal. «Vous allez être
puni de façon exemplaire! » hurlait l'adjudant. Alors que je lui tendais mes
certificats, il se mit à crier: « Qu'est-ce que c'est que ces torchons ? . « Des
attestations justifiant la durée de mon absence de la compagnie », lui
répondis-je. Il les parcourut et me lança: «Vous semblez être une ordure
rusée, mais je vous aurai. Hors de ma vue !»
Je rencontrai beaucoup de visages inconnus. C'était de nouvelles sections
de réserve, arrivées directement d'Allemagne. Je fus affecté au groupe
auquel appartenait mon camarade, l'étudiant de Prusse orientale. «Ben dis
donc, Richert, d'où tu viens? Où étais-tu durant tout ce temps? Je pensais
qu'il t'était arrivé quelque chose l . Je lui répondis que j'avais eu quelques
petites journées de permission à l'arrière, sur quoi on partit d'un grand rire.
Et on dut se remettre en route. Comme il faisait très chaud, on souffrait
beaucoup de la soif. Les mauvaises routes et les chemins de campagne sur
lesquels on avançait étaient de terribles nids à poussière que le mouvement
de nos colonnes en marche soulevait en véritables nuages. Cette poussière
recouvrit bientôt nos uniformes et nos sacs, et s'insinuait dans les yeux, le
nez et les oreilles. Comme pour la plupart nous n'étions pas rasés, nos
barbes en devinrent toutes poussiéreuses et la sueur formait de petits
ruisseaux sur nos visages terreux. Nous avions des têtes épouvantables.
Du fait du mauvais ravitaillement, de la fatigue excessive, de la mauvaise
qualité de l'eau, de la chaleur et de notre état de faiblesse, quantité de
maladies apparurent dans nos rangs, comme le typhus, le catarrhe gastrique
ou intestinal, qui ne tardèrent pas à faire de nombreuses victimes. Moi même
j'eus souvent la diarrhée. Je me faisais porter malade le plus souvent
possible. On me donna bien quelques médicaments, mais je ne fus jamais
envoyé à l'hôpital puisque apparemment, j'avais encore la force de traîner
ma pauvre carcasse. On fut souvent vaccinés contre des maladies contagieuses,
ce qui ajoutait à nos douleurs. L'endroit du vaccin, sur la poitrine, se
mettait souvent à enfler de façon spectaculaire. Après ces séances de
vaccins, un grand nombre de soldats hors d'état de marcher suivaient le
régiment sur des voitures de paysans réquisitionnées.
On poursuivit notre marche durant deux jours, jusqu'à ce qu'on arrive en
vue de la petite ville de Brzezany. Le 18juillet au soir, on attendit la tombée
de la nuit derrière une colline couverte de blés. Les canons avaient tonné
toute la journée. Comme la nuit tombait, on vit le ciel se colorer d'un halo
rouge sang: des feux énormes devaient avoir pris à plusieurs endroits. On
reçut l'ordre d'occuper la colline. On dépassa plusieurs groupes d'Autrichiens
113
occupés à enterrer leurs morts. Je leur demandai en passant s'il y avait du
grabuge dans le secteur, mais ne reçus pas de réponse car aucun de ces
Autrichiens ne parlait un mot d'allemand. En dépassant le monticule, on vit
au loin, en contrebas, brûler plusieurs villages ainsi que des fermes isolées.
Ces feux donnaient l'impression d'avoir été allumés volontairement. On dut
s'enterrer à dix mètres de distance les uns des autres au beau milieu d'un
champ de blé qui s'étendait en pente. Il nous fut formellement interdit de
nous montrer après le lever du jour, puisque les Russes pouvaient très bien
voir le champ où nous nous trouvions. La journée entière se passa de la sorte,
chacun pour soi dans son trou. Un soleil impitoyable brûla toute la journée, et
la soif se mit à nous torturer cruellement. Tous attendaient la fraîcheur du
soir, dans l'espoir que la roulante amène quelque chose à boire. Je m'étais
endormi dans mon trou, lorsque je fus réveillé en sursaut par un bruit violent.
Sur ces entrefaites, un nuage noir et puant se mit à flotter au-dessus de moi.
Les Russes nous avaient certainement découverts. Les obus se mirent à
pleuvoir, tombant juste derrière ou à côté de moi. Je me sentis bizarre, et
oubliai ma soif. Puis les tirs cessèrent peu à peu, et le soir tomba. La rosée se
déposa sur les tiges, et je me mis à les lécher pour sentir un peu de fraîcheur
dans ma bouche. On espérait pouvoir quitter cet endroit la nuit venue, mais
il nous fallut rester jusqu'au lendemain matin. Apparemment, les Russes
avaient disparu. On put se lever et contempler le paysage qui s'étalait sous
nos yeux. Aucun coup de feu, aucune trace des Russes. La roulante arriva
avec de quoi manger: du café, du pain et du tabac. Puis on repartit à travers
des villages que les Russes avaient volontairement réduits en cendres.
On tomba sur l'arrière-garde russe dans l'après-midi. On dut se déployer
et progresser en tirailleurs. Ils battirent en retraite rapidement, mais nous
tirèrent dessus avec beaucoup de vivacité depuis une colline située à mille
cinq cents mètres sur notre droite. Mais, vu la distance, le tir n'eut guère
d'effet. Mon voisin poussa soudain un hurlement épouvantable, laissa
tomber son arme et tint ses deux mains contre son visage, tout en continuant
de hurler. Je bondis jusqu'à lui et vis que le sang coulait entre ses doigts.
« Qu'est-ce qui t'arrive, camarade ?» « Mes yeux, mes yeux, cria-t-il, je ne
vois plus rien.. Je saisis ses mains pour les éloigner de sa figure, et fus
profondément horrifié. Une balle avait rendu aveugle le pauvre malheureux.
Ses yeux pendaient hors de leur orbite. Je n'avais encore jamais rien
vu d'aussi horrible. Les pleurs du pauvre bougre me touchèrent tellement
que je me mis à pleurer moi aussi. Deux brancardiers arrivèrent au bout de
quelques instants et le prirent en charge. Je partis rejoindre les autres.
On se reposa sur une hauteur, depuis laquelle la vue portait très loin. On
pouvait voir à l'oeil nu refluer les colonnes russes. Un village était niché dans
un vallon,juste devant nous. Nous devions l'occuper. Les habitants avaient
rassemblé leurs quelques meubles ainsi que les portes et les fenêtres de
leurs maisons à l'air libre, au cas où on mettrait le feu à leur village. Une
femme me tendit un pain en passant.
114
Vers la Pologne russe, juillet 1915
Le régiment se rassembla le lendemain matin. Apparemment, on allait
être transportés vers un autre front. Les uns pariaient sur l'Italie, les autres
sur la France, d'autres encore sur la Serbie. Pour ma part,j'aurais bien aimé
qu'on aille en France. D'abord, on ne serait pas tués pendant le long voyage
et deuxièmement, j'aurais facilement trouvé une occasion de me faire faire
prisonnier. Je n'avais pas trop confiance dans les Russes, même si je ne
gobais pas les mensonges dont on nous abreuvait à propos des prisonniers
allemands envoyés en Sibérie pour travailler dans les mines où la plupart
mouraient de froid et de privations.
On eut bientôt la preuve qu'on s'était tous trompés. On marcha toute la
journée vers l'ouest, derrière le front. Dans la soirée, on fit halte dans la
petite ville de Przemyslany. On dut former les rangs et marcher au pas de
parade devant quelques généraux autrichiens. Il ne manquait plus que ça !
Avec nos vieux os fatigués! Je dus même me mettre sur le côté droit, côté
généraux, parce que, en tant que soldat de l'active, j'avais appris à marcher
au pas de l'oie durant mes classes. Une musique autrichienne régimentaire
donna le rythme. «Au pas, en avant, marche !» Les jambes ne devaient
monter que trente pas avant les généraux. Quand je vis les faces de ces deux
barriques bedonnantes, couvertes de décorations, qui regardaient d'un air
glacial notre défilé, je fus pris d'une telle rage qu'il me fut impossible de
marcher au pas de l'oie. Un adjudant qui se tenait derrière moi en tête du
3"peloton me demanda pourquoi je n'avais pas marché. «J'étais trop fatigué
», lui répondis-je. «Vous avez bien raison, me dit-il, on n'a pas besoin de
ces idioties en temps de guerre. » On passa la nuit ainsi que le jour suivant
dans un village. Au lieu de pleinement se reposer, on dut s'exercer à un tas
de bêtises: apprendre à se présenter, pas de l'oie, bref, la même rengaine que
dans une cour de caserne.
Dorénavant, on ne marchait que la nuit pour ne pas se faire remarquer par
les avions d'observation russes. On se remit donc en route à la nuit tombante.
Au bout d'une quinzaine de kilomètres,je sortis des rangs pour déchiffrer
une borne sur laquelle était inscrit: «Lwow 13 km». Lwow, c'est Lemberg,
capitale de la Galicie. Je me dis que cette ville valait sûrement le détour et
qu'en plus on devait y trouver toutes sortes de bonnes choses à acheter. Je
115
savais très bien qu'on ne bivouaquait jamais dans de grandes villes, aussi
devais-je me débrouiller pour y arriver par mes propres moyens. Je demandai
au chef de compagnie l'autorisation de sortir des rangs, qu'il me donna
en me demandant de reprendre ma place le plus vite possible. « Oui, mon
lieutenant !» lui répondis-je en enjambant le fossé, avant d'aller derrière un
buisson où je posai mon sac avant de m'asseoir dessus. Le défilé de la
division était interminable. Comme j'étais en nage pour avoir porté mon sac,
je ressentis dans cette nuit fraîche un froid glacial me prendre le dos. Ce
n'est qu'au bout de deux heures que les derniers fourgons à bagages
passèrent devant moi. Je remis mon sac, passai mon fusil autour du cou et,
après avoir allumé une cigarette, je me mis tranquillement en marche.
Au bout d'une demi-heure, je parvins à une ferme isolée. La porte de la
grange était ouverte. J'y entrai, me couchai dans la paille et m'endormis
aussitôt. Un rayon de soleil filtra à travers le toit, m'arriva en pleine figure
et me réveilla le lendemain. Une femme qui était en train de nourrir
quelques poules dans la cour fut très surprise de voir débouler un soldat
allemand de sa grange. J'allai vers elle et la saluai en polonais: « Tschen,
dobra, madka !» Ce sur quoi elle me répondit: « Tschen, dobre, pan! »Tout
cela signifie :« Bonjour madame, bonjour monsieur.» Je lui demandai ensuite
du « milka », «jaika '>, «rnasla . et « kleba» (lait, oeufs, beurre et pain), tout
en lui montrant mon portefeuille et lui disant que j'avais de quoi «pinunzer »
tout ça. La femme me fit signe de la suivre et fut prise d'un fou rire en voyant
les quantités que j'étais capable d'engloutir. Quand je fus rassasié, je mis
quelques oeufs et un peu de pain dans ma musette, avant de payer le tout, de
remercier et de sortir. Je venais d'entendre un bruit de voiture qui provenait
de la direction que j'avais empruntée la veille au soir. Une colonne du train
approchait. Un lieutenant chevauchait en tête. Bien qu'en pleine forme, je
me mis à boiter bas sur le bord de la route et demandai au lieutenant de
m'autoriser à monter dans une voiture. Le lieutenant semblait avoir bon
coeur, il se retourna et donna l'ordre de me faire une petite place. Je grimpai
dans la deuxième voiture de la colonne et me juchai derrière le conducteur,
sur un amas de sacs, juste au-dessous de la bâche. On discuta un moment;
ce sympathique «traînard» me fit même profiter de sa bouteille de cognac,
bonne occasion que je ne manquai pas de saisir copieusement. Bref, je
m'endormis bientôt. Je fus réveillé par un étrange bruit métallique. Je me
mis à ramper sous la bâche et vis que nous étions arrivés en pleine ville. Il
ne pouvait s'agir que de Lemberg. On longeait un marché dont les étals
regorgeaient de toutes sortes de marchandises. Je pris rapidement congé du
soldat et descendis de voiture. Je partis faire mes emplettes. Du chocolat, de
la saucisse, des sucreries et ainsi de suite. Puis, je me rendis dans une
auberge pour me faire servir un bon déjeuner. Je partis ensuite à la
découverte de la ville. Elle recelait de très belles rues et de magnifiques
bâtiments que je ne m'attendais pas à trouver en Galicie. Je tombai par
hasard sur un bureau d'information militaire, auquel je demandai où se 116
trouvait le deuxième bataillon du 41°d'infanterie. Je parvins à rejoindre ma
compagnie alors qu'elle se remettait en route. Je me glissai furtivement
dans mon groupe. L'ordre semblait être de rejoindre la petite ville de Rawa
Ruska, à trente-cinq kilomètres. On dut encore une fois parader devant
quelques généraux allemands et autrichiens. Soudain, j'entendis: «Attention,
serrez à droite !» Une colonne de camions était en train de nous
dépasser. J'entendis quelqu'un demander à un chauffeur où ils allaient: «A
Rawa Ruska! » Ni une ni deux, plusieurs soldats – dont moi – grimpèrent
sur les véhicules malgré les cris rageurs de nos officiers et sous-officiers. Au
bout d'une heure et demie, on arriva à Rawa Ruska. Quelques habitants
n'étaient pas encore couchés. On entra dans une boulangerie pour acheter
quantité de petits pains au lait. Puis, on fit chauffer du lait et on se coucha
dans le foin tandis que nos camarades étaient en train de marcher dans la
nuit, comme des bêtes de somme. Au petit matin, on partit à la recherche de
la compagnie; on la trouva en train de dormir dans un verger. On rejoignit
discrètement nos groupes respectifs. Le soir venu, on se remit en route.
Rawa Ruska semblait avoir subi de sérieux combats. Il y avait partout des
trous individuels, des entonnoirs d'obus et des tranchées. On croisa également
beaucoup de détachements de soldats russes qui semblaient très
heureux d'être en captivité. Notre marche continua six autres jours, puis on
entendit à nouveau le son du canon. Nous étions en Pologne russe, à l'ouest
du fleuve Bug. Presque tous les villages et toutes les fermes avaient été
incendiés. Seuls restaient debout les cheminées et les poêles maçonnés. La
région était très plate. De jour, on voyait à une faible distance des incendies
et des nuages de shrapnels. «On va être engagés demain matin pour percer
les défenses russes qui sont coriaces par ici! » Réjouissante perspective …
On se mit en route dans la nuit. On passa devant un grand nombre de
batteries allemandes, installées en bordure de bois. On dut s'enterrer dans
un champ de pommes de terre. Plus loin devant, on entendait les tirs
d'infanterie; j'espérais que nous resterions en réserve. L'artillerie entra en
action au lever du jour. Puis les tirs d'infanterie durèrent très longtemps, si
bien qu'on ne pouvait pas bien se rendre compte de l'issue du combat. Un
grand nombre de prisonniers passa devant nous, les mains en l'air. J'en vis
plusieurs pliés en deux, qui se tenaient le ventre à deux mains et qui
souffraient visiblement de terribles maux de ventre ou d'estomac. Au moins
ces malheureux pouvaient-ils compter sur la perspective d'un séjour à
l'hôpital. «Préparez-vous, en avant !» On passa les sacs et on repartit. On
arriva bientôt sur les anciennes positions russes. Mon Dieu, quel spectacle!
Il y avait là quantité de soldats allemands morts devant ou dans le réseau de
barbelés, qui avait lui-même été déchiré par les obus. Les Allemands
avaient dû essayer d'attaquer à plusieurs reprises sans succès car bon
nombre de cadavres étaient déjà en décomposition et dégageaient une odeur
épouvantable. C'était des Bavarois ;je les reconnus au lion qu'ils avaient sur
les boutons de leurs uniformes. Les Prussiens avaient des couronnes. Je vis
117
des morts avec d'horribles plaies à la tête qui grouillaient déjà de vers et de
larves. Tout le monde se hâta à travers les barbelés, pour fuir cette odeur
pestilentielle. Je vis un Russe couché devant la tranchée. Il ressemblait à un
sac de pommes de terre avec une jambe. Sa tête, ses deux bras ainsi que l'une
de ses jambes avaient été arrachés. Ses blessures étaient couvertes de vers.
La position russe était très bien fortifiée, couverte de baudriers, sur
lesquels étaient posées des planches, le tout recouvert de terre. Il y avait
juste des meurtrières à l'avant, au ras du sol. Les Russes n'avaient eu que
peu de victimes.
On se remit en route, déployés en tirailleurs. On vit la ville de Grubeschow
juste devant nous. On craignait d'y rencontrer un peu de résistance, mais on
put l'occuper sans problèmes. Des shrapnels russes ne tardèrent pas à nous
tomber dessus. On chercha à s'abriter derrière les maisons. Pendant ce
temps, au centre de la place, deux femmes, certainement des réfugiées,
tentaient de retenir un veau que les sifflements et les explosions avaient
rendu comme fou. Elles ne se résignaient pas à le lâcher, malgré la quantité
d'éclats qui volaient tout autour. Nous leur faisions des signes et poussions
des hurlements pour qu'elles se mettent à l'abri. Soudain, il y eut un cri et
une des femmes fut touchée au bras. L'autre lâcha enfin la bête, qui détala
en bondissant. Avec un camarade, je sautai jusqu'à la femme. On la traîna
à l'abri des maisons, où un brancardier s'occupa d'elle.
Le feu cessa dans la soirée. En passant la tête à un coin de maison, je vis
que les Russes s'étaient installés en bordure d'un champ de blé, à environ
sept cents mètres. Il y avait comme une cuvette entre nous, au milieu de
laquelle coulait un torrent. On allait certainement bientôt repartir à l'assaut.
On put dormir dans les maisons, car il se mit à pleuvoir dans la nuit.
Toutes les maisons étaient bourrées de soldats, si bien qu'il ne me resta rien
d'autre à faire que de me coucher sur le bord d'un lit où dormait déjà, tournée
contre le mur, une jeune réfugiée juive. Je dis lentement mon rosaire, priant
pour échapper à la mort lors de la prochaine attaque.
118
Combats en Pologne russe,
fin juillet-début août 1915
Le lendemain matin, on nous fit construire, à l'abri des maisons, plusieurs
passerelles portables et étroites, parce que les patrouilles avaient repéré des
sables mouvants dans le torrent qui coulait entre nous et les Russes et qu'il
était donc impossible de traverser à pied. Je me dis qu'on allait au-devant
d'un carnage, d'abord en transportant ces engins à découvert, puis en
devant passer dessus comme des canards. C'était de la folie. On se mit en
route dans la soirée. 0 miracle, on n'entendit pas un coup de feu. Les Russes
s'étaient retirés, ou bien ils voulaient nous laisser approcher pour nous
exterminer à la mitrailleuse. Il y eut bien quelques coups de feu lorsqu'on
eut passé le torrent. Un soldat tomba, touché en plein front, un autre eut la
mâchoire fracassée. Puis, plus rien. On monta à l'assaut de la tranchée russe
en poussant notre cri de guerre. Rien ne bougeait. Ce n'est qu'une fois
arrivés devant le réseau de barbelés qu'on vit s'agiter une quantité de fusils
sur le canon desquels étaient posées des casquettes et noués des mouchoirs
blancs. Pas un Russe n'osait lever la tête hors de la tranchée. On passa les
obstacles, fous de joie. En arrivant au-dessus de la position, je vis bien tous
les fusils posés contre les murs, mais les Russes s'étaient comme volatilisés.
Je me mis à crier. Je vis alors apparaître un visage peureux: il y avait
comme des petites cavernes creusées vers l'avant de la tranchée, sous nos
pieds. Les Russes s'étaient terrés là. Je me mis à rire, et fis signe au Russe
de sortir. Ils sortirent tous, peu à peu. Certains étaient prêts à nous donner
de l'argent, d'autres du beurre, du pain et ainsi de suite, pour qu'on ne leur
fasse pas de mal. Alors qu'en fait, 'c'était plutôt nous qui leur étions
reconnaissants de nous avoir laissés en vie. On les mit en rang pour les
compter. Il y avait là quatre cent cinquante hommes, cinq officiers et quatre
mitrailleuses. S'ils s'étaient défendus, pas un seul des nôtres ne serait
arrivé vivant devant leur tranchée. On monta la garde à toutes fins utiles,
mais rien ne se passa.
Lorsque le jour se leva,je fus envoyé avec l'étudiant de Prusse orientale et
un autre soldat jusqu'à un bosquet d'arbres, distant de un kilomètre, pour
voir ce qui se passait là-bas. Ce genre d'ordre n'était jamais agréable à
exécuter. On pénétra dans la petite forêt, sans avoir rien remarqué d'anor-
119
mal. L'étudiant faisait preuve d'une grande intrépidité. Il marchait devant
nous, tout à fait décontracté, le fusil au bras comme s'il était à la chasse au
lapin. Une fois arrivés à l'autre lisière, on vit à mille cinq cents mètres des
fantassins russes en train de creuser des tranchées. On eut tous la même
réaction: «Nom d'un chien, encore un front devant nous! Mais d'où les
Russes sortent-ils tous ces bonshommes? " L'étudiant et moi sommes restés
à la lisière du bois, tandis que l'autre soldat partit faire son rapport à la
compagnie. On regardait les Russes à la jumelle, à tour de rôle. Beaucoup
d'entre eux mettaient de l'herbe ou de l'avoine sur la terre fraîchement levée
pour mieux la camoufler. Le soldat revint, nous disant que nous devions
rester cachés là, en attendant d'être relevés par d'autres troupes. Effectivement,
vers midi, un régiment de réserve vint s'installer dans la petite forêt.
Quelques compagnies reçurent l'ordre d'occuper une colline sur notre droite.
Des shrapnels russes éclatèrent dès que les soldats sortirent du bois. Je vis
un des nôtres tomber comme foudroyé à quelques mètres de moi. Un
lieutenant et son ordonnance se trouvaient derrière un chêne. Des obus de
gros calibre étaient tirés de loin, depuis notre droite. Un de ces obus explosa
au pied du chêne. Ils furent projetés de côté, et restèrent étendus morts sur
le sol. On décida de décamper tous les trois, cherchant de temps à autre à
s'abriter derrière des arbres. Un chef de compagnie nous mit enjoue et hurla
qu'il allait nous abattre si on faisait encore un pas en arrière. Il pensait
qu'on appartenait à ce régiment. Je courus vers lui pour lui communiquer
l'ordre que nous avions reçu de notre commandant. Puis on regagna la
position russe où nous avions laissé notre compagnie, mais celle-ci s'était
retirée. On n'avait aucune idée de l'endroit où elle se trouvait à présent. On
retourna donc à Grubeschow, où on acheta des vivres et où on passa la nuit
à même le sol, hébergés par une famille juive.
On passa deux jours à rechercher notre compagnie. Trois compagnies du
bataillon bivouaquaient près d'un domaine agricole, la quatrième campait à
quelques centaines de mètres, en plein champ. On ne tarda pas à en
apprendre la raison; deux cas de choléra s'étaient déclarés dans cette
campagne et s'étaient terminés par la mort des malades. Beaucoup de
soldats qui souffraient de diarrhées étaient envoyés dans les hôpitaux pour
enrayer la contagion. Il ne manquait plus que le choléra pour compléter la
litanie de nos malheurs! Cette maladie était plus dangereuse que les balles
russes, qu'on pouvait éviter d'une manière ou d'une autre. On fut vaccinés à
plusieurs reprises. On passa la nuit et le jour suivant à se reposer dans un
village polonais, sale et misérable. Je pénétrai dans une maison pour
acheter quelques oeufs. Je repartis les jambes à mon cou après avoir ouvert
la porte. Deux femmes gisaient mortes sur le sol, sans aucun doute victimes
du choléra. Un des deux cuistots qui, le matin même, nous avait encore
préparé le café, était couché mort sur une charrette lorsqu'on chercha le
déjeuner. .. Deux autres soldats moururent dans la journée. C'était une mort
atroce: ils se tordaient par terre en tous sens, se tortillaient comme des vers
120
tout en pressant leurs bras contre le corps. Ils vomissaient sans cesse et
lems selles n'arrêtaient pas de couler. Lems yeux étaient déjà morts, alors
que ces malheureux avaient encore tous leurs esprits.
On dut se rassembler dans la soirée. Notre commandant de régiment, un
baron von Machinchose, nous fit un discours du haut de son cheval:
«Camarades. je ne me sens pas très bien. Je vais me reposer quelques jours
à l'hôpital. J'espère vous retrouver tous en bonne santé à mon retour.
Rompez les rangs !» La rumeur courut le lendemain matin qu'il était déjà
mort, atteint lui aussi du choléra. On se sentit tout bizarres. Tout le monde
avait peur d'être malade, puisqu'on avait tous des maux d'intestins. La
consigne fut donnée de ne boire que de l'eau bouillie.
On quitta ce village contaminé tôt le matin. On avait à peine parcouru
deux kilomètres que la fusillade recommença. Notre avant-garde était
tombée sur des Russes. On dut se coucher et attendre. Les Russes étaient
apparemment plus forts que prévu puisqu'on reçut bientôt l'ordre de se
déployer et d'avancer. Jusqu'ici, on était sous le couvert d'un léger monticule.
Arrivé au sommet, je découvris un paysage vallonné, planté d'avoine, au
centre duquel s'étendait le village. Les Russes étaient invisibles et pourtant
on fut aussitôt la cible d'un terrible tir d'infanterie. «Couchez-vous! Enterrez-
vous !» On eut juste le temps de donner quelques coups de pelle que déjà
quatre shrapnels explosaient; quelques-uns furent blessés, mais pas trop
gravement. Ils purent se replier par leurs propres moyens. La batterie lâcha
au moins vingt salves, mais le tir était trop long. Tous creusaient à toute
allure afin de se camoufler au plus vite. On put enfin rester dans nos trous,
tandis que le soleil nous tannait le cuir sans pitié.
«Becker, t'as encore un peu d'eau?» lançai-je à un camarade qui venait de
creuser à un mètre de moi. Pas de réponse. Je me dis qu'il s'était endormi et
me mis à ramper dans sa direction. Je découvris un spectacle épouvantable.
Becker était assis dans son trou et me fixait. Je voyais bien qu'il voulait me
parler, mais n'arrivait pas à sortir le moindre son. Il vomissait sans arrêt, sa
chemise et son pantalon en étaient tout tachés. Je me mis à l'examiner et
découvris une blessure à la nuque. La balle russe avait traversé la terre
fraîchement retournée, avait pénétré dans la nuque et était sans doute
restée dans sa gorge. Je lui pansai le cou tant bien que mal, ne pouvant faire
beaucoup plus. Il m'agrippa la main et m'adressa un regard suppliant. Je
compris sa prière et lui dis: «Ne t'en fais pas, Becker, je reste avec toi.» Je
plantai nos deux baïonnettes en terre, détachai son manteau de son sac que
j'étendis entre elles, pour le protéger du soleil brûlant. Un ordre fusa sur
notre gauche: «Préparez-vous à avancer !» Je demandai à trois camarades
de rester avec moi, pour m'aider à porter Becker vers l'arrière, après la
tombée de la nuit. Ils ne se firent pas prier car, comme moi, ils préféraient
rester dans leur trou plutôt que d'avancer. Notre chef de groupe venait d'être
touché par un shrapnel et avait couru vers l'arrière, si bien qu'il ne restait
plus personne pour nous pousser en avant. «En avant, marche, marche! »
121
Les soldats jaillirent de leur trou, tandis que les Russes se mirent à tirer
comme des fous. Une salve siffla sur nos têtes, avant d'atterrir dans l'avoine.
On ne savait pas ce qui se passait devant et aucun d'entre nous n'avait le
courage de se lever pour jeter un oeil et voir comment les choses évoluaient.
On resta dans nos trous jusqu'au soir. On étendit alors la toile de tente sur
le sol et on déposa Becker dessus. Chacun la saisit par un coin. Quel voyage!
On dut progresser en rampant pour ne pas dépasser l'avoine qui n'était pas
encore bien haute. On parvint à grand-peine derrière le monticule où il nous
fut enfin possible de nous redresser. Becker vécut un véritable calvaire; il
nous fit signe qu'il voulait marcher. On réussit à lui faire faire un bout de
chemin, puis il s'écroula. On le recoucha sur la toile de tente, et on l'amena
au village suivant, auprès du médecin du bataillon. On l'étendit sur une
paillasse, dans une pièce où se trouvaient de nombreux blessés. Je priai le
médecin de s'occuper de lui. Il l'ausculta rapidement, et me fit comprendre
d'un regard qu'il n'y avait pas grand-chose à faire. Puis il partit vers d'autres
blessés. On prit congé de Becker; il semblait déjà à demi inconscient et resta
couché, complètement immobile.
En sortant de la maison, on tomba sur un groupe de prisonniers russes.
Deux d'entre nous mirent leur baïonnette au Canon et se joignirent à
l'escorte. Le soir tombait, aussi on se mit en quête d'un quartier pour la nuit.
On s'installa dans une pièce vide que l'on garnit de paille. Mais nos estomacs
vides commençaient à se manifester. Je me levai et m'en allai au clair de
lune dans le potager, remplir une gamelle de pommes de terre et d'eau pour
les laver et les faire cuire. Je me rendis au puits qui se trouvait sur le bord
de la route. Un soldat s'approcha: «Camarade, prends pas de cette eau, elle
est contaminée; tu vois là, il y a un écriteau. » A son accent, ce ne pouvait
être qu'un Alsacien ;de plus, il me sembla reconnaître sa voix. J'observai son
visage éclairé par la lune et reconnus en effet le Schorr Xavier, de Fulleren,
village voisin du mien. «T'es pas le Schorr Xavier de Fulleren ?» lui demandai-
je en alsacien. Il en tomba pratiquement à la renverse. « Mais oui, qui es tu,
toi î . J'éclairai mon visage avec ma lampe de poche, mais il ne me
reconnut pas tant j'avais maigri. De plus, je n'étais pas rasé. On partit tous
deux vers mon gîte. Schorr était sous-officier, chargé des voitures de la
compagnie de mitrailleuses. Il ne combattait jamais et avait toujours de quoi
manger. Il partit chercher du pain, une boîte de viande, un petit sac de sucre
et des biscuits. Une fois le repas terminé, on s'allongea sur la paille pour
parler du pays. Je venais de recevoir une lettre de chez moi, me disant que
les habitants de Fulleren avaient pu rester chez eux, malgré la proximité du
front. Schorr fut très heureux de l'apprendre, car il était sans nouvelles
depuis belle lurette. On parla jusqu'à l'aube, puis on se quitta lorsqu'il dut
reprendre son service. Pour ma part, je dormis jusqu'à l'après-midi. Ensuite,
je partis à la recherche de ma compagnie avec mon camarade. On repassa à
l'endroit où s'était déroulé le combat de la veille. Partout des morts, d'abord
des Allemands, puis des Russes. On mit deux jours pour retrouver notre
122
unité, sans se presser, il faut bien le dire … La nuit suivante, on se remit à
marcher plusieurs heures. Puis, il fallut s'enterrer par peloton le long d'une
petite colline. Plusieurs de nos bataillons passèrent devant nous dans
l'obscurité. Des batteries se mirent à tirer au point du jour. L'impact des
obus s'effectuait assez loin devant nous. On était donc une .nouvelle fois en
réserve. A l'avant, le combat d'infanterie se mit à battre son plein. Ça ne
dura pas longtemps, et.les Russes se rendirent après avoir opposé une faible
résistance. Leur artillerie tirait au petit calibre sur tout le champ de
bataille. Un obus lourd éclata tout d'un coup à trois cents mètres de nous. Il
fut aussitôt suivi d'un autre qui s'écrasa à deux cents mètres, puis d'un
troisième, à cent mètres, tous exactement dans notre direction. « Dis donc,
dis-je à l'étudiant de Prusse orientale, le prochain est pour la compagnie. »
On avait un drôle de sentiment; on se tassa au fond de notre trou. Et le
quatrième obus arriva en siftlant… II éclata dans un trou à trois mètres du
nôtre, dans lequel se trouvaient deux soldats du 1er peloton. La fumée se
dissipa et on découvrit leurs membres répandus dans les environs, même
des morceaux d'intestins suspendus à un buisson. Une mort horrible, et
pourtant légère. L'obus suivant nous passa au-dessus, puis les gros calibres
se turent. il n'y eut plus que quelques shrapnels qui éclataient çà et là.
L'étudiant partit faire ses besoins derrière un buisson proche. Un shrapnel
éclata juste au-dessus de sa tête et une balle lui pénétra dans la tempe. Il
mourut sur le coup. Je partis le chercher et, avec l'aide de quelques
camarades, je le couchai au fond du gros trou d'obus où se trouvaient déjà les
restes des deux malheureux soldats. On les ensevelit tous les trois. Je coupai
deux morceaux de bois à l'aide de mon couteau de poche, puis une racine
avec laquelle je nouai les morceaux de bois en forme de croix que je plantai
sur la tombe. Un sous-officier écrivit leurs noms sur une feuille de papier,
qu'il attacha à la croix par une ficelle. Je venais de perdre le dernier de mes
meilleurs camarades. Ma peine était si grande que j'en devenais désespéré.
« En avant, marche, marche!. On avança à travers champs vers la
position russe. Il y avait là quelques tués allemands. Je ne vis que deux
soldats morts dans la tranchée russe, qui était magnifiquement conçue et
construite. On se remit en route, derrière les troupes qui poursuivaient les
Russes. On fut confrontés à une vision terrifiante en passant devant une
maison entièrement brûlée. II s'agissait sans doute d'un dispensaire russe,
vu le nombre de cadavres carbonisés qui gisaient sur le sol. Un de ces
cadavres se trouvait un peu à l'écart et n'avait brûlé que d'un côté; sans
doute un blessé qui avait tenté de s'enfuir mais n'avait pas réussi à ramper
plus loin. « Mort en héros pour la patrie! » Quel mensonge! J'ai vécu des tas
de choses dans cette guerre mais, sur mille morts, j'ai du mal à me souvenir
d'un seul héros.
Les Russes s'étaient comme volatilisés. On marcha plusieurs jours sans
entendre le moindre coup de feu. On arriva jusqu'à une région vallonnée,
plantée essentiellement d'orge et d'avoine. C'est là qu'on retrouva les
123
Russes. On partit à leur rencontre, en position déployée. On subit un violent
tir de shrapnels qui blessa grièvement mon camarade Anton Schmitt,
d'Oberdorf. Il reçut trois balles dans l'épaule et dans le bout du bras. Je le
traînai jusqu'à une cabane située à proximité et entrepris de le panser avec
l'aide d'un brancardier. Un adjudant me chassa vers l'avant. Un groupe
mené par le sous-officier alsacien Walter progressait à une centaine de
mètres devant nous. Le tir de shrapnels continuait inlassablement, mais je
n'apercevais toujours pas l'infanterie russe quand, soudain, l'avoine devant
nous se mit à bouger. Les Russes étaient massés là. Ils montèrent à l'assaut
en hurlant. Ils avaient déjà atteint le groupe de Walter. Ses soldats jetèrent
leurs armes et se rendirent. Ils furent aussitôt menés vers l'arrière. On était
éberlués; on se jeta dans l'avoine, tirant tout ce qu'on pouvait. Ils étaient dix
fois, quinze fois plus nombreux. L'avant-garde russe nous tirait dessus en
avançant. On avait déjà subi des pertes et ils n'étaient plus qu'à cinquante
pas. J'étais sur le point de jeter mon arme et de me rendre – un moment
terrible, parce qu'on ne sait jamais si on va recevoir un coup de baïonnette,
ou si tout va bien se passer – lorsqu'une clameur se fit entendre derrière
nous: deux compagnies du régiment dévalaient d'un mamelon, juste derrière
nous. La première ligne russe marqua le pas. Elle ne connaissait pas la
force de ces nouveaux assaillants. Quelques-uns battirent en retraite,
entraînant peu à peu tous les autres. Au bout de quelques minutes, tous
prirent la fuite. On continua à leur tirer dessus tout ce qu'on pouvait. Ils
subirent des pertes terribles. En progressant un peu plus tard dans l'avoine,
on mesura cette hécatombe, la plupart des morts gisant face contre terre.
Les survivants avaient disparu dans un vallon, dans les champs. Les blessés
des deux camps furent pansés et évacués en voiture.
Blessé, malade, hospitalisé, août 1915
On dut repartir. On s'approchait d'une forêt, déployés en tirailleurs. On
fut accueillis par quelques coups de fusil. J'eus soudain l'impression de
recevoir un coup de fouet sur le coude droit. Je laissai aussitôt tomber mon
arme, portai ma main à cet endroit et vis que mon uniforme était transpercé.
Je sentais une vive brûlure au coude et n'eus qu'une pensée: Dieu merci! Je
vais enfin aller à l'hôpital. Je me laissai tomber pour ne plus offrir de cible
aux tirs russes, remontai ma manche … et fus terriblement déçu. Je n'avais
qu'une éraflure: la balle n'avait creusé qu'une petite rigole dans ma peau. Je
me pansai avec la main gauche et à l'aide de mes dents, et restai couché. Je
me levai après que les coups de feu eurent cessé, et tombai sur le médecin du
bataillon. J'avais bien l'intention de me faire tout petit et de continuer mon
chemin vers l'arrière, lorsqu'il m'interpella: «Alors mon bonhomme, qu'est ce
qui vous arrive? Venez un peu par ici !. J'allai à sa rencontre et ouvris
mon pansement: «ça, mon garçon, ça ne suffit pas pour aller à l'hôpital!
Vous resterez quand même deux jours avec la roulante de votre compagnie.
Après, vous reviendrez me voir! . La roulante! Où pouvait-elle bien se
cacher? Elle arriva dans la soirée et je la suivis après avoir chargé mon sac
et mon fusil sur une voiture. Je me présentai donc au bout de deux jours chez
le médecin. «Bon, eh bien, vous pouvez rejoindre votre compagnie!- J'attendis
jusqu'au soir et repartis avec la corvée de soupe.
Le lendemain, on longea la ville de Brest-Litovsk avant de se diriger vers
l'est, à travers le marais de Rokitno, en direction de Pinsk. Depuis quelques
jours, je recommençais à beaucoup souffrir de coliques et de maux de ventre.
Cela m'affaiblissait tellement que j'avais du mal à suivre. Je me portais de
nouveau malade, mais sans succès. On entra dans une région très boisée et
la compagnie devait progresser sur un mauvais chemin forestier. Pan, pan!
Des coups de feu claquèrent. Il y eut un cri. Un soldat avait reçu une balle
en plein dans le genou. On dut se .coucher. Les éclaireurs russes s'étaient
apparemment retirés. On dut s'enterrer au milieu des arbres et attendre. Le
lendemain matin, on reçut l'ordre de repartir. Il faisait déjà très chaud. La
sueur formait de petites rigoles sur nos corps, et le sac pesait lourd. Nos
pieds brûlaient dans nos bottes. Chacun devait porter trois cents cartouches.
C'était beaucoup trop pour moi et je décidai de me débarrasser de deux
125
cents. Mes maux de ventre continuaient de plus belle, je n'en pouvais plus.
Je me portai malade à la halte suivante. Je reçus la permission de charger
mon fusil et mon sac sur la roulante, tout en devant continuer d'avancer. On
dormait dans une forêt. C'est là que le médecin du bataillon me déclara enfin
malade: catarrhe gastrique et intestinal. Mon Dieu, j'étais fou de joie!
J'avais la certitude de quitter le front et de passer quelque temps dans un
hôpital. Je dus repartir le lendemain avec les autres, car le médecin m'avait
dit qu'il ne pouvait pas envoyer une ambulance vers l'arrière pour moi tout
seul: je devais donc rester là en attendant qu'il y ait un petit groupe de
malades ou de blessés. Je suivais avec les bagages du bataillon. On rencontra
une colonne de réfugiés dans un chemin creux, quasiment impraticable.
Les Russes s'étaient bien moqués d'eux: ils leur avaient dit qu'ils seraient
tous exterminés à notre arrivée. Ils avaient jeté quelques vivres et leurs
biens les plus précieux sur leurs voitures et s'étaient enfuis. On venait de les
rattraper. C'était une région déserte et reculée. Les chevaux n'arrivaient
presque plus à avancer tant le chemin était mauvais. Les chevaux des
malheureux réfugiés furent tout simplement dételés et accrochés à nos
voitures. Les prières et les lamentations de leurs propriétaires me fendirent
le coeur. Quelques femmes supplièrent les soldats à genoux pour qu'ils leur
laissent les chevaux, mais en vain. Quelques soldats mal dégrossis allèrent
jusqu'à monter sur les voitures des réfugiés pour voler quelques vivres. Puis
on se remit en marche, en les abandonnant sur le bord de la route.
Quelques coups de feu éclatèrent à l'avant. Un soldat arriva chez le
médecin avec une balle dans le bras, suivi de deux malades dans la soirée.
L'un d'eux avait la même maladie que moi, l'autre vomissait du sang. On
passa notre dernière nuit au front, tous les quatre serrés dans la tente. Un
infirmier arriva aux premières lueurs de l'aube, avec une voiture légère
commeon en voyait beaucoup dans la région, attelée de deux chevaux. On s'y
installa, et nous voilà partis pour l'arrière. Malgré toutes les douleurs que
j'endurais, j'avais envie de hurler de joie. J'étais sûr à présent de ne pas être
tué pendant au moins quelque temps. Je me réjouissais aussi énormément
à l'idée de pouvoir dormir dans un vrai lit. Mes trois camarades de voyage,
malgré leur état, étaient tous d'aussi joyeuse humeur.
Pour midi, l'infirmier nous donna du pain et de la viande en conserve. Je
n'osais rien manger cependant, de peur de raviver mes maux de ventre. Le
lendemain, on partit de bonne heure en ambulance à destination de Grobeschow.
On arriva après la tombée de la nuit. Nous étions une quinzaine à bord
du véhicule, dont la plupart souffraient de dysenterie. La caserne d'infanterie,
toute neuve, avait été transformée en hôpital de campagne. Un infirmier
endormi nous accueillit et chacun reçut une tasse de thé. On nous attribua
nos lits, de vrais lits de caserne. Je m'allongeai, épuisé, et m'endormis
aussitôt, après m'être emmitouflé dans une couverture de laine blanche. Au
réveil, tout mon corps me démangeait et me mordait. On avait pourtant
l'habitude des poux, mais là, c'était insupportable. Malgré cela, je me
126
rendormis au petit matin. Il faisait grand jour quand je me réveillai ;je jetai
alors un coup d'oeil sur ma couverture; elle grouillait littéralement de poux!
Je serais volontiers resté couché, mais ce n'était pas possible dans de telles
conditions. Je me levai, m'habillai; cela m'était devenu tout à fait inhabituel,
puisque depuis le mois de février, soit presque six mois, pas une seule
fois je ne m'étais déshabillé avant de m'endormir.
Des prisonniers russes, qui faisaient office de gardes-malades, apportèrent
du thé et du pain. Je sortis jeter un coup d'oeil sur les environs. Ily avait
un cimetière militaire nouvellement construit juste derrière la caserne, Une
dizaine de Russes étaient en train de creuser des tombes. On amenait
justement, depuis l'ancien gymnase converti en pavillon pour les malades
du choléra, deux cadavres qui furent enterrés par les prisonniers, sans
fleurs ni couronnes. Sur chaque tombe, on pouvait voir une belle croix noire,
sur laquelle était inscrite le nom, le régiment et la compagnie des tués. Sur
les croix des tombes russes, il était juste écrit .« Ici repose un vaillant soldat
russe », Ou encore: «Ici reposent trois vaillants soldats russes », selon le
nombre de soldats enterrés. Je lus sur une croix: «Soldat Schneidmadl,
7ecompagnie, 1er régiment 41»; c'était un soldat avec lequel je m'entendais
bien. J'avais remarqué qu'il n'était plus avec nous depuis quelques jours et
cela me fit beaucoup de peine de retrouver sa trace ici. On était très mal lotis
dans cet hôpital; il n'était pas encore vraiment installé. Je partis un après midi
avec un camarade dans la ville de Grubeschow. On eut la chance de
pouvoir acheter chacun un beau morceau de pain blanc, bien meilleur pour
nos estomacs malades que le pain militaire. Sur le chemin du retour, on fut
arrêté par un homme qui se tenait sur le pas de sa porte: «Chers messieurs,
entrez, prenez une tasse de thé, et pour deux marks, vous pourrez vous
amuser avec ma fille autant que vous voudrez. » Mon camarade lui envoya
un sacré gnon dans la figure et on regagna l'hôpital.
L'hôpital accueillait chaque jour de nouveaux blessés et malades. Certains
étaient au bord de l'agonie. Je me souviens d'un soldat qui était couché
à côté de moi et se tordait de douleur comme un ver au soleil. Il s'appelait
Simon Duka et venait de Haute-Silésie. Après l'avoir ausculté, le médecin
dit au garde: «Emmenez-le au pavillon C! » C'était le gymnase dans lequel
on envoyait les malades atteints du choléra. Deux jours plus tard, comme je
passais par le cimetière, je vis le nom de Simon Duka sur une tombe
fraîchement creusée. Le choléra avait fait une nouvelle victime. Je n'avais
qu'une idée: partir d'ici le plus vite possible. J'étais là depuis déjà six jours
lorsqu'on fut tous examinés par un médecin. Tous ceux qui étaient en état de
voyager devaient quitter les lieux le lendemain.
On voyagea une demi-journée sur des voitures réquisitionnées puis on
arriva sur un chemin de fer de campagne. Il était à voie étroite et les trains,
composés de petites voitures à plateaux, étaient tirés par des chevaux. La
région était morne et peu peuplée, d'autant plus que la plupart des fermes
et des villages avaient été incendiés. On passa la frontière entre la Russie et
127
la Galicie, puis on prit un train en gare de Vnow, qui nous emmena via Rawa
Ruska à Lemberg, où on arriva de nuit.
L'hôpital militaire de Lemberg, où on nous installa, était une grande
bâtisse, une ancienne école. Quantité de soldats souffrant de catarrhe
gastrique et intestinal ainsi que de typhus se trouvaient dans la salle oùje
fus affecté. Tous de pauvres gens qui passaient la moitié de leur temps aux
latrines. Nous couchions à même le sol sur des paillasses. La nourriture
était mauvaise. Il y avait partout du désordre; des conditions de vie
autrichiennes, quoi! Les jours se traînaient, interminables. On parlait peu,
car la plupart souffraient horriblement. Si un malade se lamentait trop fort,
un infirmier intervenait en lui mettant le thermomètre sous le bras, comme
si cela pouvait servir à quelque chose. Un soldat en fut à un tel point excédé
qu'il lança le thermomètre contre le mur, où il s'écrasa en mille morceaux.
Au médecin qui lui demanda des comptes, le soldat répondit qu'il voulait
simplement être traité humainement. Nous attendions tous avec impatience
le jour où l'on nous transporterait ailleurs
128
Repos au sanatorium en Rhénanie
septembre-octobre 1915
Enfin, au bout de six jours, on prit le chemin de la gare. On voyagea en
troisième classe à travers la Galicie, en passant par la forteresse de Przemysl,
puis par Jaroslav, Tarnow, en direction de Cracovie. Ce trajet était à
double voie et, toutes les cinq minutes, on croisait un convoi en provenance
d'Allemagne, chargé d'hommes, de matériel de guerre, de munitions et de
ravitaillement. Les Russes ayant détruit tous les ponts lors de leur retraite,
des ponts de fortune en bois avaient été construits partout sur lesquels les
trains ne pouvaient rouler qu'au pas. Certains de ces ponts passaient au-dessus
de profonds ravins vers lesquels on osait à peine jeter un regard. On
fit halte devant la forteresse de Cracovie; des milliers de prisonniers
effectuaient des travaux de terrassement à proximité des voies. Un orage
éclata, suivi d'une pluie d'une rare violence. En un rien de temps, les Russes
furent trempés jusqu'aux os mais il leur était interdit de quitter leur lieu de
travail. En continuant notre route, nous avons passé la frontière germanogalicienne.
Notre premier arrêt en Allemagne eut lieu à la gare d'Annaberg.
Tout le monde dut descendre, se mettre en rangs et se diriger vers l'établissement
d'épouillage, qui était un véritable petit village. Tous les jours, des
milliers de soldats y étaient délivrés de leur vermine. On nous fit d'abord
passer dans une grande salle chauffée, où l'on dut se déshabiller. On se
retrouva tous en costume d'Adam. La plupart des soldats étaient si maigres
qu'ils avaient l'air de squelettes ambulants. Mais tous avaient l'air heureux
d'être enfm de retour chez eux, avec la vie d'hôpital pour seule perspective.
On passa aux bains: plus de deux cents douches, sous lesquelles on se
relaya, nous aspergeaient chaudement. Quel bonheur de sentir l'eau chaude
ruisseler le long de son corps. Nous avions du savon à profusion et on fut
bientôt blancs de mousse. Après une nouvelle douche, on se mit en route
pour l'habillement. Chacun reçut une nouvelle chemise, un caleçon, des
chaussettes. Entre-temps, nos uniformes étaient passés dans d'énormes
tuyaux de fer chauffés à quatre-vingt-dix degrés. Cette chaleur vint à bout
des poux et des lentes. Quant aux vêtements, ils étaient à vrai dire passablement
chiffonnés et avaient pris une teinte jaunâtre. On nous servit à
manger; ceux qui souffraient de l'estomac eurent droit à une soupe de
129
flocons d'avoine, moins difficile à digérer que des aliments plus solides. Et
nous voici repartis pour la gare. Sur le quai, je bus un verre de bière et
mangeai une pomme qu'une femme m'avait offerte. Cette imprudence faillit
me coûter la vie. J'eus de tels maux d'estomac que je me tordis de douleur sur
le sol du compartiment. Peu à peu je repris le dessus. La nuit tombait. Nous
ne savions pas où nous menait notre route. Le lendemain matin, le train
s'arrêta dans chaque petite ville. Chaque fois, on débarquait autant de
malades et de blessés qu'il y avait de places dans les hôpitaux militaires. Les
derniers quittèrent le train à Fraustadt, en Posnanie; j'étais du nombre.
Ceux qui ne pouvaient marcher furent acheminés en voiture.
L'hôpital était installé dans une ancienne caserne d'infanterie: il abritait
deux mille blessés et malades. Ceux qui souffraient de maux d'estomac, de
diarrhées, de dysenterie ou de typhus étaient envoyés à la section des
contagieux, installée dans le gymnase. Cet important bâtiment comprenait
plusieurs grandes salles où s'alignaient des lits aux draps blancs. A côté de
chaque lit se trouvait une table de nuit. Au milieu de la pièce, de grandes
tables étaient couvertes de livres, journaux et revues de toutes sortes. Tout
avait l'air en très bon état. Je me dis en moi-même qu'il ferait bon vivre ici.
Ceux qui occupaient déjà leurs lits nous regardaient arriver avec curiosité.
On attribua un lit à chacun d'entre nous. Un médecin vint nous examiner,
une fois de plus. Je reçus ordre de me coucher immédiatement. Quel plaisir
de pouvoir se reposer, déshabillé, sans poux, dans un lit moelleux et propre.
Mais j'étais obligé de me lever souvent, très souvent, pour aller aux
toilettes, et mes intestins me faisaient souffrir au point qu'à plusieurs
reprises, je perdis connaissance. J'avais l'impression que plusieurs vrilles
me perforaient. Je ne pouvais m'alimenter que de soupe de flocons d'avoine
ou de bouillon de riz. Le médecin me défendit de manger autre chose, sinon
il ne répondait de rien.
Les soins étaient très attentifs, les soeurs infirmières, le médecin et les
gardes-malades très aimables. Chaque matin, au réveil, nous trouvions sur
la table de nuit un joli bouquet de fleurs et un verre d'eau pour nous rincer
la bouche. Le médecin passait deux fois par jour. Avec le temps, je devins si
faible que je ne pouvais plus me lever. On nous pesait tous les samedis. La
première fois, mon poids était de cinquante-neuf kilos en vareuse et en
pantalon, mais sans bottes; la seconde fois de cinquante-huit kilos en
chemise, la troisième fois de cinquante-sept kilos. Il ne me restait plus que
la peau et les os. Tout mon sang partait dans les selles. Je restais au lit
durant des heures, avec le bassin. Mes maux de ventre ne voulaient pas
prendre fin. Mes compagnons étaient dans le même piteux état. Beaucoup
do malades recevaient la visite de leur famille. J'aurais aimé, moi aussi,
recevoir la visite des miens! Mais c'était malheureusement impossible, car
l'litre nous passait le front de l'ouest.
Un matin, je vis que le lit voisin était vide. Le malade qui l'occupait, un
père de famille, était si faible depuis quelques jours qu'il pouvait à peine
130
parler. Il était mort pendant la nuit. La nuit suivante, dans la même
chambre, un autre malade mourut de dysenterie. Je me réveillai au moment
où les infirmiers emportaient son cadavre. Je gardais toujours l'espoir de
m'en tirer, mais je me faisais beaucoup de souci et ne cessais de prier tout
bas, jusqu'au moment où je m'endormais, épuisé. Je n'arrivais plus à
manger ma soupe de gruau tout seul. L'infirmier me portait la soupe aux
lèvres et me soutenait le dos, tant j'étais faible.
Pendant quinze jours, je ne reçus que de la bouillie et j'en fus dégoûté.
Quand je voyais venir la soeur avec son bol, j'éprouvais une réelle répulsion
mais, au prix d'un grand effort, j'avalais péniblement ma soupe. Un jour,
lors de la visite, je fis semblant de dormir. Le médecin et l'infirmière
s'approchèrent doucement de mon lit. L'infirmière dit à voix basse: «Alors,
docteur, que pensez-vous de Richert ?» « J'ai le ferme espoir de le sauver, il
a une volonté de vivre particulièrement tenace », répondit doucement le
médecin. Ces paroles m'emplirent de bonheur. J'étais animé d'un espoir
nouveau, car c'est dur de se dire qu'on va mourir à vingt-deux ans. Peu à peu,
je me sentis plus fort. Je pouvais de nouveau me relever dans mon lit. J'avais
surmonté le pire.
La soeur, qui constatait que je me portais mieux et qui savait combien
j'avais envie de manger autre chose que le sempiternel bouillon, me posait
souvent une biscotte de froment pur sous la couverture, bien que le médecin
ne l'ait pas encore permis. Enfin, je pouvais manger autre chose. Comme un
enfant,je fus doucement habitué aux aliments solides. D'abord des biscottes
fines, trempées dans du lait, puis du riz au lait et de la compote de pommes,
puis de la purée de pommes de terre, de la viande hachée, des aliments qui
ne fatiguaient pas trop l'estomac. C'était incroyable, comme mon appétit
revenait, je ne cessais de manger.
Au cours de la première semaine où j'ai eu le droit de manger,je repris plus
de trois kilos. Mes forces revinrent vite, si bien que je pouvais me lever sans
peine. Souvent, nous étions assis dehors dans des fauteuils confortables et
nous nous réchauffions au soleil de l'automne. Je me sentais mieux que
jamais depuis le début de la guerre. Dans notre salle, il n'y avait plus de
grands malades, si bien qu'on chahutait parfois. Pour tuer le temps, on
jouait aux cartes, aux dominos et à toutes sortes de jeux. J'étais très heureux
mais, déjà, je pensais que cette belle vie pourrait avoir une fin brutale car la
guerre continuait à faire rage. Ceux qui, une fois guéris, quittaient l'hôpital,
étaient envoyés d'ordinaire dans un bataillon de réserve avant d'être dirigés
vers le front. Cette perspective n'était pas très réjouissante car l'hiver était
de nouveau à nos portes.
Mon camarade Auguste Zanger, avec lequel je correspondais toujours,
était déjà rétabli mais inapte à rejouer au soldat. Il se trouvait toujours à
l'hôpital de réserve de Rhénanie. Il m'envoya un bulletin d'admission de cet
hôpital. Je me réjouissais, car cela semblait signifier nos prochaines retrouvailles.
Je montrais ce bulletin au médecin, en le priant de me laisser partir
131
là-bas. Il me dit que cela était impossible, car le bataillon de réserve du
41e régiment d'infanterie se trouvait à Speyersdorf, près de Koenigsberg, en
Prusse orientale. Le médecin ajouta: « Richert, vous pouvez faire une
demande de congé de convalescence de quatre semaines ;je donnerai un avis
favorable.» « Docteur, cela m'est impossible; toute ma famille se trouve dans
la partie du pays occupée par les Français.» «Vous êtes vraiment à plaindre
», me dit le médecin. Le lendemain, je demandais au médecin de
m'envoyer quatre semaines en maison de repos. «Oui, cela peut se faire », me
dit-il avant de m'apporter un certificat d'affectation au sanatorium des
soeurs grises catholiques de Fraustadt. Je remerciais le docteur ainsi que les
infirmières et gardes-malades de leurs soins et je pris congé d'eux et des
amis de notre salle commune et je partis.
Au sanatorium, je fus accueilli très gentiment par les soeurs grises. Le
centre de repos était l'ancien hôpital civil de Fraustadt. Les soldats qui se
trouvaient là avaient presque tous bonne mine et semblaient mûrs pour être
bientôt reconduits à la boucherie. La nourriture était excellente et abondante,
les soeurs aimables et bonnes. Deux gentilles jeunes personnes nous
servaient à table, avec un agréable« S'il vous plaît.» On dormait jusqu'à huit
heures du matin, puis on se levait pour faire sa toilette. On nous servait
alors un bon café au lait avec des petits pains coupés et beurrés, garnis de
confiture. A dix heures on recevait une tasse de bouillon de viande et, à midi,
soupe, viande et légumes ou viande rôtie avec des nouilles, avec en plus une
petite bouteille de bière. Comme dessert: des pommes, des poires et, de
temps en temps, du raisin. A quatre heures de l'après-midi, du thé avec des
petits pains beurrés garnis de confiture, parfois même de jambon et de
saucisson. A six heures du soir, on nous servait des pommes de terre sautées
et des saucisses et, après cela, du café au lait. Chacun pouvait se servir à
volonté. Quelle époque magnifique! Mais les jours passaient très vite et les
quatre semaines tirèrent bientôt à leur fin.
Souvent, de riches dames et demoiselles de la ville nous apportaient des
friandises et s'entretenaient avec nous. Les religieuses jouaient avec nous
aux dominos ou aux dames. Les jeunes soldats qui assistaient à la messe
dans la petite chapelle de l'hôpital et allaient communier de temps en
temps étaient particulièrement bien vus par les soeurs. Le médecin ne
venait qu'une fois par semaine pour les examens; à chaque visite, certains
soldats étaient déclarés guéris et nous quittaient pour rejoindre leur
bataillon de réserve. Mes quatre semaines étaient également achevées: je
devais voir le médecin le lendemain. Ce matin-là.je ne mangeai rien, mais
fumai rapidement cigarette sur cigarette, me remplis l'estomac d'eau
froide et, avant la visite, me mis à courir comme un fou derrière les
toilettes. Le médecin constata un battement excessif du coeur ainsi que
mon teint trop pâle: «Vous resterez ici une semaine supplémentaire », me
dit-il. J'avais atteint mon but, et pouvais profiter encore de quelques beaux Jours.
132
Au bout de la dernière semaine, on passa une fois de plus sur la balance;
je pesais soixante-dix-huit kilos. J'avais donc repris vingt-deux kilos. Je fus
alors déclaré guéri et reçus mon ordre de route pour Speyersdorf près de
Koenigsberg. Je dormis très mal durant cette dernière nuit et rêvai de la
caserne et de la vie du front. La première neige tombait cette nuit-là, on était
le 28 octobre 1915.
Au matin, je fis mes derniers préparatifs et pris congé des religieuses qui
avaient de la sympathie pour moi et qui me virent partir à regret. Elles me
donnèrent quantité de tartines garnies pour le voyage. A la gare, je pris le
train en direction de Koenigsberg. Le voyage fut ennuyeux, il faisait froid,
tout était couvert de neige. On roula toute la journée et toute la nuit
suivante pour arriver le matin à Koenigsberg. En quittant le train, j'allai en
ville pour boire dans un restaurant plusieurs tasses de café chaud. Puis je
demandai où se trouvait Speyersdorf.
Malgré les indications des propriétaires du restaurant, je dus encore
demander plusieurs fois mon chemin dans cette grande ville. Enfin, je
dépassai les vieux remparts et un quart d'heure plus tard, j'étais arrivé à
destin.
Dans un bataillon de réserve à Speyersdorf et Memel
novembre 1915
Le bataillon de réserve du 41e régiment d'infanterie était installé dans des
baraquements en bois à l'entrée de Speyersdorf, tout près de la route. Les
soldats étaient justement en train de chercher leur café à la cuisine. Je
demandai où se trouvait le bureau administratif du bataillon, m'y rendis et
me présentai à l'adjudant de semaine. Il me désigna mon affectation et dit
que je devais me présenter à neuf heures à la visite médicale. Je me rendis
à mon nouveau domicile où l'on me montra mon lit, me donna du café et du
pain. A la première bouchée, je crus avoir dans la bouche un morceau de
terre. J'eus une grande nostalgie de la cuisine des chères soeurs de Fraustadt.
C'était hélas du passé et je devais me soumettre à l'inéluctable. Le
médecin me déclara exempt de service pour dix jours et je rejoignis la
compagnie des convalescents.
Après la visite, je me promenai dans la cour. Il y avait là beaucoup de
soldats qui attendaient leur libération. Un soldat passa à côté de moi en
clopinant, une canne dans chaque main. Je me dis: « Celui-là a attrapé à coup
sûr des balles dans les deux jambes». En passant, il me regarda fixement:
«Nom d'un chien! t'es pas Richert ?» « Oui, c'est moi», répondis-je. « Eh bien,
tu ne me reconnais pas ?» Je répondis que non. « Mais nous étions ensemble
dans les Carpathes jusqu'au jour où, près du mont Zwinin, j'ai eu les deux
pieds gelés. » A ces mots, je le reconnus. Son visage avait presque doublé de
volume depuis l'époque des Carpathes, c'est pourquoi j'avais eu du mal à le
reconnaître. Il me raconta donc qu'on l'avait amputé des dix doigts de pied.
Mais il s'en moquait en disant qu'il préférait vivre sans doigts de pieds que
d'être enterré quelque part sur le front avec ses orteils. Pour lui la guerre
était finie et il devait recevoir soixante-dix pour cent de pension d'invalidité.
Je l'enviais beaucoup même si, sa vie durant, il allait rester estropié.
Ce même jour, je rencontrai plusieurs anciens de ma compagnie qui
boitaient, sans orteils. A l'un il manquait un bras, l'autre avait un bras et
une jambe raides. Mais, tous paraissaient heureux car, bientôt, ils allaient
pouvoir rejoindre leur famille pour toujours.
Le lendemain, je rencontrai Anton Schmitt, d'Oberdorf, que j'avais pansé
sur le champ de bataille lorsqu'il avait été blessé de trois balles de shrapnel
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Il devait se rendre tous les trois jours à Koenigsberg pour y faire soigner par
des massages et des rayons son bras indemne mais raide. Quand il fut
complètement rétabli, on le renvoya au front, où il fut tué.
Un jour, je rencontrai aussi le jeune instituteur de Prusse orientale qui,
lors de l'attaque près de Liftira Gorna, le I'" juillet 1915, avait reçu une balle
qui avait traversé sa figure de part en part. Sur les deux joues, il avait deux
points rouges marquant l'entrée et la sortie de la balle. Comme sa langue
avait été atteinte, il ne pouvait plus parler aussi bien que jadis. Il avait été
nommé adjudant. Il m'invita à passer la soirée avec lui à Koenigsberg.
J'acceptai et nous nous sommes bien amusés.
Ce fut cependant la première et la dernière fois car mon portefeuille ne
tenait pas le coup. Je n'avais rien d'autre que mes misérables trente-deux
pfennigs par jour et cela ne suffisait pas pour m'acheter le strict nécessaire.
Je voyais les camarades qui pouvaient correspondre avec les leurs au pays,
recevoir de l'argent, des paquets, des gâteries et se donner du bon temps,
tandis que moi, réduit à la maigre pitance militaire, il ne me restait qu'à
regarder les étoiles, les poches vides. Je me sentais pourtant heureux quand
je comparais ma vie actuelle à celle du front, et je souhaitais que cela dure.
J'étais depuis une semaine à peine à Speyersdorf que tout le bataillon de
réserve se trouva embarqué dans le train en direction de Memel, par
Insterburg, Tilsitt, Heydekrug. C'est à Memel que se trouvait la caserne de
notre régiment.
Nous arrivâmes de nuit. La caserne était située derrière la ville, vers
l'intérieur des terres. La vie y était quand même plus agréable que dans les
baraquements. Les chambrées étaient plus chaudes et on pouvait les tenir
plus propres. Memel est une ville portuaire, située à la pointe nord-est de
l'Allemagne, sur la Baltique. Comme je n'avais jamais vu la mer, j'avais hâte
d'aller l'admirer. Le lendemain, je montai au dernier étage de la caserne et
là, depuis une lucarne et par-delà les toits de la ville, je pus contempler la
mer au loin. Mais cela ne me suffisait pas; sans permission, au nez et à la
barbe du poste de garde, je me dirigeai à travers la ville vers le port. Là,
j'allai vers la jetée, à la pointe de laquelle s'élevait un phare en béton. Le
môle lui-même était une muraille de près de quatre mètres de large qui
s'enfonçait dans la mer et servait de brise-lames. Le temps était à la
tempête. Je ne pus rassasier ma vue du spectacle qui s'offrait à moi. Des
vagues hautes de plusieurs mètres venaient sans cesse déferler et s'écraser
sur la jetée en la submergeant; une vague recouvrait l'autre. La mer
semblait remuée jusque dans ses profondeurs. Subitement, je reçus une
douche et me mis rapidement à l'abri. Plusieurs navires étaient amarrés
dans le port, je les regardais longtemps. L'un d'eux, chargé d'avoine, était en
train d'être déchargé par des grues de petite dimension qui vidaient la
cargaison. Je m'en revins à ma caserne.
Le lendemain, je fus convoqué par l'adjudant. En examinant mon livret
militaire, il avait constaté que, depuis le début des hostilités, j'avais fait
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campagne sans arrêt et que je n'avais eu aucune permission, «Je vous
donne quinze j ours de permission, » «Je ne puis l'accepter, car je ne sais où
aller.» Et j'expliquai ma situation à l'adjudant «Eh bien! Voilà qui n'est
pas commun. On va voir ce qu'on peut faire pour vous, d'ailleurs on peut
vivre ici et je tiendrai compte de votre cas pour ce qui est du service. » Cet
adjudant était un homme comme on n'en trouvait pas beaucoup dans
l'armée allemande.
Lesjours suivants, mon service fut bien allégé, bien que les jours d'exemption
accordés par le médecin soient passés. Un jour cependant, je fus de
garde avec huit hommes durant vingt-quatre heures. C'était à la gare. Entre
minuit et deux heures du matin, j'arpentai lentement les quais pour me
réchauffer. J'entendis soudain une formidable explosion. Toutes les sentinelles
et quelques agents des chemins de fer accoururent pour savoir ce qui
s'était passé; mais je ne le savais pas moi-même, pensant que l'explosion
avait eu lieu vers le port. En fait, on apprit le lendemain qu'une mine
mouillée dans le port s'était détachée et avait été projetée vers la jetée.
Un autre jour, je fus commis à la garde du port. J'étais en faction à la grille
par laquelle toutes les personnes devaient passer pour entrer ou sortir du
secteur portuaire, entouré d'un grillage. A l'heure où les ouvriers du port
allaient déjeuner, il y avait fort à faire. Il y avait là un monde très vulgaire
et grossier, parlant un dialecte que le diable n'aurait pas compris. Plusieurs
m'interpellèrent grossièrement lorsque je demandais leur laissez-passer,
prétendant que je les avais contrôlés une heure avant, lorsqu'ils étaient
partis manger. Personnellement, ce contrôle m'était indifférent mais, qui
sait, un chef pouvait m'observer et cela m'aurait valu trois jours de trou. Je
les calmais tous, à part un qui semblait particulièrement violent. Il refusait
absolument de me présenter ses papiers. Je fis donc deux pas en arrière,
exigeai une fois de plus qu'il me présente le document en question ou qu'il,
s'éloigne. Du coup il céda et passa la grille en maugréant. Le soir même
quelques dévergondées voulurent rejoindre les matelots sur les navires. Je
leur refusai le passage. Elles rebroussèrent chemin. Mais plus tard,je les vis
passer au-dessus du grillage et monter à bord. Que pouvais-je faire? Je fis
semblant de ne pas les voir.
Le lendemain, un jeune homme, dix-sept ans peut-être, vint vers moi et
engagea la conversation. Il voulait se porter volontaire pour la durée de la
guerre. Je le lui déconseillai en lui dépeignant la vie au front sous les
couleurs les plus noires. Il en eut presque les cheveux qui se dressèrent sur
la tête. «Bon, s'il en est ainsi, je préfère attendre d'être mobilisé.» «Ce sera
encore trop tôt à ce moment-là", lui dis-je. Il me remercia et s'en fut. J'avais
le sentiment d'avoir accompli une bonne action.
Le lendemain il y eut l'appel pour le paiement de la solde. A Memel, nous
recevions cinquante pfennigs au lieu de trente-trois. Quand tous furent
payés, le lieutenant ordonna: «Fusilier Richert, à l'appel !. Je ne savais pas
pourquoi, mais je sortis des rangs et me mis au garde-à-vous. «Il est de mon
136
devoir, commença-t-il, de faire part à la compagnie de votre courageux et
énergique comportement alors que vous étiez de garde au port. Je vous
exprime ma pleine approbation car l'officier de service vous a vu faire quand
vous avez contraint une épaisse brute de docker à vous présenter son
laissez-passer.» Je fus tout surpris mais me dis que cela ne pouvait pas
nuire d'être de temps à autre bien noté par ses chefs.
Un samedi soir, je fus affecté à la patrouille de contrôle des débits de
boissons. Elle se composait d'un sous-officier et de deux hommes. Nous
devions emporter armes et casques. Notre sous-officier était un bon garçon
à l'esprit facétieux. Il ne se comportait pas du tout comme un chef, mais
plutôt comme un copain. Notre mission était d'annoncer la fermeture du
local et de noter les noms des soldats sortis sans permission. On contrôla
plus de vingt auberges. Nos casques pointaient à peine dans ces établissements
que le patron ou la patronne nous conviaient au comptoir et nous
offraient un bock de bière ou un verre de cognac en nous encourageant à
boire. Ala longue, on finit évidemment par être assez éméchés. Aux soldats
que nous rencontrions sans autorisation de sortie, le sous-officier conseillait
de sauter le mur derrière la caserne sans se faire pincer. Évidemment, cela
ravissait ceux que nous interpellions et qui, à notre vue, s'étaient déjà crus
au trou.
On entra aussi dans une maison close. Les filles à moitié nues se mirent
à trembler de peur quand on entra! Elles savaient très bien que si elles
étaient attrapées après l'heure réglementaire de fermeture, leur boutique
serait fermée. Notre sous-officier fit mine de commencer à dresser un
procès-verbal. Les femmes priaient et suppliaient, cherchant à nous caresser
et à nous couvrir de baisers et tout le reste. Le sous-officier leur faisait
une peur bleue. Mais pour finir, bien sûr, il éclata de rire et déchira son
rapport en disant qu'elles ne devaient pas avoir peur et on nous ouvrit deux
bouteilles de bière. Mais on avait déjà assez bu et on regagna la caserne pour
cuver notre cuite.
Le lendemain, on apprit qu'un transport d'éléments de réserve de notre
bataillon devait être envoyé au front. Cela fit l'effet d'une bombe. Chacun
craignait de partir. Tous avaient une sainte horreur de l'hiver russe et nous
n'étions que fin novembre. Je sentais que c'était mon tour car j'étais tout à
fait valide, avec une bonne mine. Soudain, l'ordre vint: « Rassemblement! »
Le bataillon de réserve devait envoyer vingt hommes à Pillau, à la compagnie
de réserve de mitrailleuses du 1er corps d'armée. « Les volontaires pour
les mitrailleuses, sortez des rangs! »
Je fus l'un des premiers à bondir en avant, car je pensais que, quoi qu'il
arrive, cela valait mieux que d'aller au front. Les mitrailleurs n'avaient en
effet jamais à participer aux attaques à la baïonnette; cela valait son prix.
Ainsi,je fus désigné pour Pillau. Lelendemain, on fut une vingtaine à partir,
en train, de Koenigsberg vers Pillau
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Retour au front russe, décembre 1915-été 1916
La petite ville de Pillau est située à la pointe d'une langue de terre qui,
depuis le continent, s'enfonce dans la Baltique. Pillau est entouré de trois
côtés par la mer. Du côté nord-ouest par la mer Baltique, au sud-ouest par
l'entrée du Frischer Haff et à l'est par le Frischer Hafflui-même. Pillau est
une forteresse maritime. Tout près de la ville, sur une légère élévation de
terrain, se dresse le fort Stiele. Sur le rivage de la Baltique, dans les dunes
de sable, étaient installées plusieurs batteries d'artillerie très lourdes,
tournées vers le large. Les canons sont montés sur des tours, et tout à côté
se trouvent des casemates à l'épreuve des bombes, pour les servants.
De la gare, il y avait environ un quart d'heure de marche jusqu'à la
compagnie. Celle-ci occupait des baraquements maçonnés d'un étage. C'est
là que nous avons dû nous présenter.
L'adjudant de compagnie, Hoffmann, un homme de puissante stature, aux
yeux de bouledogue et à la nuque de taureau, nous tint un discours de
bienvenue, et quel discours! Je ne crois pas que les forçats de Cayenne
fussent salués en des termes aussi déraisonnables. Puis, on nous répartit
dans des chambres et on attribua lits et armoires. Tout était d'un ordre et
d'une propreté méticuleux. La discipline régnait ici comme dans les casernes
d'avant-guerre.
L'instruction sur les mitrailleuses commença le lendemain. Ce n'était pas
simple d'apprendre les noms de toutes ces pièces et de saisir le fonctionnement
du mécanisme de tir et, surtout d'expliquer tout ça soi-même devant les
autres. Les exercices dans la neige étaient encore plus pénibles et les caisses
de munitions lourdes à traîner. Les sous-officiers qui avaient été au front nous
traitaient bien mieux que ceux qui étaient restés à l'arrière et qui avaient
l'habitude de martyriser les soldats. Pendant quelque temps, je fis partie du
groupe du sous-officier Altrock, une stupide charogne qui savait nous rendre
la vie dure. J'étais parfois dégoûté, mais je me consolais à l'idée qu'au moins
je ne me faisais pas tuer. Parfois, nous étions obligés de traîner la mitrailleuse
en rampant dans la neige sur plusieurs centaines de mètres. La neige
pénétrait dans les manches et jusque sous les épaules, et les bottes en étaient
pleines. Les mains étaient si froides que l'on avait peine à saisir et à tenir le
métal de l'arme. Le froid était au plus vif quand le vent souillait sur la
138
Baltique et que nous faisions l'exercice sur le rivage, Mais la cuisine était
bonne, meilleure qu'à Memel. A midi, on avait souvent des pommes de terre et
des boulettes de viande que j'aimais bien. Chacun n'avait droit qu'à une
portion, mais plusieurs fois je réussis à en rabioter deux car le soir j'appréciais
fort les boulettes avec du pain noir, Je m'arrangeais pour être parmi les
premiers servis, je mangeais rapidement ma portion et prenais de nouveau
mon tour, en queue de file, Mais un jour, je fus attrapé par le sous-officier qui
surveillait la distribution et il en fit rapport à notre énergumène d'adjudant
Hoffmann. Je me disais que j'allais drôlement écoper. Mais j'étais à ce point
endurci que la chose me laissait indifférent. On entendit: « Richert doit se
rendre au bureau. » Je m'y rendis. « Espèce de cafre, vous êtes sûrement Pollak
pour qu'une portion ne vous suffise pas. Vous voulez sans doute que je vous
flanque au trou. » Tout cela dit sur un ton à faire trembler les murs. Lorsqu'il
eut fini, je lui demandai la permission de prendre la parole; je lui expliquai
que j'étais originaire de la partie de l'Alsace occupée par les Français et que je
n'avais, de ce fait, aucun contact avec les miens; que j'étais réduit à l'ordinaire
de la caserne. « S'il en est ainsi, je vous autorise à chercher dorénavant deux
portions. » Malgré les apparences, Hoffmann semblait donc avoir encore un
peu d'humanité. Ainsi, chaque jour, j'eus droit à mes deux portions. En
général, je gardais une portion pour le soir et la réchauffais sur le poêle.
Un jour, on nous montra un film qui me fit enrager, son titre: Francstireurs.
Il nous montrait tous les trucs et artifices employés par la population
française pour attirer les soldats allemands dans des pièges, pour les
assassiner ensuite. Le film visait à attiser encore la haine à l'égard des
Français. Moi, je savais que dans cette guerre, il n'y avait pas de francstireurs
du tout.
Dès qu'il faisait beau,j'allais à la mer pour admirer le jeu des vagues. Elles
rejetaient parfois sur le sable de petits morceaux d'ambre. Un dimanche
après-midi où régnait la tempête, je me tenais sur la jetée avec un de mes
camarades pour voir le déferlement des lames, Le vent soufflait directement
sur l'entrée du Haff, si fort que les vagues barraient tout le passage. Au
large, la sirène d'un cargo retentit soudain. Un gros transport se rapprochait
lentement du passage, donnant des signes à coups de sirène. La sirène
demandait les pilotes sans lesquels aucun navire n'avait le droit de pénétrer
dans le passage ou dans le port. Plusieurs pilotes se portèrent au-devant du
bateau, à bord d'un petit vapeur qui se balançait sur les flots comme une
coquille de noix. A plusieurs reprises le petit vapeur s'approcha tout près du
gros navire, mais il était aussitôt saisi et rejeté par une lame à cent ou à deux
cents mètres. C'était un spectacle très impressionnant. Enfin, à la suite
d'une manoeuvre habile, le petit navire frôla le transport. Par une échelle de
corde, deux pilotes grimpèrent comme des chats le long du gros cargo. Ils
étaient à peine suspendus à l'échelle que leur frêle embarcation était de
nouveau emportée plus loin par les flots. A présent, le navire pouvait
pénétrer dans le passage, Nous l'avons suivi jusqu'à ce qu'il disparaisse en
139
direction de Koenigsberg. Dans le port de Pillau, on finissait de construire
un croiseur auxiliaire et je m'étonnais que la mer puisse porter une masse
pareille. On réparait également un torpilleur avarié.
Le soir de Noël approchait. Un bel arbre avait été installé dans une grande
salle. On chanta d'abord quelques chants de Noël, puis le: Deutschland,
Deutschland über alles et le Heil, dir im Siegerhranz, Quelle stupidité! Le
capitaine Grosse, qui haïssait les Alsaciens, fit un discours qui convenait
sans doute au temps de guerre, mais nullement à la fête de Noël. Puis
chacun reçut un petit cadeau.
Le maniement de la mitrailleuse n'avait à présent plus de secrets pour
nous et le service était moins rigoureux. Nous faisions souvent l'exercice au
Schwalbenberg, une butte de sable plantée de quelques acacias. De là, nous
avions une vue magnifique sur la petite ville, le port, le Haff et le large.
Parfois, nous tirions à balles. Au début, j'étais un peu énervé quand l'engin
se mettait à crépiter. Quand la mitrailleuse fonctionnait correctement, nous
avions à lâcher deux bandes, soit cinq cents coups à la minute. Les cibles
étaient plantées au bord de la Baltique si bien que les balles tombaient dans
la mer. Une bonne entente régnait dans la chambrée. Mon meilleur ami
était un nommé Max Rudat, de Prusse orientale. Ses parents exploitaient
un grand domaine agricole. Il recevait souvent de petits paquets et m'en
donnait toujours une part.
Un jour de la mi-janvier, il y eut un rassemblement. La compagnie de
mitrailleurs du 44" régiment d'infanterie qui, sur le front nord de Russie,
tenait une position devant la forteresse de Dunaburg, réclamait seize
hommes de renfort. J'eus la déveine de compter parmi ces seize. Mon ami
Max Rudat, qui n'en faisait pas partie, pria l'adjudant de pouvoir aller au
front avec moi, ce qui fut fait. Le lendemain, nous avons reçu un stock de
provisions pour la route. Je fus désigné comme chef du transport. Après
avoir pris congé de nos camarades plus chanceux, on prit la direction de la
gare. Seigneur! Qu'est-ce qui allait encore nous arriver en plein hiver, dans
le froid glacial de la Russie! Heureusement, avec mes camarades, je n'étais
pas seul. C'était au moins une petite consolation.
A Pillau, on prit le train, direction Koenigsberg. En arrivant, je me
renseignai pour connaître l'heure de départ du train pour Dunaburg. Il nous
fallut attendre jusqu'à midi, puis on démarra. Le voyage se déroula par
Insterburg, Gumbinen. AEydtkuhnen nous avons passé la frontière prussorusse.
Dès l'entrée en Russie, les maisons semblaient plus pauvres. Au lieu
de toits de tuiles on ne voyait plus que des toits de chaume. Le voyage fut
ennuyeux. De la neige, rien que de la neige, des forêts de sapins sombres et
des maisons à moitié ensevelies sous la neige; des chaumières et des villages.
Nous franchîmes la forteresse de Kowno pour passer le Niémen tout
couvert de glaçons à la dérive. Le voyage se poursuivait toujours plus loin
par Radsiwilischki, Radkischki, Abeli, direction Jelowka. Nous sommes
arrivés au crépuscule. Je cherchai un quartier de nuit. Avec beaucoup de
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soldats, la plupart permissionnaires, on réussit à s'abriter pour la nuit dans
des baraques. Comme elles n'étaient pas chauffées, et malgré les couvertures
dont chacun avait été muni en quittant la garnison, on eut très froid. Au
réveil, je demandais ma route pour rejoindre le 44" régiment. Plusieurs
permissionnaires qui connaissaient le chemin se joignirent à nous. Nous
progressions lentement dans la neige épaisse. Enfin, après deux heures de
marche, on arriva au domaine de Neugrünwald. Du front nous parvenait de
temps en temps l'écho des coups de canon. Je me présentai à l'adjudant de
compagnie pour rendre compte que les seize hommes de renfort, en provenance
de Pillau, étaient arrivés. L'adjudant de compagnie, Kaminsky, me fit
bonne impression; il était cordial. «Eh bien, dit-il, vous vous plairez ici.» Il
sortit avec moi et, selon le règlement, fit mettre au garde-à-vous les seize
hommes. L'adjudant demanda à chacun son nom, sa région d'origine. Puis il
nous désigna notre quartier où il y avait un poêle et des lits de châlits.
Nous étions tous heureux de l'accueil reçu à la compagnie où il régnait un
ton beaucoup plus amical qu'à Pillau. On nous fit manger tout de suite.
C'était bon et copieux. Les premiers jours, nous n'avions rien d'autre à faire
que de chercher du bois de chauffage. Le domaine de Neugrünwald comprenait
une grande maison d'habitation, plusieurs étables et bâtiments annexes.
Tous les murs étaient en bois, mais bien façonnés. Les chevaux de la
compagnie étaient abrités dans des étables. Les conducteurs étaient installés
dans un autre baraquement. Quant aux mitrailleurs de réserve dont les
seize hommes de mon groupe, nous étions logés dans deux autres pièces.
L'état-major du bataillon logeait au rez-de-chaussée de la maison d'habitation
et, dans un bâtiment annexe, se trouvait une compagnie de sapeurs,
comme on appelait les soldats sans armes qui avaient pour mission de
construire, derrière le front, des positions de réserve. Dans un petit enclos à
proximité, il y avait des installations sanitaires, dont trois baignoires, où les
soldats qui revenaient des tranchées pouvaient se laver. A qui le réclamait,
un coiffeur venait couper les cheveux et faire la barbe gratuitement. On ne
pouvait vraiment pas se plaindre.
Le troisième jour, à la tombée de la nuit, il fallut partir vers le front. Notre
chemin nous mena pendant près d'une heure à travers une forêt triste. Puis
il fallut attendre plus loin, en bordure du bois, dans un léger creux de
terrain. C'est là que j'entendis de nouveau siffler les premières balles.
«Alors, Max, comment te plaît cette musique ?» fis-je à mon ami Max Rudat
qui n'avait encore jamais été au feu. Il répondit: «A dire vrai, Nickel, je
trouve la chose un peu inquiétante. »
Après que nous eûmes attendu près d'une demi-heure, quelques hommes
arrivèrent du front à travers la neige sous la conduite d'un sous-officier. Il
nous fallut transporter vers l'avant de lourdes plaques d'acier de deux
mètres de long et d'un mètre de large. C'était un supplice que de hausser ces
plaques sur ses épaules. Comme nous étions serrés les uns sur les autres,
nous ne pouvions faire que de petits pas. On dut rejoindre les tranchées en
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marchant à découvert. La neige nous arrivait presque aux genoux. Quand
les Russes envoyaient des fusées, nous devions faire halte pour être moins
visibles. On déposa les plaques juste derrière la tranchée. Nous en avions
traîné huit vers l'avant. En transportant les dernières, les Russes nous
aperçurent et des balles se mirent à siffler tout autour de nous. Alors je
criai: «Attention, jetez tout l . La plaque tomba à terre tandis qu'on se
projetait à gauche et à droite. Puis nous avons relevé la plaque pour nous
abriter derrière elle. Et vlan, une balle de fusil s'écrasa dessus. Quel bruit!
Mais au bout d'un moment les coups de feu cessèrent et on put terminer de
la transporter. On s'en retourna à vive allure à Neugrünwald. Nous avions
les pieds glacés et mouillés et une grande envie de café chaud.
Le lendemain, en première ligne, un homme fut atteint au bras. Un
infirmier nous l'amena à Neugrünwald. Je dus faire mon barda pour le
remplacer au front. On se mit en route avec l'infirmier, en direction de la
forêt, le long de la tranchée. Je fus étonné de voir cette position de jour; je
n'avais jamais vu une installation pareille. La tranchée était recouverte des
deux côtés par de grosses branches de sapin. Par terre, il y avait comme des
grilles, faites de lattes de toitures, si bien que les bottes restaient propres.
Chaque fantassin avait son créneau. Sur la paroi avant de la tranchée
étaient accrochées de petites armoires pour les munitions et les grenades.
La tranchée paraissait déserte. Seuls les hommes de faction étaient debout
à leurs postes, protégés, et observaient les positions russes avec le périscope
de tranchée. Les autres soldats se tenaient dans des abris chauffés qui
étaient construits de biais, en arrière. «Votre équipe se trouve là, me dit
l'infirmier. Vous avez un bon sous-officier.»
J'entrai dans l'abri. Il était tout embrumé par un épais nuage de tabac.
Quatre hommes jouaient aux cartes et un autre était en train d'écrire. Il y
avait un petit poêle dans l'abri qui, à force de chauffer, en était presque
incandescent. Contre le mur du fond, trois lits de fer superposés. Ma
première idée fut de me dire que la vie devait être supportable ici. Je me mis
au garde-à-vous et me présentai au sous-officier. «Arrêtez votre comédie,
me dit-il, ici, chez moi, il n'y a pas de garde-à-vous. On fait simplement ce
qu'on a à faire. Pour le reste, on est tous camarades. » Il continua: «Comment
t'appelles-tu?» Je répondis: «Richert.. «Je veux dire ton prénom»,
dit-il. Et je me nommais par mon prénom: «Dominique.. «Comment?
quoi ? – s'écrièrent-ils tous avant de se mettre à rire comme des fous à cause
de ce prénom. «Ma foi, dit le sous-officier, je n'ai jamais entendu un prénom
pareil.: «Alors, si vous voulez, appelez-moi Nickel comme chez moi », dis-je
en riant. Mais Nickel ne leur plaisait guère mieux. «Bon, dit le sous-officier,
nous t'appellerons tout simplement Nicki.. Maintenant, j'étais devenu
Nicki. «Nicki, veux-tu manger quelque chose ?» continua le chef. « Qu'est-ce
que vous avez à manger ?» «Prends ce que tu veux sur l'étagère.»
Je levai la tête et quel fut mon étonnement de voir là-haut plusieurs
poires, du fromage, de l'ersatz de graisse, du saucisson, du beurre, de la
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marmelade, deux boîtes de cigares et des cigarettes. Incroyable, cela ne
m'était jamais arrivé depuis que j'étais soldat!
Je fus de garde l'après-midi. Je me mis à examiner le terrain devant moi
au périscope. Tout près du poste de mitrailleuse, une tranchée menait vers
le trou du poste d'écoute installé dans les barbelés. Deux larges barrages de
barbelés défendaient la position contre une attaque; devant la ligne russe,
éloignée de deux cent cinquante mètres, il y avait également deux réseaux
de barbelés. Là-bas, en plusieurs endroits, je voyais s'élever de la fumée.
Tout était calme, mais de temps en temps on entendait à proximité ou au
loin le grondement d'une pièce d'artillerie et le fracas des obus qui éclataient.
De temps en temps aussi, un coup de fusil.
Chaque nuit, deux hommes montaient la garde. Quatre heures dans
l'abri, deux heures dehors. Monter la garde de nuit était très ennuyeux. Le
froid était tellement vif qu'il fallait remuer sans cesse et piétiner sur place
pour ne pas geler. Le lendemain, je fus de corvée de soupe. La roulante
arrivait dans un creux à la lisière de la forêt. Je tombai sur mon ami Max
Rudat qui arrivait avec armes et bagages. Il était affecté à une mitrailleuse
en remplacement d'un permissionnaire. Le troisième jour, je fus de garde de
midi à deux heures de l'après-midi. Pour passer le temps, je pensais au pays
et à toutes sortes de choses. Tout était calme. Aucun coup de feu. Soudain,
il y eut une explosion d'une violence inouïe. Le sol en trembla et je faillis
tomber par terre; je vis à cinq cents mètres de moi, à gauche de la position
allemande, s'élever dans les airs un nuage de cent mètres de haut tandis
qu'une masse de mottes de terre volait en l'air. Les Russes avaient utilisé
une mine souterraine pour faire sauter la position allemande.
Au même moment, les balles se mirent à siffler. Juste devant moi, quatre
obus russes de gros calibre explosèrent avec fracas, ouvrant de larges
brèches dans les barbelés. Puis, il y eut un feu d'artillerie à vous crever le
tympan et à vous en faire voir de toutes les couleurs. L'infanterie russe se
lança à l'assaut et occupa l'immense entonnoir creusé par l'explosion. Mais
les Allemands passèrent très vite à la contre-attaque et une partie des
Russes se mit à fuir, les autres étant faits prisonniers. Le feu de l'artillerie
russe continuait. Les obus éclataient avec fracas devant nous, parfois
derrière nous, parfois aussi dans la tranchée. Au premier coup de canon, le
sous-officier était immédiatement sorti de l'abri avec ses hommes, car il
craignait une attaque. Nous étions tous aplatis sur le sol de la tranchée,
pour ne pas être atteints par les éclats et les mottes de terre. Seul le sous-officier
regardait de temps en temps ce qui se passait du côté des Russes. A
ce moment, un éclat d'obus, grand comme le doigt, l'atteignit au haut de
l'oreille, sur le bord de sa coiffure, si bien qu'il chancela et tomba étourdi. Il
n'avait pas de blessure, on ne voyait qu'une bosse. Je lui mis rapidement une
poignée de neige sur le front et il se ressaisit aussitôt. Mais il ne réalisait pas
vraiment ce qui lui était arrivé. Au bout de trois minutes, il s'était complètement
rétabli.
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Tout à côté de nous, il y avait un abri, occupé par huit fantassins. Une
courte tranchée conduisait à la porte d'entrée, à côté de laquelle il Y'avait
une petite fenêtre. Un des premiers obus tomba tout près de la porte, si bien
que la tranchée en fut obstruée, empêchant les fantassins de sortir. Ils
arrachèrent de l'intérieur la petite fenêtre et l'un après l'autre se mirent à
ramper vers l'extérieur pour prendre leur poste dans la tranchée. Comme le
dernier d'entre eux allait se faufiler à travers l'ouverture du fenestron, un
obus s'abattit sur l'abri qui s'effondra. Le fantassin avait le haut du corps et
les mains qui sortaient par la fenêtre, tandis que ses jambes pendaient à
l'intérieur de l'abri; il était coincé et ne pouvait se dégager ni vers l'avant ni
vers l'arrière. Mort de peur, il criait au secours. Deux de ses camarades
essayaient de le tirer de là, mais sans succès. Des obus qui tombaient à
proximité obligèrent les deux soldats à rechercher ailleurs une place plus
sûre. Le pauvre dut rester là, tout seul, cherchant par tous les moyens, avec
les mains et les bras, à se protéger contre les monceaux de terre qui
voltigeaient autour de lui. Enfin, au bout d'une demi-heure, le tir d'artillerie
prit fin; on put s'occuper du malheureux; comme il était impossible de le
dégager autrement, on dut scier le morceau de sapin qui se trouvait sous lui
pour le libérer. On descendit alors le soldat à moitié mort de peur et on
découvrit qu'il n'avait pas la moindre égratignure.
Sur ce,je demandai au sous-officier la permission de rejoindre Max Rudat
pour savoir s'il lui était arrivé quelque chose. A certains endroits la tranchée
était détruite au ras du sol, si bien que je dus parfois ramper pour ne pas être
repéré par les Russes. Plusieurs soldats étaient ensevelis sous les décombres
et on était en train de les dégager. Je vis aussi dans la tranchée trois soldats
morts. Plusieurs autres légèrement blessés s'étaient déjà dégagés eux mêmes
des décombres. Trois sous-officiers qui jouaient aux cartes avaient été
entièrement déchiquetés par un obus qui avait traversé le plafond de l'abri et
y avait explosé. Max Rudat était de faction à côté d'une mitrailleuse et faisait
une mine bizarre. L'effroi ne l'avait pas encore quitté. Je lui demandai: «Eh
bien, Max, comment ça t'a plu, cette fois ?» «Ne demande pas, Nickel, fit-il,
j'étais couché à plat ventre dans la tranchée et, de peur, j'ai failli faire dans
mon pantalon.» Il me montra tout près de lui plusieurs trous d'obus tout
frais. Nous étions heureux de nous en être tirés sains et saufs. Je dus prendre
congé de mon ami et m'en retournai à ma mitrailleuse.
Plusieurs semaines s'écoulèrent sans incident. Chaque jour passait dans
la même monotonie: être de faction, chercher du bois ou la pitance, nettoyer
la mitrailleuse. Une nuit, j'étais de garde et je m'entretenais avec l'officier
par intérim qui contrôlait le secteur. La pleine lune illuminait la région
comme en plein jour. Pour me réchauffer, je me balançais d'un pied sur
l'autre. Soudain, en face, une détonation claqua. La balle frôla mon casque
du côté droit à la hauteur du front et en arracha la peinture grise. J'en fus
passablement effrayé' et l'officier aussi. Comme la paroi arrière de la
tranchée était en biais et couverte de neige, un Russe avait sans doute
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remarqué le mouvement de ma tête et avait voulu m'expédier dans l'au-delà.
Je me montrai dorénavant beaucoup plus prudent.
Peu à peu la neige fondit et le printemps fit son apparition. La vie de
tranchée devint plus agréable. En montant la garde de jour, on pouvait
prendre le soleil.
Un jour, l'ordre vint d'effectuer un coup de main, de faire irruption dans
les tranchées russes pour savoir quel régiment nous faisait face. Acet effet,
plusieurs récipients semblables à des seaux d'eau furent installés dans
notre tranchée et leur contenu allumé, tandis que le vent soufflait en
direction des Russes. D'épais nuages de fumée se développèrent, que le vent
poussa vers l'autre côté. Une vingtaine de fantassins se mirent à courir, au
milieu des nuages de fumée. Ils se frayèrent un chemin à travers les
barbelés avec des cisailles et pénétrèrent dans les positions ennemies.
Etendus, nous écoutions ce qui se passait de l'autre côté. Pas un coup de feu.
Les Russes, qui sans doute avaient pris les nuages de fumée pour des nuages
de gaz, avaient évacué la tranchée à cet endroit. De ce fait, tous les
fantassins revinrent sains et saufs. Ils rapportèrent un fusil et plusieurs
boucliers en acier. Un homme avait trouvé dans un abri un portefeuille avec
un livret militaire qui faisait mention du numéro du régiment russe et de sa
division.
Un jour de mai, l'artillerie russe se mit à matraquer sans répit le même
endroit de notre réseau de barbelés pour y ouvrir une large brèche. Nous
étions persuadés que les Russes allaient passer à l'attaque et nous avons
pris nos dispositions. Trois mitrailleuses furent installées derrière la brèche,
dans notre tranchée. D'importants renforts d'infanterie prirent position
à cet endroit. De temps en temps, on tirait une fusée éclairante qui
couvrait d'un reflet vacillant de lumière le terrain situé entre les positions.
Tout à coup, on entendit: « Ils arrivent l Le feu des mitrailleuses et de
l'infanterie se mit à crépiter. Alertée par téléphone, l'artillerie, dont les
servants se terraient déjà près de leurs pièces, prêts à intervenir, établit un
tir de barrage entre les positions.
Avec la meilleure volonté du monde, je n'arrivais pas à voir le moindre
Russe, malgré les fusées qui éclairaient tout comme en plein jour. Ils s'étaient
en effet jetés dans les hautes herbes dès que l'échange de coups de feu avait
commencé. Tout à coup, on en vit quelques-uns bondir et disparaître dans
leur tranchée. Quelques jours plus tard, je pus lire dans le journal: « Au sud
d'Illuxt, une vigoureuse attaque de nuit effectuée par les Russes a été
repoussée avec de lourdes pertes pour l'ennemi.. A vrai dire, l'affaire n'avait
pas été aussi importante. Mais chaque menu fait devait être claironné comme
une grande victoire, pour maintenir au beau fixe le moral guerrier du peuple.
Au mois de mai, notre groupe de mitrailleurs fut déplacé de quelques
centaines de mètres à droite. Là, le front passait par une magnifique forêt de
sapins et de bouleaux. On trouva à se caser dans un abri en plus mauvais
état que le précédent. Par temps de pluie, il nous fallait évacuer l'eau avec
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des seaux. Vers le matin, il y avait tellement d'eau dans l'abri qu'elle arrivait
presque au niveau des sommiers. Vivre là était très malsain. Par les tièdes
nuits de mai, je dormais souvent dehors, par terre dans la forêt, où j'avais
amassé un tas de feuilles mortes.
Pour améliorer notre habitat, nous avons décidé de construire un nouvel
abri. On commença par creuser un trou carré de la dimension d'une petite
chambre, puis on se mit à abattre des sapins solides et à scier des poutres et
de bonnes poutrelles. Ce travail n'était pas une tâche facile, mais comme
nous étions tous solidaires on en eut rapidement terminé.
Le toit de l'abri était fait de six couches de troncs de sapin disposés en
quinconce. Les interstices étaient remplis de terre. Naturellement, nous ne
pouvions travailler à la couverture que la nuit. C'était souvent dangereux, car
les sentinelles russes tiraient dans le noir par pur ennui et de ce fait on était
parfois un peu en danger quand on travaillait là-haut sans protection. Puis on
passa à l'aménagement intérieur. D'un côté, on installa trois lits superposés.
L'un d'entre nous était maçon dans le civil et construisit unjoli fourneau avec
des briques. On fabriqua une table avec des planches et, derrière la table, on
installa une sorte de sofa, rembourré d'herbes sèches et recouvert de toile de
sacs neufs et décousus. Commej'avais quelque talent en dessin et en peinture,
je fis plusieurs dessins que j'encadrai ensuite avec une épaisse écorce de
bouleau avant de les fixer au mur. On tapissa les murs avec l'écorce des sapins
abattus que nous avions soigneusement écorcés. Devant la petite fenêtre, un
camarade,jardinier de métier, avait planté un petit carré de fleurs forestières
en forme d'étoile, un autre, sculpteur sur bois, confectionna une mitrailleuse
de bois d'un mètre et demi de haut. Elle fut érigée au milieu du parterre de
fleurs, sur un soclede pierre. Quand tout fut achevé, nous étions tout heureux
de notre travail, y compris notre chef de compagnie, le lieutenant Matthes,
qui était un chef bon et compréhensif et qui nous félicita.
Notre mitrailleuse était installée dans un abri de béton muni de meurtrières,
prête à tirer. De jour, un homme, de nuit, deux hommes, devaient
toujours y être de faction. Il n'y avait pas grand danger ici. Certes, quelques
obus et shrapnels ainsi que de petites mines nous tombaient dessus tous les
jours, mais nous avions rarement des victimes. Nous souhaitions tous
pouvoir attendre ici la fin de la guerre. Le ravitaillement n'était plus aussi
bon qu'à notre arrivée, mais c'était supportable.
Un jour, on installa derrière notre abri plusieurs mortiers de tranchée; je
n'en avais jamais vu de si grands. Les mines pesaient deux quintaux. Ces
mortiers devaient, de concert avec l'artillerie, préparer l'assaut de la position
russe. Denotre abri, nous devions nous-mêmes, à tour de rôle, effectuer un tir
de barrage en direction des Russes avec deux mitrailleuses, pour empêcher
leurs réserves de monter en renfort. En l'espace de vingt minutes, on tira des
milliers de coups de feu. Les poteaux du réseau de barbelés furent totalement
déchiquetés par les balles et presque tous les barbelés déchirés. Plusieurs
jeunes bouleaux gisaient à terre. Ils étaient comme sciés net par les balles
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Les explosions de mortiers étaient terribles. Du fait de l'énorme déplacement
d'air, les sapins et bouleaux se courbaient et oscillaient comme des pendules.
Une demi-compagnie de notre infanterie passa à l'attaque. Au bout d'un
quart d'heure tous revinrent sains et saufs avec huit Russes qui avaient été
trouvés dans un abri, tremblants de peur. Ils avaient été faits prisonniers
sans offrir de résistance. Les prisonniers étaient visiblement heureux de se
savoir désormais en sécurité. Mais déjà l'artillerie russe commençait à
prendre notre position sous un feu sévère de shrapnels et d'obus.
Je me tenais derrière l'abri en béton avec deux camarades et notre
lieutenant lorsqu'un obus de moyen calibre frappa notre abri juste audessus
de nos têtes, éclata et projeta la charge dans toutes les directions.
Nous étions tous indemnes bien qu'ayant tous été soufflés à terre. Seul un
adjudant d'infanterie qui longeait la tranchée fut atteint au ventre par un
éclat d'obus et mourut à l'hôpital à la suite de cette grave blessure. Notre
lieutenant, chef de section, eut un bras arraché par un éclat de mortier. Un
bon ami à moi, natif de Memel, nommé Masur, qui était ordonnance du
lieutenant, fut blessé si gravement qu'il décéda au bout de quelques minutes.
Il fut inhumé au cimetière du régiment aménagé avec soin dans la forêt,
derrière le front. Au courant du mois dejuin, notre équipe de mitrailleurs fut
enfin relevée et nous sommes retournés à Neugrünwald. Comme c'était bon
de pouvoir de nouveau se mouvoir librement, sans être forcé de vivre
constamment dans les tranchées et les abris, comme des taupes. On nous
rendit le service aussi léger que possible. Une heure d'exercice, une heure de
théorie et de nettoyage de la mitrailleuse: c'était tout. On tuait le temps en
faisant de la lutte ou de la barre fixe. Ou encore à fainéanter et à chasser les
poux, car ces bestioles s'étaient de nouveau inscrustées.
Un jour. je fus promu brigadier. Le lendemain.je dus me rendre à Jelowka
et me présenter au commandant du régiment. Là, je reçus la croix de guerre
de deuxième classe, avec d'autres soldats et sous-officiers. Le colonel prononça
à notre intention une allocution particulièrement belliqueuse, pour
que nous nous montrions fiers de cette décoration. Tout cela me laissait de
glace; j'aurais volontiers bazardé cette camelote pour rentrer chez moi.
Lorsque je fus de retour à la compagnie, je fus félicité par mon chef et mes
camarades et l'on me serra la main si souvent qu'elle commença à me faire
mal.
Après huit jours à Neugrünwald, on repartit en première ligne. On nous
affecta à une mitrailleuse qui se trouvait directement sur la voie de chemin
de fer Jelowka-Dünaburg, dans la forêt. Nous longions la voie, c'était le
chemin le plus court pour arriver à la position. A un moment, nous sommes
passés devant de nombreuses tombes de soldats russes tombés pendant la
guerre de mouvement, fin 1915. Les tombes russes étaient reconnaissables
aux casquettes fourrées qui pendaient aux croix vermoulues. A un endroit
dégagé, près de la voie de chemin de fer, il y avait également plusieurs
tombes de chasseurs allemands identifiables aux shakos pendant aux croix
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Plus loin, une tranchée nous mena en première ligne. Là, nous avons relevé
un groupe qui partait au repos pour huit jours à Neugrünwald. L'abri
d'habitation n'était pas mauvais non plus, mais largement moins confortable
et solide que celui que nous avions bâti. Ici, la position était plus
dangereuse que dans notre dernier poste. Comme la forêt était déboisée sur
une largeur de cent mètres le long de la voie ferrée et que nous étions
installés dans cette zone dégagée, les Russes pouvaient observer notre
position et régler leur tir avec précision. Chaque jour, quelque vingt obus de
calibre 12, capables d'exercer déjà une belle pression, arrivaient en trombe.
Dès que les premiers tombaient, nous courrions dans l'abri de béton.
Un jour, je lisais tranquillement, mes camarades jouaient aux cartes,
lorsqu'un obus de 12 tomba soudain sur l'abri. Avant d'exploser, il pénétra
jusqu'à la dernière couche de madriers de sapin. La pression déplaça
légèrement plusieurs troncs en les écartant les uns des autres, si bien que
des tombereaux de terre s'effondrèrent sur nous. Nous nous sommes jetés à
terre puis, à toutes jambes, nous sommes précipités vers notre abri en béton
jusqu'à ce que les coups cessent.
Le soir venu, lorsqu'il commença à faire nuit, nous avons comblé le trou
d'obus sur notre abri. Nous y avons jeté les morceaux de bois déchiquetés
projetés en dehors et avons rempli le reste avec de la terre. Puis, nous avons
cherché des branches de sapins pour couvrir le tout. En faisant ce travail, un
des hommes, un type sympathique, horloger de métier, fut atteint au cou et
tomba. Je pus encore le voir lever une main et me fixer avec des yeux
hagards, comme pour me supplier de lui porter secours. Mais immédiatement
sa tête tomba en arrière: il était mort. On fut tous effrayés par la mort
subite et inattendue de notre camarade. La nuit même, nous avons transporté
sa dépouille sur un brancard, au cimetière du régiment où il fut
enterré le lendemain.
Quelques jours plus tard, un obus de 12 tomba de nouveau sur un coin de
notre abri et le balaya totalement. Une fois de plus, personne ne fut blessé
car, dès les premiers coups, on s'était retranchés vers l'abri bétonné. Nous
avons reçu l'ordre de construire dans la tranchée avancée, à côté des rails,
un grand abri en béton, pouvant recevoir jusqu'à deux cents hommes. C'était
plus facile à dire qu'à faire. Nous devions participer à ces travaux comme les
fantassins. D'abord, il nous fallut creuser un trou de trois mètres de
profondeur, quatre de large et quarante de long. Nous devions transporter
la terre dans des sacs à deux cents mètres de là, et les vider dans la forêt. Un
sacré boulot! Il fallut traîner des milliers et des milliers de sacs. Lorsque le
trou fut creusé, on commença à bétonner. Sur une petite voie ferrée de
campagne, on transporta du gravier et du ciment jusqu'à trois cents mètres
de la première ligne. Au point de déchargement, les matériaux étaient
mélangés et amenés dans des sacs vers l'avant, par la tranchée. Chaque
homme devait faire chaque jour une quarantaine de trajets. On ne pouvait
remplir le sac qu'à moitié, tout au plus. Pour construire la couverture, on
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dévissa les rails de chemin de fer, qu'on disposa sur deux rangées superposées
et croisées, couvertes ensuite d'un mètre de béton. L'abri était enfin
terminé. Pour faire entrer la lumière et l'air, il y avait plusieurs meurtrières
étroites, aménagées dans le mur.
Ainsi s'acheva l'été 1916, lentement, sans autre incident notoire. Des
gardes de jour et de nuit, le ravitaillement, la corvée de bois, des menus
travaux, c'était à peu près tout. Notre menu quotidien se composait d'une
demi-livre de pain matin et soir, de mauvais café noir, souvent sans sucre,
d'un peu de beurre ou de fromage, parfois d'un peu de saucisson, d'ersatz de
graisse, le plus souvent de marmelade et également d'une sorte de graisse
grise que nous appelions aussi «graisse Hindenburg» ou «graisse de singe».
A midi, nous recevions un litre de soupe par tête. Tout était soupe: les
nouilles, la choucroute, le riz, les haricots, les petits pois, l'orge, les légumes
secs – que les soldats appelaient «barbelés» – les flocons d'avoine, les
pommes de terre, etc. Parfois, nous avions droit à de la morue salée et fraîche.
Cette pitance était tout à fait immangeable et sentait le cadavre exposé
quelques jours au soleil. Les jours sans viande, notre ordinaire se composait
de soupe aux nouilles garnie de raisins secs. Jamais la moindre trace d'un
petit morceau de viande rôtie, de salade ou de quelque chose de semblable.
Au mois d'octobre 1916, nous avons été relevés par un régiment venant du
front de l'ouest. On s'ébranla vers Jelowka. En route, il était question qu'on
nous transfère vers tous les fronts possibles et imaginables. Mais à Jelowka,
on fut dirigés vers le sud où on releva un régiment à vingt kilomètres de
notre ancienne position. La ligne du front serpentait à travers un terrain nu
et valonné. En passant par une longue tranchée, qui longeait un vallon, nous
sommes arrivés en première ligne. Devant nous, à quatre cents mètres de
distance environ, se trouvait le domaine de Schiskowo détruit par la guerre;
la ligne du front russe passait par là. Notre position, ainsi que celle des
Russes, était protégée par trois larges réseaux de barbelés. C'est là que
notre compagnie de mitrailleurs, qui dépendait du régiment, fut incorporée
dans trois compagnies; chacune fut affectée à un bataillon.
Je faisais partie de la 2e compagnie de mitrailleurs et devins chef de pièce,
c'est-à-dire que, bien que simple caporal,je faisais fonction de sous-officier.
J'avais une bonne équipe, rien que dejeunes garçons rapides. Parmi eux un
Bas-Rhinois : Emile, d'Erstein. Ces jeunes avaient tous bon appétit et il n'y
avait jamais assez de pain pour eux. Un jeune de vingt ans, Seedorf, de
Hambourg, nous amusait bien. Tous les deux jours, chacun recevait trois
livres de pain. Seedorf marquait son pain pour y faire des parts. La première
marque devait suffire jusqu'au soir, la deuxième jusqu'au lendemain matin,
la troisième jusqu'au lendemain soir. Mais dès le premier soir, il avait déjà
atteint la marque du lendemain matin. Et d'habitude, il ne lui restait plus
rien dès le petit déjeuner. Malgré un ravitaillement serré, il n'y eut jamais
le moindre petit vol entre nous, alors même que le pain était là, offert, sur
une planche de bois de notre abri
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Ma première permission, fin octobre 1916
Mon tour vint de partir en permission. J'aurais été heureux de rentrer
chez moi, comme tous mes autres camarades. Une famille alsacienne de
Durlingsdorf, nommée Mattler, alors réfugiée à Eberbach dans la vallée du
Neckar, m'avait invité par lettre à venir chez eux, sije ne savais pas où aller.
Longtemps, je ne sus trop que répondre. Finalement, je me décidai à partir,
car j'étais trop heureux de ne plus sentir, pour un temps, lejoug militaire. La
perspective d'un long voyage me réjouissait également. J'emportai donc
mon livret de permission et me munis d'un peu de ravitaillement, pris congé
de mes camarades et me mis gaiement en route.
Derrière la ligne de front, dans la forêt, je rencontrai deux fantassins qui
partaient également en permission. Nous avons marché ensemble vers la
gare de Jelowka. J'étais envahi par un extraordinaire sentiment de liberté
et de sécurité à mesure que nous nous éloignions du front. Enfin, après un
long trajet, nous avons atteint la ville frontière allemande, près de Eydtkuhnen,
où tout le monde dut descendre et se faire épouiller. On continua
ensuite notre route en passant par Insterburg, en direction de Koenigsberg.
Là, je pris le rapide de Berlin, bondé de permissionnaires. On passa par
Braunsberg, Elbing. Près de Dirschau, on traversa la Vistule sur le plus
grand pont que j'aie jamais vu. Et puis, on continua par Kreuz, Schneidermühl.
Nous roulions, sur de grandes distances, à travers des contrées
miséreuses. Du sable et encore du sable, parfois de petits taillis rabougris,
rarement un village ou une ferme. A hauteur de Lemberg et de la forteresse
de Küstein, la région devint plus belle et plus fertile.
A la tombée de la nuit, le train arriva à Berlin, en gare de Silésie. Avec
plusieurs camarades avec lesquels j'avais lié connaissance durant le trajet,
je partis à la découverte de la ville. Nous sommes rentrés dans plusieurs
restaurants pour boire une bière et nous sommes fait servir à dîner, en
payant cher. On passa ensuite la nuit dans la salle d'attente de la gare, où
on dormit assis, la tête appuyée sur la table. Tôt dans la matinée, on prit un
café chaud dans une auberge, pour nous diriger ensuite vers la gare
d'Anhalt. Il nous fallut demander souvent notre chemin. Je pris congé de
mes camarades qui allaient de l'autre côté de la Rhénanie
Je pris l'express en direction du sud-ouest via Luckenwalde, Wittenberg,
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