pas d'autre solution que de rejoindre notre tranchée aussi vite que possible.
Le terrain séparant les deux tranchées était jonché de morts et de blessés
que personne ne pouvait secourir. Zanger et moi sommes sortis à nouveau
indemnes de cet enfer.
Les jours suivants, on resta tranquillement face à face. Le bruit circula
que la tranchée anglaise était occupée par des Noirs hindous. Et effectivement,
on voyait çà et là un turban, leur coiffure traditionnelle. Comme on se
méfiait d'eux, la moitié des nôtres étaient de garde la nuit. Alors qu'il faisait
nuit noire, un hindou sauta dans notre tranchée et leva les mains en l'air.
Personne ne l'avait entendu venir. Il nous indiquait sans cesse la direction
des Anglais en nous mimant de sa main le geste de trancher la gorge. On alla
chercher un engagé qui comprenait l'anglais et l'hindou nous dit que lui et
ses camarades détestaient les Anglais et que tous voulaient nous rejoindre
pour les combattre. On le crut et nous le laissâmes repartir «chercher ses
camarades », Nous sommes restés à guetter le moindre bruit dans la nuit,
nous demandant s'ils allaient vraiment revenir. Mais lorsqu'on entendit un
éclat de rire retentissant, on comprit qu'il nous avait bel et bien possédés …
Le lendemain, notre artillerie voulut bombarder la tranchée ennemie, mais
son tir était trop court. Le premier obus éclata en plein dans nos lignes. Trois
soldats furent déchiquetés et leurs morceaux projetés très haut en l'air.
Voyant cela, les hindous rirent et braillèrent de joie. Le deuxième obus
explosa quelques mètres derrière la tranchée. On nous dit alors: «La croix
de fer à celui qui se porte volontaire pour retourner au village informer la
batterie que ses tirs sont trop courts . Il n'y eut qu'un seul volontaire, le 1re
classe Himmelhahn. Il se mit à ramper dans un canal de drainage qui n'était
cependant pas assez profond pour l'abriter. A peine avait-il parcouru cinquante
mètres que les hindous le découvrirent. Plusieurs coups de feu
claquèrent. On vit des jets de boue s'élever à côté de lui. Il resta couché là,
sans bouger. Lorsque le soir venu on le traîna à nouveau dans la tranchée,
on constata à la lueur des lampes de poche que deux balles l'avaient
transpercé. On l'ensevelit dans un trou d'obus, derrière notre tranchée.
Six fusils manquèrent un beau matin, après une nuit pluvieuse. Les
hindous s'étaient glissés jusqu'aux meurtrières, avaient subtilisé les armes
qui s'y trouvaient et pris la fuite sans que les guetteurs ne remarquent quoi
que ce soit.
On resta environ quinze jours dans ces tranchées sans être relevés.
Comme il pleuvait souvent, elles furent remplies de boue et de saleté, à tel
point que l'on restait souvent collé au sol. Nulle part un petit endroit sec, où
l'on aurait pu s'allonger ou s'asseoir! Quant à nos pieds, on n'arrivait jamais
à les réchauffer. Beaucoup de soldats souffraient de rhumes, de toux,
d'enrouement. Les nuits étaient interminables. Bref, c'était une vie désespérante.
Et chaque jour les shrapnels causaient des pertes. Chercher la
nourriture de nuit était particulièrement dangereux, car l'endroit était tout
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plat et les guetteurs anglais arrosaient de temps en temps le terrain situé
derrière notre tranchée.
Il fut enfin question de relève. Effectivement, le 122"régiment d'infanterie
prit possession de la tranchée la nuit suivante. Nous nous mîmes alors en
route vers l'arrière. Ce fut pour nous un beau sentiment de liberté que de
sortir de la portée des fusils adverses. On fit une halte, on chercha notre
nourriture à la cuisine roulante et, au lever du jour, on continua la marche
vers l'arrière. '
Beaucoup de cadavres anglais, tombés trois semaines plus tôt, se trouvaient
encore sur le champ de bataille de Violaines. On vit plusieurs
corbeaux installés sur eux, en train de prendre leur repas. Les tués allemands
avaient, eux, tous été enterrés. On fut cantonnés dans la petite ville
de La Bassée. L'état de désolation de la ville était indescriptible. On ne
voyait aucun habitant. Tout était sens dessus-dessous, dans chaque maison
et dans chaque pièce. Des habits, des chapeaux, des photographies, tout
était entassé, pêle-mêle. La plus grande partie des meubles avait été mise en
pièces .pour servir de combustible. On vit aussi de grandes quantités de
livres et de brochures immorales traîner par terre. Je voulus me chercher,
chez un chapelier, une casquette avec des oreillettes, pour me protéger un
peu du froid dans la tranchée. Dans le magasin, c'était le même tableau: il
y avait, sur le sol, une épaisseur d'un demi-mètre de casquettes, de chapeaux,
de canotiers, de hauts-de-forme; et les soldats marchaient dessus
avec leurs bottes sales. La maison voisine était un commerce de verres et de
porcelaine. Tout le stock brisé recouvrait le sol et je fus incapable de voir
quelque chose d'intact, hormis quelques petits verres à vermouth dans un
coin. Dans un magasin de tissus, les soldats s'attaquèrent aux rouleaux
d'étoffe pour se faire des bandes molletières.
On couchait à huit dans une chambre, près de l'église. On fut réveillés
dans la nuit par un fracas terrible. La maison vibra comme lors d'un
tremblement de terre. Mais le silence revint et on se rendormit. On comprit
le lendemain matin la raison du vacarme: le clocher de l'église, qui avait
essuyé auparavant quelques coups d'artillerie, s'était effondré.
On resta trois jours à La Bassée, occupant notre temps à faire sécher nos
habits, essayant de les rendre à peu près propres. Puis on retourna vers les
tranchées. On se retrouva environ un kilomètre plus au nord. Les villages de
Festubert et de Givenchi se trouvaient devant nous. Des hindous nous
étaient à nouveau opposés, à environ quatre-vingts mètres. On eut bientôt
quelques morts et blessés, tous touchés à travers les meurtrières. De l'autre
côté, il y avait sûrement un hindou qui restait constamment en joue, tirant
à chacun de nos mouvements. Zanger et moi, on se donna toutes les peines
du monde pour débusquer ce gaillard. Mais on n'arriva pas à le localiser.
Puis un soir, il neigea. Et à travers les meurtrières anglaises, on put voir
la neige sur le mur du fond de la tranchée. Dès qu'un hindou nous observait
depuis la meurtrière, la tache blanche disparaissait. Et ainsi on repéra
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l'emplacement du tireur. Je plaçai mon fusil dans la meurtrière, visai, mais
ratai mon coup, car je vis la neige gicler juste à côté de la meurtrière
anglaise. L'hindou disparut derrière son trou. On revit la tache blanche. Ce
fut Zanger qui se mit alors à l'affût. La tache blanche disparut bientôt; ainsi
l'hindou guettait à nouveau. Zanger tira et l'hindou disparut subitement. Il
avait été touché. On fut dès lors un peu plus tranquilles.
On reçut l'ordre d'attaquer la tranchée ennemie. Nos pionniers firent des
sappes ou tranchées en zigzag, jusqu'à proximité immédiate des positions
hindoues. Une nuit, je fus chargé, avec huit autres hommes, de couvrir les
pionniers qui travaillaient devant. On se tenait à six mètres en retrait, prêts
à tirer et les sens aux aguets. On ne voyait rien, on n'entendait rien. Soudain
deux cris terribles éclatèrent dans la nuit; ils avaient été poussés par nos
sapeurs. Nous avons ouvert le feu dans la nuit, en nous précipitant vers les
deux hommes. Ils gisaient dans la sappe ; l'un était mort, l'autre grièvement
blessé. Tous deux avaient été poignardés par des hindous venus doucement,
en rampant.
Le 21 novembre, on prit la tranchée hindoue d'assaut. On lança des
grenades à main depuis les chemins de sappe dans la tranchée adverse:
c'était la première fois que j'en vis utiliser. Puis on sauta de l'autre côté et on
repoussa les hindous. Dans une tranchée en cul-de-sac menant aux latrines,
on put capturer plus de soixante de ces lascars à la peau brune. Un de nos
jeunes lieutenants, arrivé au front depuis quelques jours seulement, grimpa
hors de la tranchée et cria aux hindous: « Hands up !» ce qui signifie « haut
les mains », Quelques coups de feu claquèrent et le lieutenant s'effondra la
tête la première dans la tranchée. Ma compagnie, qui avait été renforcée et
se composait alors de deux cent quarante hommes, ne perdit que trois
soldats et le lieutenant. Il y avait plusieurs hindous morts dans la tranchée;
les plus vieux portaient les cheveux longs, tandis que les plus jeunes étaient
tondus à ras. Ils étaient tous habillés de neuf et visiblement installés là
depuis très peu de temps. Leurs vivres, auxquels je n'arrivais pas à donner
de nom, étaient entreposés dans la tranchée. De même, beaucoup de
couvertures en laine toutes neuves traînaient çà et là. On démonta les
meurtrières anglaises, les remettant en place de l'autre côté de la tranchée,
face aux hindous qui s'étaient réfugiés environ deux cents mètres plus loin.
Dès que l'on voyait un turban, on se mettait à tirer dessus, et bientôt il n'y
en eut plus aucun qui osât lever la tête.
A la tombée du jour, on fut pris sous un feu d'artillerie anglais très violent.
Heureusement nous eûmes peu de pertes. On se tenait tous couchés à même
le sol de la tranchée. Quelques hommes furent ensevelis par un glissement
de terrain; certains purent se dégager par leurs propres moyens; on dut
libérer les autres à la pelle. Comme on redoutait une contre-attaque, la
moitié d'entre nous dut monter la garde. A part cela, la nuit fut très
longtemps calme. Zanger et moi nous relayâmes: tandis que l'un veillait,
l'autre dormait, enveloppé dans plusieurs couvertures hindoues
53
Une terrible nuit de combat contre les hindous
22 novembre 1914
De quatre à six heures du matin, c'était mon tour de faire le guet. Comme
je me méfiais des hindous, je scrutais la nuit avec attention. Je crus soudain
entendre un bruit devant moi. Le guetteur d'à côté, qui se trouvait à peine
à deux mètres, me demanda si j'avais entendu quelque chose. Comme je lui
dis que oui, on enleva la sécurité de nos fusils, nous tenant prêts à faire feu,
cherchant à percer l'obscurité.
Durant environ un quart d'heure, on n'entendit ni ne vit plus rien, et on
était à nouveau tranquillisés, quand soudain un coup de sifflet transperça le
calme de la nuit. Au même moment une salve fut tirée juste devant nous et
les hindous nous assaillirent en poussant des cris stridents. Nous fûmes
totalement surpris et beaucoup d'entre nous perdirent leur sang-froid. Je
tirai très vite mes cinq cartouches, mis ma baïonnette au canon, puis me
postai contre le mur antérieur de la tranchée. Les hindous tiraient dans la
tranchée, du haut de celle-ci. Mais comme on se pressait contre le mur
antérieur, leurs balles ne frappaient que le mur du fond; il leur était
impossible de nous voir dans la tranchée très sombre, tandis que nous, on les
voyait tout de suite, puisqu'ils se découpaient contre le ciel. On tirait vers le
haut, on piquait avec notre baïonnette, et aucun hindou n'osa entrer dans la
tranchée. Mais au bout d'un moment, un horrible cri nous fit comprendre
qu'ils avaient réussi à pénétrer à une trentaine de mètres de nous. Une
confusion terrible s'ensuivit. On fut emportés par une foule de soldats et
tellement comprimés qu'il me fut impossible de fouiller dans ma cartouchière
pour recharger mon fusil. L'agitation et l'obscurité firent que certains
d'entre nous tirèrent dans la tête de leurs propres camarades.
Beaucoup d'hindous grimpèrent de l'autre côté de la tranchée, la remontèrent
en courant, faisant feu de derrière. On était comme pris dans une
nasse; les hindous nous tiraient dessus de devant, de derrière, de côté. Tout
le monde se précipita vers le couloir de communication qui menait à notre
ancienne position. Les blessés s'effondrèrent et furent piétinés à mort. Tout
le monde criait. Il y eut une cohue épouvantable devant le couloir, tous
voulaient passer en premier, mais l'entrée était si étroite qu'on ne pouvait
passer qu'à la queue leu-leu. Finalement je réussis à y pénétrer avec Zanger
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Mais à peine avions-nous fait là une dizaine de mètres qu'il fut impossible
d'avancer, car on se heurta aux quelques hommes de réserve restés dans
l'ancienne position et qui étaient venus nous aider. On fut pris en tenaille.
Alors un cri retentit: «Sauve qui peut! »Zanger et moi avons lancé nos fusils
par-dessus la tranchée et avons couru vers l'arrière à travers champs. Je me
suis accroupi plusieurs fois sur le sol pour ne pas être vu par les hindous qui
se trouvaient à proximité. Et je perdis bientôt Zanger de vue.
Je l'entendis soudain m'appeler d'une voix étouffée. Je me dirigeai vite
dans sa direction et je vis deux silhouettes en train de lutter. Je reconnus
l'hindou à son turban, et le mis hors de combat. On courut aussi vite que
possible dans notre ancienne position. Zanger voulut alors charger, mais son
chargeur ne rentrait pas dans la chambre de son fusil. En y regardant de
plus près il vit qu'il tenait dans ses mains le fusil de l'hindou dans lequel nos
chargeurs ne s'emboîtaient évidemment pas.
Sans cesse des hommes revenaient en courant. Mais devant, la fusillade
continuait toujours. Le jour se levait peu à peu. On tira sur les hindous qui
se montraient à découvert, et bientôt tous disparurent dans la tranchée. On
les vit soudain à quelques mètres de nous dans le boyau de raccordement.
Ceux qui étaient le plus près furent abattus. Vite, on barricada la tranchée
de raccordement avec des sacs de sable et on fut tranquilles. On se sentait
très fatigués, épuisés, les nerfs en capilotade. Et dans quel état on était!
Sales de la tête aux pieds, nos pantalons déchirés sur toute leur longueur;
mon havresac avec tous mes biens avait disparu, car je n'avais pas eu le
temps de le passer lors de l'attaque. J'avais aussi perdu mon casque, et ma
cartouchière était vide. Zanger et les autres camarades étaient à peu près
tous dans le même état.
Vers midi, notre lieutenant, Hussler, vint nous voir; c'était un Alsacien et
un bon supérieur; il nota les noms de tous ceux de la compagnie qui étaient
encore là. Il arriva à vingt-quatre; cela voulait dire que quatre-vingt-dix
pour cent de la compagnie avait disparu. J'appris par la suite que la
compagnie ne comptait plus que seize hommes.
La nuit suivante, on fut relevés par un autre régiment et l'on marcha vers
l'arrière, à travers les tranchées. Par endroits, il était pratiquement impossible
d'avancer; on s'enfonçait dans la boue jusqu'aux genoux. Quel plaisir
de sentir ensuite la dureté d'une route sous nos pieds. On marcha jusqu'à La
Bassée où l'on attendit le lever du jour. La roulante nous donna du café et du
pain de campagne sec. Un bien maigre petit déjeuner, on estimait en avoir
mérité un plus copieux. On se remit en marche après avoir mangé. Il n'était
plus question d'ordre dans les rangs ni de discipline. Chacun allait comme il
l'entendait. Le chef de bataillon nous donna l'ordre de chanter, personne ne
lui obéit.
On traversa l'agglomération de Courrières. Il y avait quelques années de
cela, mille quatre cents mineurs étaient morts à cet endroit dans un coup de
grisou. On prit nos quartiers dans la petite ville de Hénin- Liétard. Zanger et
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moi avons été placés chez un couple assez âgé, qui vivait avec une fille de dix neuf
ans et un fils de seize. Lorsqu'on entra, la femme était seule. Elle leva
les bras au ciel lorsqu'elle nous vit; elle n'avait en effet jamais vu de soldats
aussi sales, aussi misérables que nous. En plus de cela on n'était pas rasés.
Elle nous fit signe de venir derrière dans la cour; elle nous donna de l'eau
chaude, du savon et des brosses. Après une toilette sommaire, elle alla
chercher pour chacun un pantalon civil, une veste, des chaussettes et des
pantoufles. Cette femme fut très bonne pour nous, bien que l'on ne puisse
communiquer oralement. Comme on se sentait bien d'avoir enfin les pieds
au chaud et au sec! Puis la femme nous donna encore du café chaud, du
cognac et du pain beurré.
Je me rendis avec mes haillons auprès de l'adjudant de compagnie, pour
lui demander de nouveaux effets. Il me donna une attestation pour le
fourrier. Je pus percevoir un pantalon, une vareuse, des bottes et un bonnet
tout neufs. Je me fis raser et couper les cheveux, avant de retourner chez ma
logeuse. La femme me reconnut à peine.
On passa la soirée dans la pièce principale. Puis le mari revint à la maison.
Il ne sembla pas du tout se réjouir de nous voir et il nous contempla avec la
mine la plus inamicale du monde. Je dis alors, montrant du doigt: «Alsaciens
», mais il ne le crut pas. On lui montra alors notre carnet de solde, dans
lequel notre domicile était mentionné. Il devint alors un peu plus amical.
Par la suite je lui donnai plusieurs cigares: sa résistance se brisa et il alla
même chercher une bouteille de vin. Comme on était très fatigués, on lui fit
comprendre qu'on aimerait dormir. On se serait contentés d'une botte de
paille, mais le couple nous fit monter à l'étage et la femme nous indiqua un
bon lit dans une chambre accueillante.
Quelle joie de dormir dans des draps, moi qui n'avais passé qu'une seule
nuit dans un lit en presque quatre mois! On s'endormit très vite. Mais
bientôt, je me réveillai avec l'impression d'avoir des centaines de fourmis sur
mes pieds, restés froids et mouillés des semaines durant, et qui s'étaient
enfin réchauffés. Il m'était impossible de les tenir tranquilles; ils suèrent
tellement que le drap à cet endroit devint trempé. Je pus finalement m'endormir.
On passa deux semaines dans cette famille, avec laquelle on s'entendait
mieux de jour en jour. On mangeait ensemble, et plus d'un lapin en fut la
victime … On les dédommageait en leur amenant des chemises neuves, des
sous-vêtements, des chaussures à lacets, des quantités de cigares et de
tabac … Tout cela nous était distribué à profusion à cette époque.
On n'avait pas grand-chose à faire, si ce n'est monter la garde. Une fois, je
fus affecté à la garde d'honneur d'un prince de Hohenzollern qui habitait
dans un château. Pour ces oiseaux-là, la guerre était agréable! Ils se
placardaient des tas de décorations sur la poitrine sans jamais entendre
siffler la moindre balle, ils mangeaient, buvaient à profusion, et couraient
les filles. En plus, ils touchaient un salaire élevé, alors que le simple soldat
menait une vie de chien pour cinquante pfennigs de solde.
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Un autre jour, on se retrouva de garde, assignés à la protection d'un port.
Le poste de garde se trouvait dans une maison de passe. Je n'aurais jamais
cru auparavant que des femmes puissent tomber si bas. Il est vrai que, de
toute façon, dans cette région, beaucoup de filles et de femmes menaient une
vie dissolue et bientôt les hôpitaux se remplirent de soldats atteints de
maladies vénériennes.
On reçut de nouveaux éléments de relève venus d'Allemagne; la plupart
avaient moins de vingt ans. Et cela recommença: en avant vers le front!
C'est avec regret que l'on prit congé des braves gens qui nous avaient
hébergés.
On fut affectés à une position plus agréable, avec des Français en face de
nous, à huit cents mètres de distance. Le village de Vermelles se trouvait
juste derrière les positions françaises. La ville de Béthune était en retrait.
Bien que cette ville ait été soumise aux tirs d'artillerie allemands, on
continuait à travailler dans les mines, comme on pouvait le voir à la fumée.
On passa trois jours dans la tranchée en 1re ligne, trois jours en réserve
dans une cité ouvrière à environ un kilomètre du front, puis trois jours au
repos cinq kilomètres plus en arrière, dans le village de Vendin-le-Vieil.
Nous avons été violemment bombardés à plusieurs reprises et déplorions
déjà quelques pertes. Mis en réserve, on dut travailler toutes les nuits à
creuser des positions et des boyaux de communication. Dans cette région, les
forêts étaient inexistantes, et, faute de bois, il était impossible de construire
le moindre abri; on vécut dans des tranchées à ciel ouvert, exposés aux
rigueurs de l'hiver. Notre position passait tout près d'une mine de charbon,
du nom de «Fosse 8» avec, à proximité, une cité ouvrière faite de maisons
belles et coquettes. Pour faire du feu, on trouvait des quantités de charbon,
mais on manquait de bois. Aussi les fenêtres, puis les portes, les meubles, les
planchers, les poutres des charpentes, en un mot tout ce qui pouvait brûler
fut enlevé des maisons pour alimenter les feux. Très vite, seuls les murs nus
restèrent debout.
Nos artilleurs avaient installé leur poste d'observation en haut de la
cheminée de la cokerie. Les Français eurent tôt fait de s'en apercevoir et ne
cessèrent leurs tirs d'artillerie que lorsque la cheminée fut abattue. Ils
entamèrent alors la construction d'une tranchée à proximité de nos positions.
Avec deux autres, je fus détaché auprès de l'artillerie pour apprendre à
utiliser un canon d'assez petit calibre, pris aux Belges. Notre instruction
dura trois jours. Les artilleurs mirent le canon en batterie dans une
gravière, à environ deux cents mètres derrière nos tranchées d'infanterie; le
tube dépassait un peu de la surface du sol, mais on le camoufla du mieux
possible. Le jour suivant, on dut commencer à tirer sur les tranchées
françaises. On plaça le premier coup juste à côté. L'obus, d'un vieux modèle,
était rempli d'une poudre qui dégageait beaucoup de fumée et, lorsque le
coup partit, un gigantesque nuage signala notre position. A peine venions
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nous de tirer un autre coup, qui cette fois-ci fit mouche dans la tranchée
française, que l'on entendit siffler vers nous un obus français. Il s'écrasa à
une centaine de mètres derrière nous. Mais d'autres obus se mirent à
pleuvoir. On s'enfuit au fond de la gravière, se réfugiant à l'abri d'un haut
mur. Notre canon, touché à plusieurs reprises, fut projeté au fond de la
gravière, pulvérisé. On resta jusqu'au soir dans cet abri, puis on retourna à
notre compagnie, pour reprendre notre service d'infanterie. Notre carrière
d'artilleurs n'avait pas duré longtemps … Durant ces journées, Théophile
Lidy, de Strueth, mourut. Avec Zanger, je me rendis souvent devant sa
tombe, au cimetière du village de Huluch. Fraîchement débarqués avec les
nouvelles troupes de réserve, Théophil Walter, de Strueth, et Joseph Walch,
de Mertzen, furent affectés à mon régiment
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Noël de guerre, 1914
Puis vint Noël, le premier Noël de guerre. Notre compagnie passa la fête
"à Vendin-le-Vieil. Des quantités de cadeaux étaient arrivés. Comme Zanger,
Gautherat, de Menglat, et moi-même ne pouvions plus communiquer avec
notre village, et donc ne pouvions pas recevoir de colis, le chef de compagnie
nous donna quelques présents supplémentaires. On reçut également un
gros paquet offert par une riche industrielle de Mannheim, qui avait voulu
faire plaisir aux soldats coupés de leur pays natal. On couvrit une table
entière de chocolat, de brioches au sucre, de bonbons, de cigarettes, de
saucissons, de sardines à l'huile, de pipes, de bretelles, d'écharpes, de gants,
etc.
Je distribuai du chocolat et des bonbons aux enfants rencontrés dans la
rue. Bientôt ils me connurent tous, et dès que j'allais quelque part ils
arrivaient en courant pour me demander des friandises. Mais je ne pus leur
en donner que le temps que durèrent mes provisions.
On reçut bientôt l'ordre de se remettre en marche, en direction des hauts
de Lorette, à environ douze kilomètres à l'ouest. Durant cette marche, on
traversa la ville de Lens et, à la tombée de la nuit, les villages de Louchez,
Ablain et Saint-Nazareth, qui se trouvaient tous trois sous le feu de
l'artillerie française. On creusa des tranchées dans les broussailles des
coteaux qui bordaient Lorette: au-dessus de nous on apercevait les ruines
bombardées de Notre-Dame de Lorette. Les chasseurs alpins français avaient
installé leurs tranchées sur la crête d'en face. Comme notre position formait
une courbe, on fut très vite bombardés de côté par de l'artillerie de gros
calibre. Ces gros obus explosèrent de plein fouet, de tous les côtés. Un trou
occupé par quatre hommes reçut un tir au but. Les corps déchiquetés des
malheureux furent projetés en tous sens. Il était impossible de fuir, car dès
qu'un de nous se montrait, les chasseurs alpins le descendaient aussitôt.
C'est là que je perdis un de mes bons camarades, du nom de Sand.
Alors qu'une nuit la neige tombait, je fus envoyé en patrouille sur la
colline, sous la conduite du sergent Hutt. On avait revêtu des chemises
blanches par-dessus nos uniformes, pour passer inaperçus dans la neige.
Aujourd'hui encore j'ignore ce que l'on nous envoyait chercher là-haut:
c'était de la pure folie. On nous remarqua bientôt, et quelques balles 59
sifflèrent à nos oreilles. Un homme fut atteint en pleine poitrine. On
redescendit la colline à toute allure, pour rejoindre notre position. Le
sergent Hutt fit un rapport fantaisiste et reçut la croix de fer. Trois jours
plus tard, notre compagnie fut envoyée dans ce que l'on appelait le « château
d'eau », une grande bâtisse autour de laquelle coulait un cours d'eau.
Personne ne devait se montrer, car on se trouvait à portée de fusil de
l'infanterie française. Tous se réfugièrent dans les caves voûtées. On entendit
sur nos têtes un déferlement et un grondement terribles, et l'entrée de la
cave fut obstruée par les poutres et des gravats qui s'étaient effondrés.
Après des heures d'efforts, on réussit à sortir un à un en rampant. J'appris
alors que le 111" régiment d'infanterie se trouvait à côté de nous, sur la
gauche. Le réserviste Emile Schwarzentruber, de mon village natal, se
trouvait dans la 11e compagnie de ce régiment. Je décidai aussitôt d'aller le
voir, espérant avoir des nouvelles du pays; cela faisait plusieurs mois que je
n'avais rien reçu de là-bas.
Je me rendis au village de Saint-Nazareth et rencontrai des soldats du
111° qui me dirent que la 111° compagnie se trouvait en position sur les
hauteurs. Ils me firent une description du chemin à prendre, et je me mis à
sa recherche. Je me trouvai bientôt dans le boyau montant à la position.
Comme la neige était en train de fondre, des masses de boue dévalaient le
boyau. Je continuai mon chemin malgré tout, pataugeant dans la nuit noire,
et parvins enfin à bon port. Je demandai à un guetteur où se trouvait mon
camarade. Il ne put pas me renseigner. Je posai la question à un autre, qui
m'indiqua le groupe auquel il était affecté. Là, on répondit avec détours à
mes questions, mais je ne fus pas dupe. Je pris congé et me remis en route.
Quelqu'un me rejoignit en courant; c'était un Alsacien. Il me demanda si
j'étais un bon camarade d'Emile. Comme je lui répondis que oui, il m'annonça
qu'Emile avait déserté deux jours plus tôt. Je repris donc le chemin
d'Ablain, vers ma compagnie. A mon arrivée, je dus aider à enterrer les
morts. Une triste besogne, surtout que l'on ne savait jamais quand allait
venir notre tour.
On resta environ dix jours sur les hauteurs de Lorette. Puis on reçut
l'ordre de retourner à notre ancien cantonnement, à Vendin-le-Vieil. Pour
ma part, commeje m'étais foulé le pied, je partis avant les autres dans une
voiture à bagages. On savait que la route près de Souchez était continuellement
bombardée la nuit, aussi on fit cette partie de chemin au galop et, avec
beaucoup de chance, on en réchappa. Dès mon arrivée à Vendin-le-Vieil. je
fis du feu pour réchauffer la pièce et préparai du café pour mes camarades.
Le soir suivant, lors de la distribution du courrier, je reçus une lettre de
mes parents. Comme je ne savais pas s'ils étaient toujours à la maison, je
décachetai rapidement la lettre et lus: « Saint-Ulrich, le Mon cher fils!
nous sommes tous en bonne santé et toujours à la maison »Je ne pus aller
plus loin; la joie et la nostalgie me firent venir les larmes aux yeux,
m'empêchant de continuer ma lecture. Je sortis de la maison, car j'avais
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honte de pleurer devant mes camarades. Je me calmai bientôt et pus
terminer de lire ma lettre. Elle n'était porteuse que de bonnes nouvelles, et
j'étais à présent rassuré quant au sort des miens.
On resta quelques jours à Vendin-le-Vieil, puis on reçut l'ordre de se
mettre en marche vers un secteur d'où le grondement du canon tonnait sans
cesse. On arriva de nuit dans le village d'Auchi, presque entièrement en
ruine, pour parvenir en première ligne à travers un boyau, en partie démoli
par les tirs. Vers le lever du our, notre artillerie et nos mortiers ouvrirent un
feu terrible sur les tranchées qu'occupaient des Anglais. On dut partir à
l'assaut. A peine étions-nous sortis de nos tranchées que les Anglais nous
accueillirent avec des tirs très violents. Malgré de lourdes pertes, on put
conquérir deux tranchées anglaises très proches l'une de l'autre. Les Anglais
qui voulurent prendre la fuite dans les boyaux de communication
furent presque tous abattus. On attaqua une troisième tranchée. Mais dans
celle-ci les Anglais se tenaient au coude à coude et nous repoussèrent. Toute
une rangée de morts et de blessés s'accumula bientôt devant leur tranchée,
et le reste des compagnies courut se réfugier dans la deuxième tranchée.
C'est là que fut tué Théophil Walter, de Strueth.
C'était une vision horrible; les morts, les blessés gisaient partout, Allemands
et Anglais pêle-mêle, et le sang ruisselait encore de leurs blessures.
En regardant dans les tranchées, on ne voyait qu'un entrelacs de jambes
gainées de bandes molletières et de mains crispées, brandies vers le ciel. Le
sol de ces tranchées était complètement recouvert de morts. On dut enterrer
ceux qui se trouvaient dans nos positions. On enleva un peu de terre près du
mur du fond de la tranchée; on coucha les morts et on les recouvrit de terre.
Comme il n'y avait aucune possibilité de s'asseoir dans les tranchées, ces
petits monticules nous servirent de sièges. Puis il recommença à pleuvoir.
Les tranchées se remplirent bientôt d'eau et de boue et, bientôt, on fut si
sales que seul le blanc de nos yeux restait visible.
Je fus envoyé chercher des munitions ;je vis partout, sortant de terre, des
bouts de bottes, des mains crispées et aussi des cheveux collés par la saleté.
C'était une vision épouvantable, qui me poussa presque au désespoir. J'étais
tellement dégoûté de tout que je n'attendais plus rien de la vie. Les combats
duraient depuis octobre à cet endroit et les morts de cette époque se
trouvaient encore sur le terrain, entre les tranchées, car il était impossible
de les enterrer.
' Un peu à droite de ma meurtrière gisait un soldat allemand, couché sur le
ventre, la tête tournée vers moi; son casque était tombé lorsqu'il avait été
abattu; sa peau et ses cheveux avaient disparu sous l'effet de la putréfaction,
et sur une surface large comme la main, on pouvait voir sa boîte
crânienne qui avait été délavée par la pluie et le soleil. Dans une main, il
tenait encore son fusil rouillé, baïonnette au canon; la chair de ses doigts
avait pourri et les os apparaissaient. C'était surtout la nuit que je ressentais
une impression bizarre, en voyant ce crâne blanc devant moi. A cause des
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balles tirées sans arrêt, surtout de nuit, ce corps était transpercé comme une
passoire.
La nuit suivante, le 26janvier 1915, on se déplaça de quatre cents mètres
sur la droite, derrière ce que l'on nommait Prellbock. Nous nous trouvions
contre un talus de chemin de fer et tirions sur les tranchées anglaises pardessus
les rails. Leur artillerie commença bientôt à nous bombarder. On se
baissa derrière le talus. Soit les obus explosaient sur les voies, soit ils nous
frôlaient et éclataient dans les champs. La nuit d'après, on prit position deux
cents mètres vers la gauche. Juste devant nos tranchées, il y avait des tas de
briques, aussi hauts que des maisons. Une briqueterie à présent détruite
avait existé à cet endroit. Les Anglais escaladaient ces tas de briques à la
tombée du jour et, dès qu'ils voyaient l'un de nous dans la tranchée, ils
l'abattaient.
Un soir, on se tenait dans la tranchée, Zanger, moi et notre camarade
Knopf, en train de discuter. Zanger et moi nous tenions à l'abri derrière la
meurtrière, tandis que Knopf était adossé au mur du fond de la tranchée.
Soudain, un coup partit des tas de briques; de la terre fut projetée derrière
la tête de notre camarade; il s'affaissa en poussant un râle, le front
transpercé. Il fut évacué, mais mourut dans l'ambulance. Il fut enterré au
cimetière du village de Douvrin.
Des deux cent quatre-vingts hommes que comptait la compagnie lorsqu'elle
partit au front, nous n'étions plus que cinq à avoir vécu la guerre sans
interruption. Il fallait ajouter à cela les pertes de plusieurs centaines
d'hommes provenant des détachements qui nous avaient été affectés en
cours de campagne. Lors d'un assaut contre une tranchée anglaise avancée,
Zanger fut blessé au front par une grenade et évacué vers l'arrière. Il
m'écrivit bientôt qu'il se trouvait dans un hôpital de la ville de Douai. Dans
la compagnie, on nous appelait ({les deux inséparables». Maintenant qu'il
n'était plus là, tout me dégoûtait encore plus, et je me demandais par quel
moyenje pourrais bien échapper à cette vie de chien. Un de mes camarades,
un Badois du nom de Benz, en avait également sa claque, et on se demandait
ce que l'on pourrait bien faire. Tout d'un coup, Benz dit: << Ça y est! » Il sortit
son dentier de sa bouche et l'enfonça dans la boue avec sa botte. «Voilà! et
maintenant je me porte malade pour des douleurs à l'estomac et je me
retrouve à l'hôpital, à l'arrière", me dit-il.
Il me vint alors à l'esprit que j'avais plusieurs mauvaises dents; bien que
ne ressentant aucune douleur, je mis mon écharpe raide de crasse autour de
ma tête et me rendis chez le commandant de compagnie pour me porter
malade, prétendument pour de terribles maux de dents. Benz arriva lui
aussi avec son affaire. Le chef de compagnie nous dit qu'il ne pouvait pas
nous laisser partir, car il avait reçu l'ordre de garder le plus de soldats
possible dans la tranchée, même les moins valides; on redoutait en effet une
attaque anglaise. Il refusa, malgré nos prières, de nous faire une attestation
et, sans attestation du commandant de compagnie, on ne pouvait pas aller
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très loin. On retourna à nos postes. Les Anglais tiraient sans cesse avec de
petits mortiers dans notre tranchée. On dut évacuer la tranchée la plus
avancée, car elle ne se trouvait qu'à seize mètres d'une de leurs positions. Il
nous envoyaient aussi des grenades à main.
Benz et moi avons alors décidé de partir, sans attestation. On passa notre
havresac et après avoir pris nos fusils, on se glissa vers le boyau conduisant
à l'arrière. Dans la boue de celui-ci gisaient plusieurs morts, tombés durant
une corvée de munitions. On les évita et on arriva quatre cents mètres plus
loin à la fin du boyau, sur la route, entre deux maisons du village d'Auchi. En
voulant passer le coin, on tomba sur un gendarme qui nous demanda nos
papiers. Malgré toutes nos explications, il refusa de nous laisser passer et
nous renvoya à notre compagnie, à l'avant.
Retour dans le boyau; après environ cinquante mètres, on grimpa hors de
la tranchée, pour rejoindre la route en courant à l'abri de quelques maisons.
Les Anglais, qui nous virent, tirèrent quelques coups de feu, mais heureusement
sans nous toucher. On se mit à la recherche du médecin de bataillon
qui se tenait dans une cave. Comme on n'avait pas d'attestation, il nous
traita de « tire-au-flanc» et nous expulsa. On alla alors voir le médecin du
régiment, qui habitait lui aussi dans une cave, D'entrée, il nous demanda:
«Alors, qu'est-ce qui ne va pas ? . Je lui dis que j'avais très mal aux dents. Il
regarda l'intérieur de ma bouche et lorsqu'il vit mes mauvaises dents, il me
fit aussitôt un bulletin d'admission pour l'hôpital de campagne n° 2, à Douai,
station dentaire. Mon camarade Benz eut la même chance, et on put
déguerpir tous les deux. On était les plus heureux du monde d'avoir échappé
pour quelque temps à la vie des tranchées. Nous avons pris le train à Hénin-
Liétard à destination de Douai. Je me rendis aussitôt à l'hôpital, où on
m'arracha deux dents. Durant trois jours, on m'enleva chaque jour deux
dents. La douleur n'était pas mince, car l'opération était pratiquée sans
anesthésie.
Comme on avait le droit de sortir, je rendis visite à Zanger, qui se trouvait
dans un autre hôpital. Sa blessure au front était en bonne voie de guérison.
On était loin de penser en se quittant qu'on allait attendre deux ans pour se
revoir. Je sortis de l'hôpital trois jours plus tard et dus me présenter à la
caserne de cuirassiers. Là, tous ceux qui quittaient l'hôpital passaient une
nouvelle visite médicale et étaient renvoyés au front ou partaient pour
l'Allemagne. Le médecin me découvrit un gros catarrhe et de l'emphysème
pulmonaire dus à des refroidissements. Je fus envoyé au bataillon de
réserve du 112"RI qui se trouvait à Donaueschingen, dans le pays de Bade.
J'étais ravi de pouvoir quitter le front! En même temps je m'en voulais un
peu d'abandonner mon camarade Zanger
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Envoyé à l'arrière, février 1915
Je me rendis aussitôt à la gare de Douai et pris un train sanitaire qui
traversa la Belgique jusqu'à Aix-la-Chapelle. Là, on nous fit descendre;
nous reçûmes à manger, puis je pris un train de passagers jusqu'à Cologne.
J'y passai la journée, visitant la ville et les bords du Rhin: Puis je pris un
train rapide, et descendis la magnifique vallée du Rhin, en 1er classe s'il vous
plaît! Un monsieur qui se trouvait dans le même compartiment m'expliquait
tout et me montrait les plus beaux endroits, notamment le puissant
monument de Niederwald, la forteresse d' Ehrenbreitstein, perchée sur la
montagne, le rocher de la Lorelei, le confluent de la Moselle et du Rhin, le
monument de Blücher à Kaub. Bien que l'on ait été en hiver, ce fut un bien
beau voyage. La vallée du Rhin, de Mayence à Cologne, doit être un des plus
beaux endroits du monde.
Je repris un rapide en direction d' Offenbourg, dans le pays de Bade, où
j'arrivai à la tombée dujour. Je dus passer la nuit à la gare d' Offenbourg, car
le dernier train pour Donaueschingen était déjà parti. Le lendemain matin,
je pris la première rame pour Donaueschingen, et me présentai au bataillon
de réserve, qui était cantonné dans des baraquements. Je rencontrai bientôt
plusieurs camarades de ma compagnie qui avaient été complètement estropiés
au front et qui, guéris à présent, attendaient leur libération. Notre
capitaine était là aussi, et il s'entretint assez longtemps avec moi.
Le jour suivant, je me portai malade et fus envoyé à .l'hôpital Saint-
Charles. Des sœurs catholiques s'occupèrent de moi et de beaucoup d'autres;
elles étaient très aimables, très bonnes pour nous. Je me plus beaucoup dans
cet endroit et n'avais qu'un désir, pouvoir y rester très longtemps. Mais la
sinécure se termina très vite car le cinquième jour de mon séjour, l'ordre fut
donné à tous les Alsaciens du 112"de se rendre à Fribourg au bataillon de
réserve du 113e régiment d'infanterie. Je dus prendre congé des braves
sœurs.
On descendit en train le long de la vallée de l'Enfer, en direction de
Fribourg. En cours de route, les Alsaciens vitupéraient violemment contre
les Prussiens, et l'on entendit bien des expressions dont le ton n'était guère
patriotique. A Fribourg, on fut cantonnés dans un hangar d'usine de la
Wasserstrasse. On passa la nuit à même le sol sur des paillasses. Je me
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portai aussitôt malade. Quelques jeunes médecins s'affairèrent autour de
moi en m'écoutant, et je fus finalement jugé bon pour le service. J'avais
passé en tout sept jours à Fribourg. r
Un soir, le service fini, on se retrouva à quelques Alsaciens autour d'une
table. C'étaient tous de jeunes soldats, qui n'avaient pas encore connu le feu.
Ils me demandèrent de raconter quelques-uns des épisodes que j'avais
vécus. Je leur racontai, entre autres, les événements du 26 août, l'ordre du
général Stenger de ne pas faire de prisonniers français et de les tuer tous;
je leur dis aussi comment j'avais vu des blessés français se faire tuer, etc.
Tout d'un coup, le secrétaire de la compagnie entra dans la salle et cria:
«Richert doit se présenter au secrétariat! » Je ne savais pas pourquoi, mais
j'allais très vite comprendre.
L'adjudant de compagnie me reçut en disant: «Alors, il paraît que vous
savez raconter de belles histoires? Qu'est-ce que vous venez de raconter aux
hommes ?» Je lui répondis que je leur avais parlé de ce que j'avais vécu à la
guerre. Il commença alors à me prendre à partie: «Quoi, vous voulez dire
qu'un général allemand aurait donné l'ordre d'achever des blessés français
!Je lui dis: «Mon adjudant, cet ordre a été effectivement donné au
niveau de la brigade, le 26 août 1914, et le général Stenger commandait
notre brigade. » L'adjudant se mit alors à hurler: « Retirez tout de suite cette
affirmation, ou bien vous en subirez les conséquences !» Je lui répondis ;« Je
ne peux pas retirer mon affirmation, puisqu'elle repose sur la pure vérité. »
«Très bien, disparaissez, on va s'occuper de vous !» hurla alors le sous officier.
Et je partis.
Au programme de l'après-midi suivant, il y avait une marche dans les
montagnes de la Forêt-Noire, avec sur le dos le sac en ordre de campagne. La
compagnie était déjà rassemblée sur la Wasserstrasse. C'est alors que je fus
rappelé au secrétariat. Le sévère capitaine de notre compagnie m'y attendait.
Ses yeux brillaient comme ceux d'une bête sauvage traquée. « Espèce
de sale porc ignoble! Vous affirmez qu'un général allemand aurait donné
l'ordre de tuer des blessés ennemis, pas vrai?» C'est ainsi qu'il me reçut. Je
me tenais raide devant lui, et je lui répondis sans sourciller, le regardant
droit dans les yeux: « Oui, mon capitaine! » Furieux, il me prit alors à partie
en criant: «Espèce de sale traître à la patrie! Même devant moi vous osez
confirmer ce que vous avez dit. Espèce de cochon, espèce de chameau, espèce
de rhinocéros! » Suivirent alors les noms de probablement tous les animaux
sauvages et quelques autres bêtes domestiques; et cette litanie se termina
lorsqu'il me dit: «Allez au diable, espèce de chien, espèce de damné !» Je fis
demi-tour et allai rejoindre la compagnie prête à partir.
On se mit en marche. Alors que l'on grimpait une route de montagne, le
capitaine, qui jusqu'alors avait suivi la compagnie à cheval, remonta les
rangs jusqu'à l'avant. Je remarquai bientôt qu'il me cherchait. Et effectivement,
il dit en me voyant: «Eh, vous, espèce de rustre, venez donc un peu
ici !» Je sortis des rangs et me mis au garde-à-vous devant lui. « Allez
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montrez un peu votre sac, pour voir! » C'est ce que je fis, mais il ne manquait
absolument rien dedans. Il me dit alors: «Ne vous en faites pas, je vous
aurai l» puis il lança son cheval pour rejoindre la compagnie. Je remballai
mes affaires avant de grimper la côte au pas de course pour réintégrer les
rangs. Le lendemain matin, lors du rassemblement, l'adjudant me fit sortir
des rangs et m'expédia au quartier. Là, personne ne s'occupa de moi et je ne
savais pas vraiment ce que tout cela signifiait. Le jour suivant, un sousofficier
accompagné de deux hommes pénétra dans la pièce où je me
trouvais; ils me cherchaient. Je m'avançai. «Venez avec nous! » « Oui, dis-je,
tout de suite, je mets juste mes breloques. » «C'est pas la peine, me dit-il,
vous êtes aux arrêts.. Je ne fus pas surpris du tout et le suivis. On tràversa
plusieurs rues. Les deux soldats en armes m'encadraient à droite et à
gauche, et le sous-officier marchait derrière moi. Beaucoup de passants
s'arrêtèrent et nous suivirent du regard, et je les entendis dire plusieurs fois,
à mi-voix: «Un espion. » C'est ainsi que l'on arriva à la caserne du 113" RI.
On dut longtemps attendre dans un corridor. Puis j'entendis quelqu'un
appeler d'une pièce pour me donner l'ordre d'entrer. Un commandant était.
assis là, avec un secrétaire. Le commandant me contempla longuement;
m'examinant de haut en bas. Je me tenais au garde-à-vous, le regardant droit
dans les yeux, sans me gêner. Puis l'interrogatoire commença. Nom, compagnie,
lieu de naissance, parents, mon père avait-il servi dans l'armée allemande,
etc. Je répondis à toutes les questions. «Bon, maintenant venons-en
à l'essentiel », me dit-il. Vous avez fait une affirmation monstrueuse concernant
un ordre de votre général de brigade, le général Stenger. Comment
pouvez-vous dire une chose pareille ?Racontez-moi plus précisément ce qui
s'est passé. » Je me mis donc à raconter au commandant le déroulement de
toute l'histoire, citant aussi, comme éventuels témoins, les noms de plusieurs
camarades combattant à la compagnie. Le secrétaire prit tout en notes. Puis
le commandant écrivit quelques lignes sur une feuille qu'il donna au sous officier
qui m'avait accompagné, lui disant de transmettre à la compagnie. Le
commandant me dit ensuite: «Vous pouvez partir.» Et on retourna à la
compagnie. Tout le monde fut bientôt au courant: «Richert est de retour. » Le
jour suivant, on procéda à la sélection d'une unité pour le front. Bien sûr, je
fus mis sur les rangs, bien que je ne fusse pas très vaillant. Lors de la visite
médicale, on me plaça en premier, et lorsque le médecin voulut m'examiner,
j'entendis l'adjudant qui se trouvait à ses côtés dire: «C'est Richert.» Le
médecin dit alors aussitôt «B.S., bon pour le service. » J'étais bien puni, car
plutôt que de retourner au combat, je serais très volontiers allé en prison.
Mais que pouvais-je faire? Comme des milliers d'autres, je n'étais qu'un
instrument sans volonté du militarisme allemand. On fut entièrement
habillés de neuf, et comme on devait prendre le train à cinq heures du matin,
on nous donna quartier libre jusqu'à onze heures du soir.
Tout le monde alla dans les auberges alentour. Sans contact avec ma
famille, l'état de mon porte-monnaie n'était guère reluisant. Je possédais en
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tout et pour tout cinq marks. Je convertis la moitié de cette somme en bière.
Les jeunes soldats chantèrent des chansons où il était question d'intrépidité
et firent de grandes phrases décrivant la manière dont ils allaient pulvériser
l'ennemi. Je me disais: «Attendez seulement, cette fanfaronnade va bientôt
vous passer !» Puis j'allai me coucher sur ma paillasse, à moitié ivre. La
pensée des futurs campements de nuit sur le terrain, en plein hiver, me fit
passer des frissons dans le dos.
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Retour au front: dans la neige des Carpathes
mars 1915
Le lendemain matin, on se rendit à la gare à mille deux cents hommes dont
une moitié d'Alsaciens et une moitié de Badois. A Karlsruhe, dans une
caserne, on nous donna nos fusils. Puis on regagna la gare dans -la nuit.
L'ambiance n'était pas très bonne parmi les Alsaciens. Comme une femme
nous demandait: «Mais où allez-vous donc ?» un Mulhousien lui répondit:
«On va à l'abattoir, nom de Dieu !»
Avant notre départ, pour nous donner du courage, le grand-duc de Bade-
Wurtemberg nous fit un discours. Il nous dit que nous étions envoyés dans
les Carpathes et que nous allions, unis avec nos camarades autrichiens,
chasser les Russes d'Autriche. Je me dis en moi-même que c'était facile à
dire lorsqu'on était planqué loin du front. _.
Puis on continua, roulant dans des wagons de troisième classe, à six par
compartiment. De Karlsruhe, on se dirigea vers Mannheim, Heidelberg, à
travers la belle vallée du Neckar. Dans la ville bavaroise de Wurtzburg, on
reçut du café, de la saucisse, du pain et du beurre. Puis on continua à travers
le Jura de Franconie enneigé, le Fichtelgebirge par Hof en direction de la
Saxe; on passa par Chemnitz, Freiberg, pour atteindre Dresde. Le voyage
était très intéressant. Assis près de la fenêtre, je regardais passer les
régions qui défilaient, fumant cigarette sur cigarette.
Notre train resta immobilité à Dresde jusqu'au matin . Puis on repartit et,
lorsque je me réveillai, on se trouvait déjà en Bohême autrichienne. En
suivant la vallée de l'Elbe, on arriva à Prague, la capitale de Bohême. Là, on
reçut de nouveau à manger. Les habitants de Prague nous regardaient de
manière hostile; ils étaient aussi peu amis des Allemands que des Autrichiens.
On traversa la jolie ville de Brünn pour arriver à Vienne, la capitale
autrichienne, où l'on nous servit un nouveau repas. On dut se rassembler en
deux détachements: au son d'une fanfare, une grande-duchesse autrichienne
nous distribua des images avec sa photo. Tout ce tralala me laissait
indifférent car je détestais ce genre de cérémonies. Après avoir quitté
Vienne, on longea le magnifique Danube, passant par Bratislava pour
rejoindre Budapest, la capitale de la Hongrie. La vallée du Danube, entre
Vienne et Budapest, est très belle et intéressante à voir. Une foule de
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paquebots animaient le fleuve, et partout la population nous acclamait en
criant: «Heil und Sieg» (sains et saufs et vainqueurs!). On recevait des
présents à chaque arrêt, surtout du tabac. Après Budapest, on roula deux
jours dans la grande plaine hongroise. Je ne vis pas une seule colline de plus
de dix mètres de haut. Tout était plat comme un dessus-de-table. Et partout
la même image: des villages, quelques grosses fermes isolées, toutes les
maisons peintes en blanc et couvertes de chaume, et, à proximité, le
balancier des puits. Parfois cela changeait un peu et on voyait des moulins
à vent.
A plusieurs reprises, je vis des hordes de cerfs fortes parfois de dix bêtes,
debout ou couchés dans les champs. Le grand fleuve de la région, la Theiss,
était en crue et ses eaux recouvraient d'immenses étendues.
, A Debreczin, on reçut de nouveau à manger: de la soupe, de la viande rôtie
et des pommes de terre en sauce. Mais il nous fut presque impossible de
manger; tout était trop épicé par le poivre rouge, le paprika que l'on aime
tant en Hongrie. On avait l'impression d'avoir la bouche et la gorge en feu.
On repartit en direction de Tokay.
Aussi loin que portait la vue, tout était planté des vignes qui donnent ce
fameux vin connu dans le monde entier. On vit en Hongrie un très grand
nombre de jolies jeunes filles brunes. Elles portaient des tabliers de couleur,
de courtes jupettes et des bottes de hussard leur arrivant au genou. Elles nous
envoyèrent de la main des quantités de baisers, auxquels naturellement nous
répondîmes avec empressement. Lorsque le train ralentissait, des enfants
tziganes arrivaient en masse pour mendier un peu de pain. On s'amusait de
les voir se chamailler pour les quelques morceaux qu'on leur jetait.
On découvrit aussi de tout autres races de bovins et de cochons; les boeufs
adultes avaient des cornes importantes, d'au moins un mètre cinquante
d'envergure. On vit des cochons couverts de laine, et qui ressemblaient en
tout point à nos moutons. On arriva alors dans la ville de Muncaks, au pied
des Carpathes. C'est là que l'on descendit du train, raides et fourbus d'être
restés si longtemps assis. Notre voyage avait duré six jours et six nuits!
Lorsque nos jeunes soldats virent ces hautes montagnes couvertes de
neige, toutes pétrifiées de froid, une grande partie de leur enthousiasme
disparut. Je pensai avec mélancolie à tous ceux que j'aimais, là-bas à la
maison, et qui se trouvaient à présent à trois mille six cents kilomètres. Estee
que je les reverrais encore, ou trouverais-je la mort dans ce grand massif,
là, devant moi?
On passa la nuit suivante à Muncaks, dans des dortoirs. Le lendemain, on
reprit le train qui nous mena huit kilomètres à l'intérieur des montagnes,
jusqu'au village de Volocs. On descendit du train pour se diriger vers les
baraquements où nous allions passer la nuit suivante. Comme nous n'avions
pas de poêle pour nous réchauffer, on fut déjà terriblement gelés durant
cette première nuit. L'agglomération de Volocs se composait de quelques
misérables cahutes en rondins. De la mousse poussait dans les interstices
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et les fissures étaient badigeonnées d'argile. Elles avaient des toits de
chaume. Je ne pensais pas qu'il fût possible de trouver de telles habitations
en Europe. Je ne vis pas un seul habitant.
On se mit en route le lendemain matin. Nous avons marché sur une route
qui montait en zigzag le long d'une haute montagne. C'est là que je vis des
Russes pour la première fois. C'étaient des prisonniers qui travaillaient au
bord de la route. Ils étaient grands et forts. Leurs manteaux avaient la
couleur de l'argile. Ils portaient sur la tête de hauts bonnets de fourrure.
Leurs pieds étaient calés dans de hautes bottes qui leur arrivaient au genou.
Au fur et à mesure que l'on montait, la neige tombait de plus en plus fort. On
voyait à peine à cinquante mètres. Bientôt, nous ressemblâmes à des
bonshommes de neige. Enfin, la route redescendit. Il cessa de neiger et nous
avons pu voir, très en contrebas, une vingtaine de maisons miséreuses. Le
village s'appelait Verecky (phonétiquement, en dialecte alsacien: je crève).
Un soldat donna l'avis suivant: «Verecky, ce n'est pas si sûr que ça !. On
continua à marcher pour atteindre un autre village très pauvre. Le nom de
celui-ci était inscrit sur une pancarte: Also Verecky. Le même soldat dit
alors: «Mais n'y a-t-il donc aucun espoir? Là c'est écrit: Also Verecky (eh
bien, je crève). » On ne put s'empêcher de rire malgré toute la gravité de la
situation. On fut cantonnés à Also Verecky. Je me rendis avec un camarade
à une cuisine roulante autrichienne, et je demandai quelque chose de chaud
au cuisinier, qui ne comprenait pas un traître mot d'allemand. Il donna à
chacun de nous un gobelet de très bon thé au rhum.
Après l'avoir remercié, on se rendit à la cabane qui nous avait été
attribuée. Mais celle-ci était tellement bondée que l'on ne put dénicher la
moindre petite place. Les cabanes voisines offraient le même spectacle. Je
demandai alors à un soldat autrichien qui passait par là s'il ne connaissait
pas un gîte pour nous deux. Il nous conseilla de suivre la trace de ses pas,
nous disant que l'on arriverait, au bout d'un quart d'heure, à une petite
cabane en arrière d'un bois de sapins. Comme nous n'avions pas envie de
passer la nuit dehors dans la neige, on se rendit là-bas.
Nous arrivâmes bientôt à destination. J'ouvris la porte et me retrouvai
dans une pièce à laquelle il me fut impossible de donner un nom. C'était à la
fois une pièce de séjour, une étable et un garde-manger. J'étais ébahi, tout
comme mon camarade. Un coin était occupé par deux vaches. Leur urine se
frayait un chemin sur le sol argileux jusqu'à la porte d'entrée. Deux enfants
à demi-nus grattaient l'argile mouillé pour se confectionner des petites
boules qui ressemblaient à nos billes. Une chèvre attachée à un pieu enfoncé
même le sol était couchée à côté des vaches. Nulle part un lit ou une table.
Un chevalet était fixé au mur, qui devait servir de lit aux quatre soldats
autrichiens qui jouaient aux cartes dans un coin. Sous le chevalet, on voyait
la réserve de pommes de terre.
Comme ces gens étaient habillés pauvrement! L'homme portait des bottes
déchirées, et sa chemise pendait sur sa culotte, comme c'était l'habitude
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dans toute cette région. Un manteau sale en peau de mouton était jeté sur
ses épaules. La femme avait le même. L'homme portait une énorme barbe et
des cheveux mi-longs qu'il cachait à moitié sous un bonnet de fourrure.
Bouche bée, nous observions cet étrange spectacle. Ni les soldats ni les
propriétaires ne parlaient un mot d'allemand, mais ils nous encouragèrent
par signes à prendre place. Je me débarrassai de mon sac pour le poser à côté
de l'immense poêle qui servait à la fois d'appareil de chauffage, de cuisinière
et de four à pain. Il occupait un bon quart de la pièce. J'enlevai mon casque
et le posai sur mon sac. Flatsch! Je sentis en me baissant quelque chose me
tomber dans la nuque. En voulant l'essuyer, je constatai avec effroi que ma
main et ma nuque étaient maculées par une énorme fiente de poule. Une
dizaine de volailles tranquillement installées sur des barres de bois fixées à
des poutres. Elles lâchaient leurs excréments sur le sol avec la plus grande
indifférence. Quel agréable cantonnement! Mais tout de même préférable à
une nuit passée dehors dans la neige.
On se fit du café sur le poêle et on mangea un peu de pain de campagne
pour l'accompagner. Comme la marche nous avait fatigués, on fit comprendre
que l'on aimerait dormir. On nous fit signe de nous coucher sur le
chevalet. C'est ce qu'on fit, nous recouvrant de la couverture de laine que
chaque soldat avait perçu avant de partir au combat, pour se protéger un
peu du froid. Comme il faisait de plus en plus sombre, l'homme sortit du
poêle un long éclat de bois, le planta dans le mur entre deux troncs de sapins,
et l'alluma; voilà pour l'éclairage. Deux des Autrichiens se couchèrent
ensuite à côté de nous; les deux autres allèrent chercher quelques poignées
de paille et les posèrent sur le sol; c'était là tout leur couchage.
J'étais très curieux de voir où la famille allait bien pouvoir se coucher.
Bientôt, le mystère fut éclairci. La femme grimpa sur le fourneau; l'homme
lui passa les deux enfants; puis grimpa à son tour. Ensuite, tous s'allongèrent
et se couvrirent de leurs peaux de mouton. Il n'y avait aucune trace de
couverture ou de dessus-de-lit. Bientôt tout le monde s'endormit paisiblement.
Nous autres Allemands, quatre Autrichiens, quatre Ruthènes, deux
vaches, une chèvre et les poules. Mais quelqu'un, un ennemi redoutable
même, continua de veiller: les poux. Durant la nuit, je fus réveillé par leurs
morsures; mais je ne savais pas qu'il s'agissait de poux, car je n'en avais
encore jamais fait l'expérience.
On rejoignit notre formation au petit jour. En chemin je sentis des
démangeaisons terribles sur la poitrine. Je me mis à me gratter, mais les
démangeaisons repartirent de plus belle. Je déboutonnai alors mon manteau,
ma vareuse, ma veste, ma chemise et ma finette, et en découvris la
cause: trois poux rassasiés se trouvaient sur ma poitrine. Je les pris entre
mes ongles, et crac, leur compte fut réglé. Mais les démangeaisons recommencèrent:
dans le dos, sur les jambes, et près de certaines parties du
corps. Il ne s'agissait en réalité que d'un tout petit prélude à ce qui
m'attendait
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Nous avons rejoint notre formation, déjà rassemblée et prête au départ.
on pouvait entendre au loin les boum, boum, boum de l'artillerie. Je me mis
n route très à contre cœur. Au devant de quoi allions-nous? De la neige, du
froid, des nuits passées dehors, du danger de mort! On passa devant
plusieurs baraques qui faisaient office d'hôpital de campagne. J'essayai à
nouveau de me faire porter malade, et entrai dans la première venue. Elle
tait bondée de soldats blessés et à demi-gelés, allemands et autrichiens. Ils
avaient tous le visage d'un jaune grisâtre et étaient très abattus. On voyait
à leur allure qu'ils en avaient bavé. Je me présentai devant le médecin. Il me
demanda de manière bourrue ce que je pouvais bien vouloir. Je lui dis que je
souffrais d'une angine et que j'étais très affaibli. Il me rit au nez et me dit:
«Dites-moi, mon cher, j'ai l'impression que vous étiez déjà au front et que
vous en avez ras-le-bol. Eh bien, dépêchez-vous de sortir d'ici et de rejoindre
votre compagnie! » Que pouvais-je bien faire? Je me mis en route et rejoignis
ma formation à sa pause suivante.
Nous avons marché toute la journée, tantôt escaladant des montagnes,
tantôt les redescendant; on glissait souvent sur la route gelée. Des caravanes
de traîneaux nous dépassèrent, montant vers le front, chargées de
munitions et de vivres. Elles revenaient vides; certains traîneaux ramenaient
des blessés. On atteignit à nouveau dans la soirée quelques baraques,
où l'on passa la nuit. On voyait qu'un village avait existé le long de la route.
Les maisons avaient complètement brûlé et seuls subsistaient les grands
poêles et les cheminées. Sur les flancs de coteaux enneigés, on apercevait des
réseaux de barbelés qui émergeaient de la neige. Je vis aussi plusieurs
baïonnettes. Je demandai alors à un Autrichien qui parlait allemand et qui
montait la garde près des baraques ce que tout cela signifiait. Il me raconta
qu'on s'était durement battus à cet endroit. Les Russes étaient parvenus
jusqu'ici et avaient dû battre en retraite après de durs combats. De nombreux
morts gisaient encore sous la neige; mais c'est seulement au printemps,
au moment du dégel, que l'on pourrait les enterrer. A ces paroles le
courage des jeunes soldats disparut et leurs mines s'allongèrent.
On se remit en route le lendemain matin. On escalada une haute montagne.
On fit une pause sur le sommet. C'était la frontière entre la Hongrie et
la Galicie. De là-haut, on avait une vue magnifique: tout alentour des
montagnes et des défilés enneigés, et des coteaux sur lesquels on voyait
souvent de magnifiques forêts de sapins. Devant nous, le grondement du
canon se faisait de plus en plus distinct. Et on continua à monter la route en
lacets. On vit un canon et son attelage au fond d'un profond ravin. Le canon
avait probablement dérapé sur la route verglacée, entraînant dans sa chute
les chevaux qui le tiraient. Dans la vallée devant nous se trouvait la station
terminale des traîneaux. A partir de cet endroit, tout était acheminé au
front par des chemins de charge, à dos d'âne.
On s'engagea en file indienne sur un tel sentier, qui dessinait des virages
le long de la montagne, pour la contourner. Lorsqu'on rencontrait des bêtes
72
de somme, on devait se serrer contre la paroi pour les laisser passer, tant la
piste était étroite. On arriva enfin au village de Tucholka. Toujours les
mêmes habitations, et parmi elles les habitants sales et vêtus de leur peaux
de mouton. Après avoir fait une pause d'une heure environ, on dut se
rassembler en deux détachements. Les adjudants de compagnie des 41e et
43e régiments d'infanterie arrivèrent, et on fut répartis dans les compagnies.
Je fus affecté avec cinquante autres camarades à la 7e compagnie du 41e
régiment d'infanterie. A présent mon adresse était la suivante: Mousquetaire
Richert, 7e compagnie, 41e régiment d'infanterie, 1re brigade, 1re division,
1er corps d'armée de l'armée impériale allemande du sud.
73
Combats et tourments dans les Carpathes, avril 1915
On se mit en route vers le front à la tombée de la nuit, sous la conduite des
adjudants. On ne pouvait pas emprunter ce passage de jour, car il se trouvait
à portée de canon des Russes. Nous arrivâmes au village d'Orawa, formé
d'une vingtaine de huttes et d'une église. L'église était recouverte de tôle, et
le clocher était en forme de coupole. La croix sur son sommet avait trois
anches, et celle du dessous était en travers; c'était le symbole de la
religion grecque catholique.
Ce village se trouvait au pied d'une montagne longue de huit kilomètres,
haute de mille deux cents mètres. En forme de toit, elle était parfois très
abrupte. C'était le mont Zwinin. Les Russes avaient installé leurs positions
tout au long du sommet. Les Allemands s'étaient enterrés à peu près deux
cents mètres en contrebas, environ à mille mètres au-dessus de la vallée. On
fut conduits dans ces positions au lever du jour. La couche de neige était
environ soixante-dix centimètres, mais dans les creux et les fossés, elle
s'était accumulée sur plusieurs mètres. Il était impossible de circuler à flanc
de coteau, car les Russes, depuis quelques points avancés, pouvaient arroser
le flanc de la montagne à coups de fusils ou de mitrailleuses. On rejoignit
enfin notre compagnie. Elle se composait essentiellement de Prussiens
orientaux, qui parlaient un dialecte difficilement compréhensible, et de
Polonais allemands. Lorsqu'il fit vraiment jour, je vis que tous étaient très
amaigris et avaient très mauvaise mine. Ils nous racontèrent comme ils
souffraient du froid et nous mirent bien en garde de ne pas sortir la tête hors
les tranchées car les Russes, des tireurs d'élite sibériens, abattaient tous
ceux qui se montraient. A ce moment-là, à trente mètres devant moi, je vis
Allemand sortir de la tranchée pour descendre un peu en contrebas. Pan,
pan, pan, quelques coups claquèrent. L'homme leva les bras et s'écroula
dans la neige, où il resta immobile. Ce fut le premier mort de notre troupe de
:renfort, un garçon robuste et insolent, qui durant notre voyage en train avait
.en entonné cent fois la chanson du Gassenhauer: «La cigogne, c'est un
. eau à bec, qui apporte les petits enfants. Mais elle n'est là qu'en été, qui
s'en occupe en hiver ?» A présent, ce sot ne chantera plus jamais. Comme je
devais l'apprendre plus tard, il voulait chercher quelques brindilles de sapin
pour se chauffer un peu de café.
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Les Prussiens nous racontèrent alors qu'ils avaient déjà attaqué à plusieurs
reprises les positions russes, mais qu'ils avaient été refoulés chaque
fois avec de lourdes pertes. Leurs morts se trouvaient toujours là-haut,
ensevelis sous la neige. L'espace d'un instant, je levai la tête, et je vis
plusieurs mains raides et des baïonnettes sortir de la neige. Je vis aussi
beaucoup de légers monticules dans la neige, sous lesquels devaient se
trouver des cadavres. On ne pouvait chercher la nourriture que durant la
nuit. Comme aucune cuisine de campagne ne parvenait jusqu'à nous, tout
préposés à la nourriture aient gravi les mille mètres, le repas était froid, tout
comme le café, et, de fait, on ne mangeait chaud que tous les trois jours.
Lorsque ce fut mon tour d'aller chercher la nourriture, je me mis à manger
ma portion tout de suite dans la vallée. Le pain de campagne était tellement
gelé que l'on arrivait à peine à en couper un bout avec un canif. Je mis le
morceau de pain coupé sur ma poitrine, entre ma chemise et mon maillot de
corps, pour le réchauffer.
Presque tous les soldats souffraient de maux de ventre et de diarrhées à la
suite de refroidissements. La plupart avaient du sang dans les selles. On
frôlait le désespoir, sans autre espérance que la mort, une blessure, des
membres gelés ou la captivité. Un découragement incroyable régnait parmi
les soldats et on ne tenait que par la contrainte terrible. Le plus dur, c'était
ces nuits glaciales qui n'en finissaient pas. Il n'était pas question de dormir;
tous sautillaient d'une jambe sur l'autre, battaient des bras pour se réchauffer
un peu. Parfois les Russes se mettaient à tirer plusieurs salves depuis les
hauteurs. Alors la plupart d'entre nous levaient leurs mains au-dessus de la
neige, dans l'espoir de se faire blesser pour être renvoyés à l'arrière, à
l'hôpital. Les pieds, les bouts de nez et les oreilles de certains soldats
gelèrent lors de nuits particulièrement froides. On trouva un matin deux
guetteurs morts de froid dans la neige.
flocons qui tombaient mais des aiguilles gelées. La tranchée commença à se
combler, et on dut pelleter sans arrêt pour la dégager. Le froid nous
transperçait la moelle et les os, et l'on ne voyait pas à trente pas dans cette
tourmente. Cela dura deux jours entiers. Tout trafic avec l'arrière fut
interrompu et l'on eut très peu à manger durant quelques jours. Pendant
trois jours, on ne reçut pas de pain, mais des biscuits autrichiens, durs
comme la pierre. Puis on eut durant plusieurs jours un pain de trois livres
à se partager quotidiennement par groupes de huit hommes. On souffrit
beaucoup de la faim, et on eut d'autant plus froid.
Will, un brutal Prussien de l'est, s'en réserva aussitôt la moitié qu'il
mit dans une boîte en métal. Il voulait qu'on se partage le reste, à huit. Je lui
dis alors que cela ne se faisait pas, que l'on devait partager le saindoux en
neuf parts égales. Quand, pour couronner le tout, il se mit à m'engueuler, je
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devins très méchant et lui dis sans ménagement ma façon de penser. A
partir de ce moment-là, le sous-officier commença à me tracasser dès qu'il le
pouvait. Comme j'étais impuissant face à lui, tout cela me déprimait encore
davantage et je pris la résolution de me blesser moi-même pour enfin quitter
cet enfer. Je me ficelai une planchette devant la main. Cette planchette
devait servir à retenir les débris et la poussière de poudre, pour que le
médecin, en me pansant, ne se rende pas compte que le coup avait été tiré de
tout près. J'avais l'intention de passer à l'acte au moment propice. Je mis en
place le fusil chargé sur mon genou, tenant ma main et la planchette ficelée
sur celle-ci à environ vingt centimètres du bout du canon ;je posai mon pouce
droit sur la détente, serrai les dents et … ne tirai pourtant pas, le courage me
manquant au dernier moment.
On souffrit tous beaucoup des poux, sans savoir d'où ils avaient bien pu
venir, Comme le froid nous empêchait de nous déshabiller, ces poux pou
vaient se nicher et se nourrir dans nos vêtements sans se gêner. Lorsque
parfois je me grattais sur la poitrine et jusqu'au creux du bras, j'en trouvais
au moins quatre accrochés à ma main, quand je la ressortais. La compagnie
faiblissait chaque jour davantage, car il y avait souvent des blessés et des
malades graves. C'est alors qu'une nuit, nous reçûmes le renfort d'un
bataillon du 43" régiment.
Le matin venu, on donna l'ordre de l'attaque. Je crus que nos chefs étaient
devenus fous. Attaquer … avec des soldats à demi-morts, épuisés. On sortit
de la tranchée à dix heures du matin. Auparavant. on avait fait des escaliers
à l'aide de nos pelles, A peine étions-nous en vue que d'en haut la fusillade
nous accueillit, il nous était très difficile de progresser dans l'épaisse couche
de neige. Déjà certains s'écroulaient, touchés. Des blessés légers couraient
la tranchée. Et puis, tout d'un coup, comme si un ordre avait été donné,
regagnèrent la tranchée. Les morts et les blessés graves restèrent au
sol;on entendit des plaintes jusqu'au soir, jusqu'à ce qu'ils meurent. On fut
enfin relevés la nuit suivante, et on redescendit au village d'Orawa. On était
restés seize jours en haut, 'sans être relevés.
Quel bonheur de se retrouver à nouveau dans une pièce chauffée, de
pouvoir enfin s'allonger pour dormir sur un sol sec. Nous avons reçu notre
solde le jour suivant. On nous gratifia d'une prime d'un mark par jour, ce qui
portait notre rémunération journalière à 1,53 mark. On retourna en position
après trois jours de repos puis, trois jours plus tard, on fut renvoyés au repos
et ainsi de suite. Enfin, un jour, commença le dégel; un vent tiède se mit à
souffler sur les montagnes et la neige se mit à fondre; il y eut des masses
incroyables de boue dans les tranchées que l'on dut approfondir, car plus la
neige fondait alentour, plus elles se révélaient peu profondes. Avec la fonte
des neiges, on vit aussi apparaître les morts entre les positions; et il y en
avait beaucoup dans toutes sortes de postures.
76
Prise du mont Zwinin, 9 avril 1915
On remonta en ligne avant le lever du jour, le 9 avril 1915. Nous avions
reçu le renfort de bataillons du 43" RI. On ne nous avait pas prévenus que
nous allions attaquer; mais tout le monde s'en doutait. Arrivés en haut,
nous avons dû aussitôt creuser des marches de sortie. L'attaque fut déclenchée
à huit heures précises. « Cette montagne doit être conquise à tout
prix! » tel était l'ordre. A peine étions-nous sortis de la tranchée que, là haut,
les têtes russes recouvertes de leurs hautes toques de fourrure se
montrèrent, nous accueillant d'un feu rapide. Pourtant, tout le monde
continua à courir et à grimper vers le sommet. On déchargea nos fusils en
courant en direction de toutes les têtes russes que l'on pouvait voir. Cela les
inquiéta et ils ne tirèrent plus avec autant de précision.
Je m'abritai un moment derrière un petit monticule et, regardant de côté,
je vis que les Allemands attaquaient sur toute la longueur de la montagne.
Par endroits, ils avaient déjà atteint le sommet. Il était impossible de
distinguer quoi que ce soit parmi tous les cris, tous les ordres. Soudain une
mitrailleuse russe commença à nous tirer dessus, de flanc. Beaucoup furent
touchés et tombèrent parmi les morts des précédents assauts. A certains
endroits particulièrement raides, ceux qui avaient été touchés dévalaient la
pente en roulé-boulé sur une certaine distance.
Hors d'haleine, nous sommes enfin parvenus devant la position ennemie.
Quelques Russes voulurent encore se défendre et furent achevés à la
baïonnette. Les autres levèrent peureusement les mains en l'air ou bien
prirent la fuite sur l'autre versant de la montagne. Il n'y avait pas grand monde
dans la tranchée, car beaucoup de Russes étaient occupés à cuire leur
petit déjeuner dans des abris situés à l'arrière de leur position, à flanc de
montagne. On s'avança au bord du ravin et on vit que tout le versant
grouillait de soldats russes en train de s'enfuir. Ils furent abattus en masse.
Le massacre était horrible à voir. Comme le versant nord de la montagne
était complètement gelé, ils ne trouvèrent aucun abri, et très peu arrivèrent
sains et saufs au pied de la montagne. Certains tués dévalèrent la pente sur
trois cents à quatre cents mètres. A certains endroits, la couche de neige
mi-corps et il leur fut impossible de continuer rapidement; presque tous
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furent tués ou blessés. Puis on commença à fouiller les abris, à la recherche
de vivres. Je tirai une toile de tente qui se trouvait à l'entrée d'un abri, et y
pénétrai; je voulus vite en sortir quand je vis que huit Russes se trouvaient
à l'intérieur; ils n'avaient pas eu le courage de s'enfuir. Aussitôt, ils levèrent
les bras. Deux d'entre eux voulurent me donner leur argent pour que je ne
leur fasse pas de mal. En réalité, c'était moi qui étais heureux qu'ils ne
m'aient rien fait … Je leur fis comprendre qu'ils devaient sortir. Ils furent
pris en charge par d'autres soldats et menés au sommet, où se trouvaient
déjà plusieurs centaines de prisonniers.
trouvai dans l'abri un imposant morceau de viande de boeuf, un quartier de
lard fumé, plusieurs mottes de beurre et une quantité de petits pains ronds
au sucre. J'eus vite fait de remplir ma musette et toutes mes poches de
petits pains; je coupai le quartier de lard en deux et en coinçai un énorme
morceau sous le couvercle de mon sac, de telle sorte que les bouts sortaient
de chaque côté. Puis je pris ma gamelle et la remplis à ras bord de beurre.
Je pris dans un sac une pleine poignée de sucre que j'arrivai à caser à grand peine
dans mes poches surchargées. D'autres soldats arrivèrent entre temps
dans l'abri qui fut dévalisé en quelques minutes. Beaucoup n'avaient
pu mettre la main que sur du pain ou d'autres choses sans grand intérêt.
Lorsqu'ils virent mon lard dépasser de chaque côté du sac, plusieurs prirent
leur couteau et en coupèrent des morceaux; il ne me resta bientôt plus que
le bout protégé par le couvercle du sac. Cela représentait quand même cinq
kilos, dont je donnai un beau morceau à un de mes camarades, un Badois du
nom de Weiland Hubert, qui avait étudié la théologie avant-guerre; je
donnai encore d'autres morceaux, plus petits, à plusieurs camarades alsaciens.
On reçut l'ordre de se rassembler au sommet de la montagne. Les blessés,
russes et allemands, qui entre-temps avaient été pansés, furent placés sur
des toiles de tente et évacués sur Ostrawa par les prisonniers russes. Un
détachement de Russes dut nous aider à creuser de grandes fosses; c'est là
que l'on enterra les morts de l'attaque et aussi tous ceux qui avaient été tués
auparavant. Ces derniers avaient déjà un aspect épouvantable et on devait
rassembler tout son courage pour aider à les transporter. On passa la nuit
dans la position russe. Une nouvelle tempête de neige éclata, et le lendemain
matin, les montagnes, les ravins, les forêts, tout fut recouvert d'une couche
blanche. Devant nous se trouvaient deux montagnes, chacune de la forme
d'une maison, avec le petit côté devant nous. Au fond du défilé qui les
longeait, on pouvait apercevoir, dans une petite vallée, quelques-unes de ces
mêmes pauvres huttes, et tout au fond, encore trois ou quatre sommets, l'un
plus haut que l'autre. Des hommes furent envoyés patrouiller sur les
montagnes en face; leur mission était de voir si les Russes les avaient
évacuées. Ils nous firent bientôt des signes pour nous dire qu'il n'y avait plus
de Russes et qu'on pouvait avancer.
78
On descendit le versant nord du Zwinin ; de tous côtés gisaient des Russes
morts. Il y en avait douze entremêlés au pied d'un monticule: ils avaient
boulé le long de la pente, qui était très raide. Une quantité de cadavres
gisaient dans l'eau du torrent qui coulait au pied de la montagne; certains
s'appuyaient encore au bord de l'eau; c'était une bien triste image. Les
Russes étaient beaucoup mieux équipés contre le froid que nous. Ils portaient
d'épais manteaux de laine à capuchon. Ils avaient sur la tête de
hautes toques en fourrure et aux pieds des bottes de feutre; leurs pantalons
et leurs vestes étaient fourrés de coton.
On avança ensuite dans le défilé entre les deux montagnes; arrivés au
bout, on attendit la nuit. Lorsque l'obscurité se fit, nous avons commencé à
escalader la montagne de droite, puis avons creusé une tranchée à mi-pente.
C'était une nuit froide. Un de mes camarades, un père de famille de
Mulhouse du nom de Bruning, qui était aussi écoeuré que moi de tout cela,
me demanda de lui frapper une balle dans la main avec la tête de ma hache.
Il voulut poser sa main sur une souche. Je lui dis que cela m'était impossible.
Lorsque le matin venu on ne vit toujours aucune trace des Russes, on
s'assit pour manger en arrière de la tranchée sur nos sacs à dos. Soudain,
l'air fut transpercé par un sifflement; au même moment eut lieu une
explosion terrible; la terre, la neige, la fumée, tout vola en même temps. Un
gros obus russe venait d'éclater à peine cinq mètres devant notre tranchée.
Vite, op.-bondit tous dans l'abri. Déjà le deuxième obus explosa. Il avait
atterri sous une mitrailleuse et la projeta très haut en l'air. Il y eut deux
tués. Le troisième obus éclata juste derrière la tranchée; le quatrième en
plein dedans.rà environ sept mètres de moi. J'en eus assez. Je sortis vite de
la tranchée et dévalai le versant en courant, en direction d'un petit buisson
de noisetiers. Il n'y eut bientôt plus personne dans la tranchée, hormis ceux
qui avaient été touchés. Le tir cessa au bout d'un moment. On retourna
prudemment vers notre position pour s'occuper des blessés. Deux hommes
amenèrent bientôt Bruning; il gesticulait, pâle comme un linge; il tendait
ses bras devant lui, à la recherche d'air. Il n'avait aucune blessure apparente.
Soudain du sang jaillit de sa bouche et de son nez. Il s'écroula et mourut
après quelques soubresauts. La pression dégagée par l'explosion des obus,
tout à côté de lui, lui avait fait éclater les poumons. Il y avait sept autres
morts dans la tranchée; certains si déchiquetés qu'ils en étaient méconnaissables.
On les allongea dans des grands trous d'obus et on les recouvrit de
terre. Puis on se servit de tiges d'osier pour faire tenir deux bouts de bois en
forme de croix que nous avons posés sur la tombe.
On resta encore trois jours dans cette tranchée, mais sans plus être
bombardés. On quitta cette .montagne durant la troisième nuit par une
étroite vallée et on s'enterra sur un sommet. Les Russes se trouvaient en
face, sur une longue montagne étirée, qui surplombait la nôtre. Le jour, on
était obligé de rester couché ou assis, car les Russes pouvaient tirer .dans
notre tranchée du haut de leur position. Le versant qui se trouvait devant
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nous était recouvert de buissons, à hauteur d'homme. Un soir de garde, à la
tombée de la nuit, je ne faisais guère attention, occupé que j'étais à discuter
avec mes camarades, quand soudain surgit un Russe devant nous, le fusil à
la main. Je crus que tous les autres allaient venir, et brandis mon fusil. Il
leva alors les mains en l'air et sauta dans notre tranchée. C'était un
déserteur, qui en avait sans doute assez de la guerre. On lui donna des
cigarettes, et on put voir son bonheur d'être enfin en sécurité!
On reçut le même soir des troupes fraîches d'Allemagne. Un sous-officier
affecté à notre compagnie fut tué dès sa première nuit au front. Nous
sommes restés trois semaines environ dans cette position. L'artillerie russe
nous pilonna tous les jours; mais cela mis à part, il ne se passa rien
d'extraordinaire.
Le 2 mai, on entendit au loin le grondement sourd des canons. C'était la
percée de l'armée allemande à travers les positions russes à Gorlitze-
Tarnow. Le 4 mai, c'était mon anniversaire. J'avais vingt-deux ans.
Dans l'après-midi, les Russes commencèrent à bombarder notre tranchée
aux shrapnels. Pour nous protéger des éclats, nous avions posé des planches
au-dessus de la tranchée, et les avions recouvertes de terre. On était à cinq
dans l'abri. Il y eut un sifflement, un éclair, une explosion; je reçus un coup
sur la tête et perdis connaissance. Lorsque je revins à moi, tout tournait
devant mes yeux. Mais je retrouvai bientôt tous mes esprits; j'étais à demi
enseveli dans la tranchée, à moitié recouvert de bouts de planches et de
terre. J'avais une magnifique bosse sur la tête. Sous mon oeil droit, ma peau
était écorchée. Un de mes quatre camarades gisait, mort, dans la tranchée.
Un autre était appuyé contre le mur. Il soupirait faiblement, la tête penchée
en avant. En y regardant de plus près, je vis qu'il avait reçu un éclat dans le
dos. Je me mis à appeler les brancardiers, mais personne ne vint, car tous se
terraient Dieu sait où au fond de la tranchée. Lorsqu'au bout d'un moment
je m'occupai à nouveau du blessé, je m'aperçus qu'il était mort. Je ne vis
aucune trace des deux autres. Ils avaient probablement pris la fuite. Je
devais apprendre plus tard que Weiland, mon bon camarade, qui portait des
lunettes, avait été légèrement blessé par ses verres; ils s'étaient fichés dans
son visage, sous ses yeux, après avoir été brisés par des projections de terre.
On devait apprendre par la suite que, du côté allemand, douze mille
hommes avaient été tués sur le mont Zwinin.
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Début de la grande offensive austro-allemande
mai 1915
On quitta notre position le 5 mai 1915, pour longer le front vers l'est, dans
une petite vallée. Tout fourmillait de troupes autrichiennes nouvellement
arrivées. On entendait dire que le front russe devait être percé à cet endroit.
Les Russes occupaient à nouveau l'arête d'une montagne. On fut très inquiets
lorsque l'heure de l'attaque approcha. Mais on eut cette fois-ci la chance de
rester en réserve, à l'abri dans une forêt de sapins. Le 7 mai au matin, tout
recommença. Quelques batteries de montagne autrichiennes bombardèrent
les positions russes. Puis l'infanterie austro-allemande passa à l'assaut.
Le vacarme des tirs d'infanterie et des mitrailleuses était effrayant. Il était
ponctué par les explosions d'obus et de shrapnels. On put très bien suivre le
déroulement du combat. On vit que beaucoup de soldats restèrent au sol,
derrière les Allemands et les Autrichiens qui continuaient à grimper. Ils
parvinrent néanmoins au sommet et de longues colonnes de prisonniers
russes furent peu après conduites dans la vallée. Le combat continuait, preuve
que les Russes, de l'autre côté de la montagne, résistaient encore.
On reçut l'ordre de se regrouper et de se mettre en marche à notre tour. Un
obus russe de gros calibre s'abattit soudain en plein rassemblement: il blessa
ou tua plus de quarante hommes. Tous se dispersèrent, épouvantés. D'autres
obus arrivèrent, mais ils passèrent au-dessus de nous. On dut se rassembler
à nouveau, et on commença à gravir la montagne. Il y avait un très grand
nombre de morts et de blessés allemands entre nos lignes et le sommet. Les
blessés appelaient à l'aide. Mais il fallait avancer. Des infirmiers et des
médecins allemands, aidés de prisonniers russes, s'efforçaient de les panser et
de les évacuer. Dans la position russe, on vit une grande quantité de Russes
morts, la plupart à coup de baïonnette. L'autre versant était également
parsemé de cadavres; parmi eux se trouvaient quelques Allemands. Je vis à
un endroit une ligne de tirailleurs russes en position, au grand complet,morts.
Certains tenaient encore leur pelle à là main, cherchant à s'enterrer, d'autres
tenaient leur fusil en joue. Ils avaient probablement été exterminés par une
mitrailleuse.
L'arrière des positions russes ressemblait à une vraie porcherie; on ne
voyait pas la moindre latrine et il était presque impossible d'avancer sans
81
marcher dans des excréments. C'est seulement à la hauteur d'une seconde
montagne que l'on rejoignit les troupes de la première ligne. Les Russes
avaient installé là une puissante position de repli, mais ils n'avaient pas eu le
temps de résister. La poursuite commença. On monta, on descendit toute la
journée, aux trousses des Russes. Certains, seuls ou par petits groupes,
venaient sans cesse à notre rencontre pour se rendre. Ils en avaient probablement,
eux aussi, par-dessus la tête de la guerre. Comme il faisait très chaud,
on étancha notre soif grâce à l'eau claire de nombreuses sources. Par contre,
côté nourriture, ce n'était guère reluisant; chacun disposait d'une seule boîte
d'environ une livre de viande en conserve et d'un petit sac de biscuits; on
nommait ça la ration de fer; mais elle ne s'entamait que sur ordre du
commandant de compagnie. Nous avons passé la nuit sur la montagne,
tenaillés par la faim. Et on repartit au lever du jour, après avoir reçu
l'autorisation de manger la moitié de la boîte de viande et quelques biscuits.
Vers midi, une vingtaine d'hommes furent envoyés en reconnaissance sur
une montagne. Je me trouvais parmi eux. A peine les premiers eurent-ils
achevé de gravir le sommet qu'ils commencèrent aussitôt à tirailler, nous
criant de vite venir les rejoindre. Face à la montagne en contrebas, je vis un
profond défilé qui grouillait de Russes en train de battre en retraite. On se mit
à tirer autant que nos fusils le pouvaient, et plusieurs Russes furent abattus.
Les autres jetèrent leurs armes, et levèrent les mains en l'air. Comme nous ne
voulions pas montrer notre faiblesse, nous sommes restés couchés, attendant
l'arrivée du bataillon. Les Russes durent alors se rassembler, puis furent
conduits vers l'arrière. Ils étaient plus de sept cents. On escalada la montagne
suivante, pour arriver sur le versant opposé, dans une véritable forêt vierge.
Un très grand nombre de troncs de sapins jonchaient le sol; ceux du dessous
étaient pourris, ceux du dessus encore durs. Mais tous n'avaient plus d'écorce.
On arrivait à peine à se frayer un passage. Au milieu des sapins abattus, il y
en avait de jeunes de toutes tailles, restés debout, d'autres encore, d'une
hauteur et d'un volume incroyables. La montagne était sauvage et très
découpée. Nul chemin, nul passage; encore moins d'habitations. Mais on
continuait irrésistiblement notre progression. Les montées très pénibles,
suivies de descentes, et la pénurie de vivres, tout cela nous exténua, nous
éreinta; mais on continua jusqu'à la tombée de la nuit. Nous avons alors
mangé le reste de nos rations, avant de nous endormir dans la forêt. Le
lendemain matin, nous nous sommes remis en route, la faim au ventre; tandis
que l'on descendait un versant, on fut soudain violemment pris à partie par un
feu d'infanterie, venant d'une montagne opposée, à huit cents mètres de
distance environ. Par chance, plusieurs gros rochers se trouvaient là, derrière
lesquels nous trouvâmes un abri. C'était sans doute l'arrière-garde russe qui
devait couvrir le repli de son armée. Une fusillade éclata bientôt sur leur
droite, déclenchée par des détachements allemands, et les Russes se retirèrent.
Lorsque nous avons gravi la montagne où se trouvaient précédemment
les Russes, nous avons découvert avec plaisir une belle vallée, traversée par
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une route, une voie ferrée et une petite rivière. Quelques petits villages et des
fermes isolées y étaient disséminées. On distinguait au loin, à l'oeil nu, les
Russes qui se retiraient. Aussi loin que portait la vue, la route était recouverte
de leurs colonnes. On descendit alors dans la vallée, et après avoir longé la
route, on parvint au village de Skole. Comme on souffrait beaucoup de la faim,
on se mit en quête de nourriture.
Nous découvrîmes bientôt un bon filon. Deux baraques en bordure de route,
pleines de saumons entiers et de pain russe. Elles furent prises d'assaut. Tout
le monde voulait être le premier, et il y eut une cohue indescriptible à l'entrée.
On ne tarda pas à voir, un peu partout, des soldats assis ou couchés, mordre
à belles dents dans de gros morceaux de poisson et de pain.
Nous avons passé la nuit suivante à Skole. On repartit le lendemain matin,
en suivant la route. Celle-ci traversait la rivière à un certain endroit. Mais les
Russes avaient fait sauter le pont. On enleva nos bottes, et, pensant que l'eau
n'était guère profonde, on s'avança dans la rivière, les pantalons retroussés.
Pourtant, au milieu, cela devint assez profond, et l'on fut trempés jusqu'à la
ceinture. En poursuivant notre chemin, nous arrivâmes devant des obstacles.
Les Russes avaient scié de grands sapins, les jetant en travers de la route. On
dut les dégager et on se remit en route.
Par suite de notre alimentation irrégulière, j 'étais victime, comme beaucoup
d'autres, de fortes coliques. La discipline était telle chez ces Prussiens
orientaux que, malgré les fatigues et la misère, l'on devait chaque fois
demander l'autorisation de sortir des rangs. Je demandai donc cette permission
à mon chef de groupe, le sous-officier Will. Comme il me détestait
toujours, il m'envoya demander la permission au commandant de compagnie.
Or celui-ci chevauchait en tête du bataillon. Je reposai donc ma question au
sous-officier Will; et comme je ne pouvais plus attendre, je dus quitter la
colonne et vite me rendre dans un buisson, au bord de la route. Mais au même
moment, la colonne dut encore s'arrêter, car de nouveaux obstacles bloquaient
la route.
Notre commandant de compagnie, un grossier personnage, revint alors au
galop vers la compagnie; et lorsqu'il vit mes affaires au bord de la route, il
grogna: «A qui ça appartient, ça ?» Je lui répondis, depuis mon buisson:
«C'est à moi, mousquetaire Richert !» «Venez un peu ici», me cria-t-il. Je
remis de l'ordre dans mes habits; avant d'y aller et de me mettre au garde-àvous
devant lui. «Avez-vous demandé l'autorisation de sortir des rangs ?»
«Oui, au sous-officier Will », lui répondis-je. «Sous-officier Will, venez ici », dit
alors le capitaine.« Cet homme vous a-t-il demandé l'autorisation de sortir des
rangs?» Le sous-officier, qui vit là l'occasion de m'enfoncer, lui mentit: «Non,
mon capitaine! » «Espèce de sale rustre insolent! hurla le capitaine, je vous
punis de cinq jours d'arrêt de rigueur pour avoir menti sciemment à un
supérieur! »Je voulais dire au capitaine qu'il devait bien y avoir une vingtaine
d'hommes m'ayant entendu demander l'autorisation au sous-officier Will. A
peine avais-je ouvert la bouche qu'il leva sa cravache et cria: «Voulez-vous
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fermer votre gueule l- J'éclatai de rage, mais j'étais complètement impuissant-
C'était la première punition que je recevais en presque deux ans de
service. Je fus si révolté durant plusieurs jours que j'eus beaucoup de mal à
faire tout ce que l'on me demandait. Comme on n'avait pas le temps de faire de
la prison, et comme il n'y avait pas non plus de locaux d'arrêts, les punis
étaient attachés avec des cordes à des arbres ou à des roues de voitures. Être
attaché deux heures remplaçait une journée d'arrêt. Aussi devais-je rester
attaché dix heures durant. Une joyeuse perspective! D'autant plus révoltante,
quand j'y pensais, que ces Prussiens m'en avaient déjà fait beaucoup baver.
Heureusement, je reçus une lettre de chez moi, qui me fit beaucoup de bien,
m'annonçant que toute ma famille était en bonne santé et que, malgré la
proximité du front, elle avait pu rester à la maison.
En continuant notre marche, on sortit enfin des massifs montagneux et on
vit la plaine de Galicie qui s'étendait devant nous. Tout était vert, en fleurs, et
nous fûmes tous très heureux d'avoir enfin ces terribles montagnes derrière
nous. Regardant cette vaste plaine, chacun se demandait sans doute s'il
n'allait pas mourir là, quelque part. Malheureusement ce fut le cas pour le
plus grand nombre. On traversa plusieurs villages, sans rencontrer de Russes.
Les maisons étaient un peu mieux construites que dans les Carpathes.
Mais là aussi les paysans allaient la chemise sortie sur le pantalon, et les
femmes étaient aussi peu soignées. Ils nous regardèrent passer avec des yeux
étonnés: on était sans doute les premiers Allemands qu'ils voyaient. On ne
pouvait pas leur dire deux mots, car ils parlaient polonais.
Un jour, j'entrai dans une maison pour acheter quelques œufs. Je montrai
six doigts à la femme qui était là et me mis à caqueter comme une poule. Elle
fit celle qui ne comprenait pas. Je dessinai alors un œuf sur le mur blanc à
l'aide d'un crayon. Sans plus de succès. Elle ne voulait tout simplement rien
comprendre. En dernier ressort, je sortis un billet de mon portefeuille, avec
succès. Cette fois-ci, la femme prit une corbeille dans un coin et me donna une
demi-douzaine d'oeufs. Elle demanda une couronne autrichienne, ce qui avait
la valeur de quatre-vingts pfennigs. Je lui donnai un mark. Elle semblait
connaître la valeur de cette monnaie, car je reçus un œuf en plus, au lieu de
vingt pfennigs. Là non plus on ne voyait nulle part un lit dans les maisons.
Toute la famille dormait sur le poêle, comme dans les Carpathes.
Le lendemain, on entendit sur notre gauche un grondement de canon
discontinu, ce qui nous indiqua que les Russes semblaient vouloir arrêter
notre progression. D'imposants nuages de fumée s'élevaient au-dessus de
villages en feu. La nuit, dans la région, le ciel était rouge sang. On se remit en
marche le jour suivant. Nous étions complètement épuisés par nos marches
incessantes et aspirions vivement à une journée de repos. Subitement, des
coups de feu claquèrent devant nous. Une patrouille de cavaliers revint au
galop, nous annonçant qu'elle avait rencontré des détachements russes.
Apparemment, les choses sérieuses allaient recommencer.
Sous la conduite d'un lieutenant, nous fûmes envoyés à une vingtaine
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reconnaître la forêt toute proche. On ne trouva néanmoins pas le moindre
Russe. Depuis l'autre lisière, on vit au loin un village, à six cents mètres.
Plusieurs de ses maisons étaient recouvertes de tuiles, d'autres de tôles, ou
encore de chaume, ce qui est rare dans les villages de Galicie. Un fossé de cinq
mètres de profondeur longeait la forêt. On se coucha sur le bord de celui-ci
pour observer le village. Mais on ne vit toujours pas le moindre Russe. Quand
soudain un cavalier russe jaillit au détour du fossé, au grand galop. On le mit
aussitôt en joue. Il jeta sa lance au loin, leva ses deux mains en l'air et continua
à galoper vers nous, sans tenir les rênes. Puis il jeta sa jambe par-dessus la
tête du cheval, sauta et se rendit. On fut tous émerveillés par ce numéro
d'équitation. On fit comprendre au Russe de rester près de nous, ce qui sembla
d'ailleurs lui faire très plaisir.
Du village vint alors un paysan, qui paraissait vouloir faire quelques
travaux sur son 'champ. On cria: «Panje, Moskali ? » ce qui signifie à peu près:
Monsieur, y a-t-il encore des Russes là-bas? L'homme nous répondit en parfait
allemand: «Non les derniers sont partis il y a une demi-heure.» Il nous
raconta que le village grouillait de Russes la nuit précédente, et il lui semblait
avoir compris qu'ils comptaient bien se défendre dans la région. Cette nouvelle
n'était guère réjouissante. Le village s'appelait Bergersdorf et n'était habité
que par des Allemands. Après que le lieutenant eut envoyé quelques hommes
rendre compte au bataillon, on alla vers le village où l'on fut très aimablement
accueillis par la population. Comme nous avions tous beaucoup dépéri et
étions d'aspect misérable, ces gens nous plaignirent et nous donnèrent à
manger du lait, du pain et toutes sortes d'autres choses.
Une fois le bataillon arrivé, on dut creuser une tranchée de l'autre côté du
village, en plein milieu d'un champ de pommes de terre. Les habitants tuèrent
alors un cochon aux frais de la commune; ils le préparèrent, accompagné de
choucroute et de pommes de terre, et nous apportèrent le tout dans la
tranchée. Quel délice! Voilà qui nous changeait de l'ordinaire! «Demain. jour
de repos », nous annonça-t-on. On dormit dans une grange, mais tout le monde
dut monter la garde dans la tranchée pendant deux heures. Au matin, les deux
filles du propriétaire nous apportèrent du lait chaud. C'étaient deux jolies
jeunes filles très aimables, et je leur fis souvent la conversation au cours de la
journée.
Vers quatre heures de l'après-midi, un sous-officier vint me trouver, m'annonçant
que j'allais être ligoté d'ici une demi-heure au pommier qui se
trouvait dans la cour de la ferme. Je devais procurer moi-même la corde. La
rage que je ressentis m'aurait fait démolir le monde entier. Comme la demi-heure
était presque passée, je pris dans mon sac le cordon de nettoyage du
fusil, et voulus aller me présenter au sous-officier. Juste à ce moment-là, des
soldats coururent à travers le village, criant: «Préparez-vous, on repart! »
Tout le monde se douta bien qu'un choc avec les Russes s'annonçait; mais pour
ma part, je fus comme délivré d'un grand poids; j'avais encore échappé à la
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Nous avons marché quelques kilomètres, puis avons traversé une forêt de
part en part, jusqu'à la lisière opposée. C'est là que nous avons passé la nuit.
Devant nous, on entendit durant la nuit d'incessants tirs d'infanterie. Certaines
balles arrivèrent jusqu'à nous. C'était une très belle nuit tiède de mai, et
dormir à la belle étoile n'étai t pas si désagréable. Comme le jour allait se lever,
nous avons dû avancer; on traversa un vaste terrain tout planté de bruyères.
Des troupes autrichiennes avaient creusé une tranchée, que nous avons
occupée. Les Autrichiens se retirèrent.
A l'aube, e vis qu'une forêt de jeunes sapins se trouvait à environ huit cents
mètres de nous, plantée en arc de cercle autour de la prairie. Une fusillade
éclata soudain sur notre droite. Un combat se déroulait là-bas. Quant à nous,
on passa la journée tranquillement couchés dans la tranchée.
Le soir venu, le commandant de compagnie convoqua les sous-officiers; il
leur dit qu'une patrouille de deux hommes, ayant fait si possible la totalité de
la campagne, allait être envoyée en éclaireur pour reconnaître l'emplacement
des positions russes. Je fus désigné par mon sous-officier, ainsi qu'un autre,
natif du pays de Bade, nommé Brenneisen. On dépassa le poste de guet le plus
avancé; je leur demandai au passage s'ils connaissaient le mot de passe, pour
éviter qu'ils nous tirent dessus à notre retour … Ce jour-là, c'était «Hélène ».
Nous avons continué à progresser prudemment, nous couchant de temps en
temps pour mieux prêter l'oreille aux bruits de la nuit. Lentement, nous avons
poursuivi notre chemin. Pour déterminer la bonne direction, on m'avait donné
une boussole à aiguille phosphorescente. Brenneisen voulut aller plus loin,
mais je dus le forcer à rester couché près de moi dans la bruyère, lui disant:
«Mon vieux, pense donc que tu as une mère. Qu'est-ce que tu veux trouver plus
loin, la mort tout au plus! » Il me répondit doucement: «Mais on doit faire un
rapport, dire où se trouvent les Russes!" «Laisse-moi faire, lui dis-je, le
rapport je m'en occuperai. » On resta donc couchés, sans faire de bruit.
Soudain, on entendit sur notre gauche des bruissements dans la bruyère,
suivis de quelques murmures. On arma doucement nos fusils et je chuchotai à
l'oreille de Brenneisen de ne pas tirer si possible. Un, deux, trois, quatre … huit
Russes émergèrent alors de l'obscurité, à côté de nous. Ils s'avancèrent
prudemment, à peine vingt pas devant nous, mais sans nous voir. On retint
notre souffle; mais nos battements de cœur étaient impossibles à contrôler.
Nous sommes restés couchés aux aguets dans la nuit. On entendit alors
distinctement comme des coups de marteau puis des coups de hache dans la
forêt. Visiblement, les Russes disposaient un réseau de barbelés devant leurs
positions,juste en lisière de la forêt. Les coups sourds provenaient de l'enfoncement
de pieux et, pour les coups de hache, c'était l'abattage des petits sapins,
qu'ils transformaient ensuite en pieux. Au bout de deux heures, nous avons
fait prudemment demi-tour. Nos guetteurs nous crièrent bientôt: «Halte, qui
va là ?« Nous répondîmes < Hélène» avant de passer sans encombre.
Arrivés dans la tranchée, nous sommes allés aussitôt voir le commandant
de compagnie qui était couché dans un coin et dormait. Je le réveillai et lui dis
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«La patrouille est de retour! » Il se leva et nous demanda: «Alors? Quoi de
neuf devant?- Je lui fis mon rapport: «Nous nous sommes glissés jusqu'à la
lisière du bois qui se trouve devant nous. On est presque tombés sur une
patrouille russe de huit hommes qui ne nous a pas remarqués. On s'est
couchés, écoutant comme les Russes abattaient des arbres, effilant leurs
troncs pour les planter dans le sol. On a aussi entendu le bruit de rouleaux de
fils de fer, ce qui nous a signalé que les Russes installaient un réseau de
barbelés devant leurs positions. On s'est tellement approchés des Russes que
nous avons même pu les entendre parler. En revenant, j'ai mesuré la distance
qui nous sépare de la lisière de la forêt, et qui se monte environ à huit cents
mètres. »J'avais un peu menti au chef de compagnie dans la dernière partie de
mon rapport, pour qu'il me fasse cadeau des cinq jours d'arrêt.
Quand j'eus terminé, il nous tapa sur l'épaule à tous les deux, et nous dit:
. «Vous avez mené cette patrouille de main de maître. Je suis très content de
vous. Comment vous appelez-vous? »On lui dit nos noms. Alors le capitaine
dit: «Richert ? Richert? N'êtes-vous pas l'homme que j'ai puni de cinq jours
d'arrêt de rigueur ? . «Oui, mon capitaine! » lui répondis-je. «Bon, dit-il, pour
la très bonne conduite de votre patrouille, je vous remets votre peine. Sinon,
vous auriez reçu la croix de fer! »J'avais donc atteint ce que je voulais et ne
serais pas ligoté publiquement. Le capitaine fit venir aussitôt tous les chefs
de groupe, leur donnant l'ordre d'annoncer à tous les hommes avec quelle
bravoure moi et Brenneisen avions mené notre mission. A partir de cette
nuit, le capitaine m'aima bien. Sinon, c'était un homme très dangereux,
grossier, très craint dans la compagnie. Je le vis une fois frapper au visage un
soldat assez âgé, tellement fort que celui-ci se mit à saigner du nez. Un autre
jour, je l'entendis traiter des blessés que la douleur faisaient se plaindre de
«femmelettes» et de «lâches poltrons », Le matin venu, nous avons quitté la
tranchée, nous déplaçant à travers les pâturages sur la droite en direction de
la forêt. Une maison forestière se trouvait en lisière, qui se composait d'un
corps de bâtiment et d'écuries. Tout près, on voyait les corps de nombreux
soldats allemands, tués la veille lors d'un accrochage avec les Russes. On
resta couchés toute la journée dans le bois. Une patrouille russe forte de six
hommes se dirigea vers nous et dut se rendre. C'était des gaillards costauds,
venant probablement du sud-est de la Sibérie; ils avaient le visage jaune brun,
les yeux légèrement bridés, et les pommettes saillantes.
Vers minuit, on reçut l'ordre de s'avancer dans la forêt, jusqu'à ce qu'on
nous tire dessus, et alors de se coucher et de s'enterrer. On commença à
avancer prudemment; la nuit était sombre, et on se heurtait parfois aux
arbres. Comme nous avions parcouru environ trois cents mètres, on vit
quelques éclairs devant nous, et pan, pan, pan, on nous tira dessus. On se jeta
au sol, plus ou moins alignés, et on commença à s'enterrer. Ce ne fut pas une
mince affaire, dans cette nuit noire et dans un sol tout traversé de racines. Je
parvins néanmoins à me creuser un trou, où je me couchai puis m'endormis.
On ressentait toujours une sensation désagréable à être couché dans un trou
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froid comme une tombe, d'autant plus que l'on redoutait la mort à chaque
instant.
Lorsque je me réveillai, il faisait déjà grand jour. On nous donna alors cet
ordre qui me terrifiait toujours autant: « Préparez-vous, baïonnette au canon,
en avant! »Nous avons endossé nos sacs et placé les baïonnettes sur les fusils;
je mis cinq cartouches dans la chambre de mon fusil et une dans le canon. Puis
on avança, la peur au ventre. On scrutait l'espace devant nous, sans rien
découvrir de suspect. Nous sommes parvenus aux barbelés, disposés d'arbre
à arbre, que l'on put franchir facilement. La forêt se composait surtout de
grands hêtres et de chênes; le sol était recouvert de petits mûriers. J'avais
beau regarder, je ne voyais toujours pas trace des positions russes. Une salve
claqua soudain à peine cinquante mètres devant nous. Des mitrailleuses se
mirent à crépiter, en un mot, ce fut une fusillade ininterrompue. L'effet de ces
tirs était terrifiant, à cause de leur proximité. Dès la première salve, une
bonne moitié d'entre nous se retrouva au sol, morts ou blessés. Ceux qui
restèrent indemnes se jetèrent aussi par terre et essayèrent de s'enterrer
aussi vite que possible. Ce faisant, beaucoup furent touchés. Puis tout se
calma, et les Russes cessèrent pratiquement de tirer. Les plaintes et les râles
des blessés étaient terribles à entendre.
Je m'étais aussi jeté par terre à la première salve et avais rampé à l'abri d'un
gros tronc de chêne. Un Badois du nom de Müller, qui se tenait trois mètres à
côté de moi, avait eu la joue éraflée par une balle. Il rampa vers moi derrière
le chêne, se leva, prit sa petite glace et contempla sa blessure. « C'est pas
grave, me dit-il, je vais pouvoir rentrer à la maison.. Soudain son regard
devint fixe, il jeta ses bras en l'air, se retourna; le sang jaillit de sa bouche et
de son nez, et il s'écroula sur le dos en travers de moi, m'éclaboussant
complètement de son sang. Je le fis un peu rouler de côté; comme j'osais à
peine bouger, je ne pus déterminer s'il avait reçu un autre coup ou s'il était
mort des suites de sa blessure au visage.
Je remarquai alors que des balles tirées de côté sifflaient juste au-dessus de
moi. Je levai un peu la tête et vis que les lignes russes étaient en travers et que
l'on pouvait aussi nous atteindre depuis le côté. Je me rendis alors compte à
quel point la position russe était bien pensée. La tranchée était recouverte de
planches, elles-mêmes recouvertes de terre et parsemées de feuillages. Les
Russes avaient placé des buissons par-dessus, la rendant ainsi presque
invisible. Leurs meurtrières n'étaient que de petits trous ronds juste au
niveau du sol. Une balle transperça le dessus de mon sac, traversant ma
trousse de toilette, déchirant deux paires de chaussettes. Je m'attendais à être
transpercé d'un instant à l'autre. J'étais dans un état de terreur indescriptible.
Je me mis à implorer plus de saints qu'il n'en existe dans le ciel. Je vis qu'il
m'était impossible de rester derrière mon chêne; je retirai mon sac et, en
levant la tête, je vis à trois mètres sur ma droite un renfoncement d'une
vingtaine de centimètres de profondeur, à peu près de la longueur d'un
homme. Je me mis à ramper tout doucement, collé au sol, vers ce renfonce
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ment, en essayant d'éviter de remuer les basses branches de mûriers. Je tirai
mon sac derrière moi. Dans ce creux se trouvaient des feuillages mouillés et
pourris, et de la boue. Couché sur le côté, je me mis à pousser vers l'avant, avec
mes mains, les feuilles et la boue; puis je me saisis de ma pelle et commençai
à m'enterrer plus profondément, tout en restant couché. Les buissons de
mûres furent à peine secoués par la terre que je rejetais, que je sentis déjà une
douzaine de balles siffler juste au dessus de moi. Mais je fus bientôt complètement
à couvert. Je pus ainsi rester tranquillement allongé dans mon trou
humide.
A ma droite, les jambes d'un mort touchaient le trou. Je pus l'identifier à ses
chaussures: c'était le r- classe Zink, de Strasbourg, qui portait toujours, au
lieu de bottes, des chaussures à lacets et des guêtres de cuir.
Un peu à ma gauche, un Polonais blessé se tordait de douleur, poussant
d'horribles râlés. il avait été touché au ventre par la première salve. Et tandis
qu'il gisait sur le sol, un coup tiré de côté lui avait arraché quatre doigts de sa
main droite. Une autre balle lui avait fracassé le menton. C'était terrible de
voir ça. Malgré ses horribles blessures, le pauvre homme agonisa jusqu'à trois
heures de l'après-midi et la mort le délivra de ses souffrances. Je vis aussi un
blessé venir de l'arrière en rampant. Je me dis qu'il devait être devenu fou. En
fait, je vis qu'il cherchait à récupérer son sac, dont il s'était débarrassé après
sa blessure. Juste au moment où il tendit le bras vers son sac, une balle le
toucha au front. Il tressauta et ne bougea plus. Je restai donc toute la journée
couché dans ce trou, tout seul. Je ne savais pas s'il y avait encore quelqu'un de
vivant ou pas. Je ressentais une drôle d'impression, car je craignais que les
Russes ne viennent et me tuent à la baïonnette. Heureusement, ils restèrent
dans leur tranchée.
Comme je commençais à avoir très faim, je pris ma ration de fer, et la
mangeai en entier. Je comptais, l'obscurité venue, ramper jusqu'à un mort et
lui sortir sa portion du sac. J'avais le sentiment que cette journée ne finirait
jamais.
Dans la soirée, j'entendis quelqu'un appeler à mi-voix: « Hep, hep, mais est ce
qu'il n'y a plus personne ?. Cette voix venait d'à peine trois mètres à côté de
moi. Je répondis doucement: « Oui, je suis là, Richert. » On commença alors à
creuser un petit boyau de communication, agenouillés tous les deux. Au bout
d'une heure, nous nous étions rejoints. Je me sentis beaucoup mieux en
sentant la proximité d'un autre homme. Peu à peu, d'autres se manifestèrent.
Et tous s'efforcèrent d'établir des communications entre eux, à l'aide de
petites tranchées. Comme on ne voyait ni n'entendait plus aucun gradé,
j'envisageai de m'éclipser vers l'arrière, la nuit venue. Juste quand je m'apprêtais
à prendre le large, j'entendis les buissons secs frissonner derrière moi.
C'était le 222" RI qui venait nous renforcer. Avec le moins de bruit possible, on
creusa les petits boyaux plus profondément. On devait souvent se baisser, car
les Russes, nous entendant travailler, tiraillaient de temps en temps. Enfin,
nous avons achevé la tranchée. A l'aide de branches mortes, je me fabriquai
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ensuite une meurtrière dans le tas de terre rejeté sur le bord, pour pouvoir
tirer à couvert en cas d'attaque. De notre groupe, composé de huit hommes et
d'un sous-officier, seuls étaient rescapés deux Westphaliens, Petersen et
Niederfellmann, arrivés tout récemment au régiment, plus moi-même. La
moitié des effectifs dut rester éveillée pour faire le guet. Le reste, dont moi, put
s'asseoir ou se coucher dans la tranchée humide, et dormir. Une fusillade se
déchaîna soudain, et l'on crut que les Russes attaquaient. Je me levai très vite,
et après avoir placé mon fusil dans la meurtrière, je me mis à tirer dans
l'obscurité, sans voir quoi que ce soit. Et les Russes aussi, qui crurent sans
doute que nous voulions les attaquer, firent feu de toutes leurs armes. Ils
lancèrent également plusieurs grenades qui explosèrent avec grand fracas
juste devant notre tranchée. Petersen, qui ne s'était pas fait de meurtrière,
tirait par-dessus le talus. Tout d'un coup, je vis qu'il n'était plus à côté de moi.
Me retournant, j'aperçus sa silhouette terrée au fond de la tranchée. Je lui
criai: «Petersen, nom d'un chien, tire donc!- et continuai à tirer. Comme
Petersen ne se relevait toujours pas, je crus qu'il avait peur des balles sifflant
au-dessus de nous ;je lui tapai un peu sur la tête, lui redemandant de faire feu.
Horrifié, je sentis que ma main restait collée à sa tête sanguinolente. Je mis
la main à la poche, sortis ma lampe, pour la braquer sur Petersen. Il était
affalé au fond de la tranchée; une balle lui avait transpercé le front et le sang
coulait sur son visage et sa poitrine.
Lorsqu'au bout d'un moment la fusillade cessa, Niederfellmann et moi
avons levé Petersen hors de la tranchée, pour le poser sur le sol de la forêt,
derrière nous. Le calme semblait revenir dans la nuit, aussi m'installai-je à
nouveau au fond de la tranchée pour dormir. Niederfellmann, quant à lui,
me dit: «Je vais me coucher là-derrière, par terre. Je serai protégé par le
petit talus de terre de la tranchée.» Puis il alluma sa pipe et se coucha près
du cadavre de Petersen. Au lever du jour, Niederfellmann était couché là,
derrière la tranchée; il semblait dormir, la pipe aux lèvres. Je voulus le
réveiller, lui disant qu'il ferait bien de retourner dans la tranchée, car les
Russes risquaient de le voir. Malgré mes appels et mes bourrades, il ne
bougea pas; en regardant de plus près, je vis qu'il était mort. Une balle avait
transpercé le sommet du remblai et l'avait atteint en plein coeur. Il était
mort en dormant, sans la moindre souffrance. Il ne connaîtrait plus toute
cette misère, et je l'enviais presque. J'étais donc le seul survivant de notre
groupe. J'étais très abattu par tout ce qui venait d'arriver. Lorsqu'il fit jour,
on vit une grande pancarte placée devant la position russe, sur laquelle était
écrit en allemand: «Cochons d'Allemands idiots, l'Italie marche aussi avec
nous !» L'Italie venait d'entrer en guerre. Comme il fit très chaud durant
l'après-midi et comme personne n'avait à boire, on souffrit beaucoup de la
soif. Je vis alors, à notre droite, des soldats recevoir chacun un gobelet d'eau.
Je leur demandai d'où elle venait. Ils me dirent qu'un fossé rejoignait notre
tranchée, à cent mètres sur la droite; on pouvait le suivre, à couvert, et aller
chercher de l'eau à une source située juste à côté de la maison forestière. Je
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pris plusieurs gamelles, me mis à longer la tranchée, le fossé, et parvins à la
maison forestière. Devant les écuries de celle-ci se trouvaient un grand
nombre de blessés graves, exposés en plein soleil. Ces malheureux me firent
pitié. Des infirmiers les évacuaient les uns après les autres, sur des brancards.
J'entendis alors quelqu'un m'appeler faiblement. Je me retournai et
reconnus le sous-officier Will, mon ancien ennemi, à cause duquel j'avais eu
les cinq jours d'arrêt de rigueur. Il soupira: «Richert, pour l'amour de Dieu,
donnez-moi un peu d'eau l . J'allai vers le puits. Il était très profond et le
mécanisme avait été détruit. Je pris une longue corde, qui se trouvait à côté,
y attachai une gamelle que je fis descendre, puis remonter, pleine d'eau.
L'eau était très inappétissante et avait un goût de moisi; les Russes avaient
probablement lavé leur vaisselle à cet endroit et versé leurs eaux sales dans
le puits. Je retournai vers Will, m'agenouillai à ses côtés, lui tint la tête
relevée pour le faire boire. Il but au moins un litre de cette eau nauséabonde.
Je me rendis compte qu'il avait reçu une balle dans la poitrine. «Merci,
Richert », me dit-il, épuisé. Je remis sa tête en place. Je ne parvins pas à lui
dire un seul mot.
Puis je partis remplir mes gamelles et rejoignis la tranchée, protégé par le
fossé. Tout le monde voulait de l'eau. Mais je n'en donnai qu'aux soldats qui
tenaient la tranchée à ma droite et à ma gauche. Le reste de la journée puis la
nuit se déroulèrent assez calmement, malgré la proximité des Russes. Le
matin suivant, les restes du 41e régiment reçurent l'ordre de se retirer par le
fossé et de se rassembler près de la maison forestière. On quitta donc la
tranchée, abandonnant les corps de nos camarades qui n'avaient toujours pas
été enterrés, disséminés dans la forêt. On se rassembla. La compagnie n'avait
plus que trente hommes; elle en avait perdu cent vingt-six. On marcha deux
kilomètres vers l'arrière, jusqu'à un petit village où nous attendait la cuisine
roulante. Le cavalier russe, que l'on avait fait prisonnier près de Bergersdorf
et qui était employé à la cuisine, ne put retenir un sourire moqueur en voyant
notre compagnie décimée. On nous apprit que nous avions droit à un jour de
repos. On alla toucher notre solde après avoir mangé. Je reçus quarante-six
marks pour trente jours; à cela s'ajouta une prime de vingt marks pour les
canons et les mitrailleuses que nous avions pris aux Russes. A l'appel, ce fut
très triste d'entendre l'adjudant prononcer six ou dix noms d'affilée sans que
personne ne réponde. Nous autres survivants nous efforcions de dire ce que
nous savions du sort des autres: mort ou blessé. Ceux dont on ne savait rien
furent enregistrés comme disparus.
Puis je me mis à l'aise, enlevant mes chaussettes et mes bottes, me lavant
les pieds, les bras, la tête; je partis chercher dans une grange une botte de
paille pour me coucher au soleil. Mais il m'était impossible de rester tranquillement
couché, car la morsure des poux me tourmentait terriblement. J'enlevai
ma chemise et me mis en chasse : je pus en attraper et en tuer un très grand
nombre. Il y en avait de deux sortes: d'assez gros, et de minuscules, pas plus
gros qu'un tout petit point rouge – c'étaient les plus coriaces. Je me recouchai
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et m'endormis. Dans la soirée, on reçut l'ordre de se préparer et de se
rassembler. C'en était fini de notre tranquillité. On se mit en route pour
arriver de nuit dans un petit village.
On dormit dans une grange. Une messe de campagne était dite le lendemain
matin. On reçut l'absolution générale, ce qui signifiait que le combat allait
bientôt recommencer … La musique du régiment joua plusieurs heures durant
et, dans l'après-midi, notre compagnie fut renforcée par une centaine
d'hommes. Tous de jeunes soldats qui n'avaient encore jamais combattu. A la
tombée du jour, nous nous sommes recouchés dans notre grange. On fut
réveillés vers minuit. Du courrier était arrivé. Il y avait une carte pour moi;
je pris ma lampe de poche et la lus: «De la part de votre ancien camarade de
guerre, Auguste Zanger, qui a été très grièvement blessé par un obus sur les
hauteurs de Lorette, et qui se trouve dans cet hôpital. Infirmière Vortel. ..
hôpital de réserve de Schladern-an-der-Sieg, Rhénanie. »
Je fus très abattu par cette nouvelle car, depuis que nous avions été réunis
sur le front de l'ouest, Auguste représentait ce que j'avais de plus cher sur
terre, mis à part ma famille. Je ne retrouverais pas de sitôt un camarade aussi
bon, aussi fidèle. On dut partir en pleine nuit. Devant nous, assez loin encore,
nous entendions tonner le canon. On pouvait distinguer de temps en temps
des tirs de très gros calibre. Après plusieurs kilomètres, on passa devant une
pièce autrichienne de trente centimètres. Les obus énormes étaient chargés à
l'aide d'une grue; si l'on se trouvait à proximité, on était presque projeté au sol
lorsque le coup partait. Nous sommes arrivés à l'aube dans un village où se
trouvait un grand nombre de batteries allemandes en position. On nous fit
nous installer dans un champ de blé, juste devant le village. Personne ne
savait trop ce qui se passait.
Soudain, une salve d'artillerie partit violemment des batteries allemandes.
Un tir d'enfer se déclencha. Les sifflements et les explosions étaient terribles.
On entendait l'éclatement des obus résonner au loin. Nous reçûmes des
shrapnels russes en réponse, dont quelques-uns explosèrent au-dessus de
nous. Il y eut des blessés. On restait couchés au sol, nos sacs sur la tête. Les
jeunes soldats dont c'était le baptême du feu tremblaient comme des feuilles.
L'ordre d'avancer nous fut donné. Le tir d'artillerie russe se tut.
Arrivés sur la hauteur, nous avons vu au loin, à presque six cents mètres, les
positions russes qui s'étiraient le long d'une lisière. On continua la progression
au pas de course, disposés en vagues d'assaut. La tranchée russe était
presque invisible, cachée par la fumée des obus et des shrapnels qui s'abattaient
sur elle. Elle sembla s'animer soudain: d'abord isolément, puis en plus
grand nombre, et enfin massivement, les fantassins accoururent vers nous,
les mains en l'air: ils étaient tout tremblants, à cause du violent tir d'artillerie
qu'ils avaient dû subir. Notre artillerie ajusta alors son tir vers la forêt et l'on
s'empara sans aucune perte de la tranchée russe. Tout autour de cette
position, le sol était labouré par les obus; et dans la tranchée gisaient de
nombreux soldats russes déchiquetés.
92
Le 41e régiment d'infanterie reçut l'ordre derester en réserve. Onse coucha,
tandis que d'autres bataillons allaient vers l'avant; nous entendîmes bientôt
des fusillades très vives, qui peu à peu s'éloignèrent. On se remit en marche
pour arriver à l'autre lisière de la forêt qui s'étirait le long d'un versant. La
plaine de Stroyi s'étalait devant nous. Les champs étaient recouverts de
vagues allemandes et autrichiennes qui continuaient à progresser. On voyait
parmi elles des colonnes de prisonniers russes reconduits vers l'arrière. Des
obus et des shrapnels explosaient un peu partout.
A l'arrière-plan, apparaissait la ville de Stroyi. Suite aux tirs d'artillerie,
plusieurs incendies s'étaient déclarés et de gigantesques colonnes de fumée
montaient au ciel. Les Russes résistaient avec opiniâtreté à droite de la ville.
Sur la gauche, ils avaient occupé un village qu'ils défendaient vaillamment.
Les lignes d'infanterie obliquèrent alors sur la droite et sur la gauche, pour
attaquer les Russes de côté. Notre régiment devait combler la brèche ainsi
créée. Il s'avança droit sur la ville. On fut violemment pris à partie par des
tireurs postés dans quelques usines et on fut obligés de s'enterrer. Plusieurs
de nos batteries prirent alors ces fabriques sous leur feu et les Russes se
retirèrent.
Je fus envoyé en patrouille, avec huit hommes, sous la conduite d'un officier,
voir si les Russes avaient évacué la ville. Une patrouille de hussards autrichiens
nous dépassa et pénétra dans l'agglomération. Plusieurs coups de feu
claquèrent bientôt, et les Autrichiens revinrent au galop. Un hussard fut
touché à quelques pas de nous et tomba sur la route, se fracassant la tête. Nous
sommes entrés prudemment en ville et avons constaté que les Russes avaient
disparu. Les habitants nous amenèrent des petits pains, des cigarettes et
autres présents. On s'attendait à avoir au moins une journée de repos à Stroyi.
Mais non, dès que le régiment arriva, nous avons dû quitter aussitôt la ville,
nous déplaçant vers la gauche. On arriva dans une région très boisée. Nous
marchions sur une belle route, que l'on appelle là-bas la route de l'Empereur;
comme il faisait très chaud, et qu'il n'y avait nulle part la moindre goutte
d'eau, on souffrit beaucoup de la soif. On arriva finalement à un puits, qui se
trouvait juste au bord de la route, dans cette région perdue. Il était rond et très
profond. Tous s'y précipitèrent, dans l'espoir de se désaltérer. Mais lorsqu'on
vit le goudron jeté par les Russes surnager à la surface de l'eau, notre
déception fut terrible. De plus, deux os d'un cheval en décomposition émergeaient.
Bien qu'ayant marché toute la journée, nous n'avions vu le moindre
Russe. On arriva à nouveau dans une région riche, où les villages foisonnaient.
Je vis une petite ville au loin. Je pris une carte très précise de la région
(je l'avais enlevée à un adjudant mort) et me rendis compte qu'il s'agissait de
la ville de Zurawno, située au bord du Dniestr. Le Dniestr coule d'ouest en est.
Or, comme nous marchions du sud vers le nord, ce fleuve était pour nous un
obstacle dangereux. TI fallait s'attendre à ceque les Russes nous empêchent de
le franchir. On prit possession de Zurawno dans la nuit. On murmurait qu'il
allait s'agir de forcer à tout prix le passage du fleuve, le lendemain matin
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Passage du Dniestr
Un pont de bois traversait le Dniestr qui, à Zurawno, est large d'une
centaine de mètres; en se retirant, les Russes y avaient mis le feu. De l'autre
côté du fleuve, il y avait des prairies, sur une largeur de deux cents mètres,
puis une longue colline rocheuse de quatre-vingts mètres de haut; les
Russes y avaient installé trois tranchées, une au sommet, une autre creusée
à la dynamite dans le roc au milieu du versant, et la troisième au pied de la
colline. Caché derrière une haie, j'observais les positions russes avec les
jumelles du sous-officier. Il me parut impossible de traverser le fleuve sans
de terribles pertes. Et comme je n'avais nulle envie de mourir noyé ou de
« périr en héros », je pris la décision de m'esquiver, d'une manière ou d'une
autre. Je réussis à quitter la compagnie en douce, avec un camarade, Nolte,
natif de Rhénanie. On se cacha tous les deux derrière une maison, dans un
tas de bois, et on attendit que les choses se passent.
Vers huit heures du matin, l'artillerie allemande commença à arroser les
tranchées russes d'obus et de shrapnels de tout calibre. Depuis le coin de la
maison, je vis que le versant de la montagne occupé par les Russes ressemblait
à un véritable volcan. Des éclairs jaillissaient de tous côtés, des nuages
de fumée montaient vers le ciel. Bientôt, toute la colline disparut sous la
fumée. Quelques shrapnels russes éclatèrent à proximité et m'obligèrent à
quitter mon poste d'observation pour me mettre à l'abri derrière la maison.
Au bout d'une heure, le bruit des fusils se mêla au grondement des canons,
ce qui nous indiqua que l'infanterie venait d'attaquer. Comme l'artillerie
russe bombardait la petite ville de Zurawno sans interruption, je n'osai pas
quitter la protection de la maison pour suivre le déroulement du combat. Il
se passa encore une heure, puis la fusillade s'apaisa; et des colonnes de
prisonniers russes furent reconduites vers l'arrière.
Nous sommes restés tous les deux en ville durant toute la journée et l'on
acheta un peu de nourriture aux quelques habitants qui s'y trouvaient. Les
troupes allemandes avaient sans doute beaucoup progressé ce jour-là, car le
grondement du canon s'était complètement dissipé le soir venu. Nous avons
passé la nuit dans une famille juive. On dormit dans la cuisine. On repartit
le lendemain matin à la recherche de notre compagnie, très curieux de
savoir comment l'attaque s'était passée pour nos camarades. Les pionniers
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allemands avaient déjà reconstruit un pont sur le Dniestr, si résistant que
même les charges les plus lourdes pouvaient le franchir.
Sur l'autre rive se trouvaient çà et là des soldats allemands morts. On
était juste en train de les enterrer, les déposant dans des trous de protection
creusés par l'infanterie, avant de les recouvrir d'un peu de terre. «Qu'est-ce
que tu en penses, Richert? me dit mon camarade. Si on ne s'était pas
planqués, on serait peut-être parmi eux! » Depuis le pont, une route taillée
dans le roc menait au sommet de la colline devant nous. Sur la droite, au
bord de la route, les corps d'environ dix soldats allemands étaient étendus,
très proches les uns des autres. Certains sur le dos, les autres sur le ventre;
certains avaient le visage horriblement déformé et tenaient encore une
poignée d'herbe ou de terre, arrachée alors qu'ils combattaient contre la
mort. Je crus reconnaître parmi les morts un camarade de ma compagnie. Je
m'approchai de lui, pris son carnet de solde et m'aperçus que je m'étais
trompé, car il était d'une autre compagnie. Comme je me baissai pour
replacer le carnet dans sa poche, je vis des poux qui grouillaient sur ses
vêtements; ils venaient de quitter son corps froid et se réchauffaient au
soleil, installés sur ses habits. Sur chaque cadavre, c'était pareil.
On continua. Le spectacle des positions russes installées à flanc de coteau
était horrible à voir. Le sol était jonché de corps de soldats déchiquetés, de
morceaux de buissons arrachés, de rochers et de mottes de terre. Je vis aussi
des trous d'obus grands comme des pièces d'habitation, probablement
provoqués par le canon autrichien de trente centimètres.
On parcourut plusieurs kilomètres et nous avons vu alors, sur une petite
route parallèle, marcher un détachement d'une trentaine d'hommes, conduits
par un lieutenant. «Hé, attendez !- nous cria-t-il. Le lieutenant nous
demanda d'où nous venions, où nous allions. Nous lui répondîmes que nous
avions perdu notre compagnie mais que nous étions sur le point de la
réintégrer. «Je connais la chanson, vous êtes des sales tire-au-flanc, comme
toute cette bande l . nous hurla-t-il. On dut prendre place dans la colonne et
on se mit en marche. Le lieutenant nous amena à la compagnie dans la
soirée; elle était juste en train de creuser une tranchée en bordure de bois.
Je m'attendais à ce que nous soyons copieusement enguirlandés, mais ce ne
fut pas si terrible que ça.
On passa la nuit dans la tranchée. Je dus faire le guet aux avant-postes
avec deux autres, deux heures durant. J'appris par mes camarades que la
compagnie avait perdu une trentaine d'hommes lors du franchissement du
Dniestr.
Au lever du jour, je vis qu'un village se trouvait devant nous, à trois cents
autrichiens en renfort. Quelques hommes furent envoyés chercher du café et
du pain à la cuisine roulante. Nous étions en train de boire notre café quand
soudain un violent tir d'artillerie russe se déclencha. C'était notre tranchée
leur objectif, et ils visaient juste. Leurs obus et leurs shrapnels éclatèrent
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devant et derrière nous. Nous fûmes complètement surpris. Laissant tomber
nos gamelles, et saisissant nos fusils, nous nous sommes couchés au fond
de la tranchée. Comme les obus frappaient tout près, plusieurs hommes
furent ensevelis. Ils purent être dégagés presque indemnes. Un chasseur
autrichien qui se tenait allongé près de moi se leva pour voir ce qui se passait
devant. A peine avait-il levé la tête qu'il se mit à crier: «Les Russes
arrivent! »
Tous se levèrent. Je vis aussitôt plusieurs vagues d'assaut russes devant
le village, qui s'approchaient de nous en courant. On ouvrit un feu très
nourri. J'en vis tomber un certain nombre, mais de nouvelles vagues
d'assaut se formaient devant le village. On était confrontés à un adversaire
numériquement beaucoup plus fort que nous. A présent, l'artillerie russe
bombardait violemment notre tranchée aux shrapnels. Beaucoup d'entre
nous n'eurent plus le courage de tirer et se tapirent au fond de la tranchée.
D'autres furent touchés. Ainsi le chasseur autrichien qui se tenait à côté de
moi: il reçut une pleine charge de shrapnel dans la tête et mourut aussitôt.
Les Russes, qui progressaient toujours vers nous, étaient maintenant très
proches. Je vis alors un certain nombre de mes camarades escalader l'arrière
de la tranchée pour chercher leur salut dans la fuite. Comme je n'avais
guère envie de finir embroché par ces Russes à demi civilisés, je quittai
également la tranchée, suivi de mon ami le Rhénan. Les Russes nous
tirèrent copieusement dessus, mais en quelques bonds nous avons pu
atteindre le couvert de la forêt et échapper à leur vue. Par chance, le sol était
en pente, et nous étions donc à l'abri des tirs d'infanterie qui sifflaient
autour de la cime des arbres. Les shrapnels, dont les éclats s'abattaient
autour de nous, représentaient un danger beaucoup plus grand; en courant,
on s'efforçait d'arriver hors de leur portée.
Me retournant, je vis que tous les occupants de la tranchée suivaient,
hormis bien entendu ceux qui avaient été touchés. Les blessés qui n'arrivaient
plus à courir furent capturés par les Russes. On passa devant une
batterie d'artillerie de campagne. Son chef nous demanda ce qui se passait.
«Les Russes ont fait une percée », lui répondit-on. Il ordonna alors à sa
batterie de se déplacer pour reprendre le tir plus en arrière. Les tirs
d'infanterie cessèrent derrière nous, nous indiquant que les Russes avaient
arrêté de nous suivre. Mais sur notre droite, le combat faisait encore rage.
On entendait depuis le village le crépitement ininterrompu des fusils et des
mitrailleuses. Nous arrivâmes à la route qui franchit le Dniestr à Zurawno.
Cette route fut bientôt submergée par le flot des fantassins allemands
battant en retraite. L'artillerie russe la prit sous son feu, nous obligeant de
passer par les champs. Chacun allait comme il voulait et personne ne prêtait
plus attention aux ordres.
C'est ainsi que je parvins, fatigué, essoufflé et trempé de sueur, sur la
colline rocailleuse où se trouvaient les anciennes positions russes. J'avais
bien l'intention de franchir le Dniestr le plus vite possible, pour mettre le
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fleuve entre moi et les Russes. Mais le soldat propose et l'officier dispose!
Plusieurs officiers nous arrêtèrent et nous ordonnèrent de nous rassembler.
Je fis comme sije n'avais rien entendu, car j'avais vraiment très envie de me
sentir en sécurité de l'autre côté du pont. Mais lorsqu'un officier, le pistolet
levé, m'ordonna de m'arrêter sinon … il ne me resta plus qu'à me joindre aux
troupes rassemblées. On dut se mettre en ligne et s'enterrer au plus vite.
Nous avions pour mission d'arrêter les Russes lorsqu'ils arriveraient, jusqu'à
ce que les dernières troupes aient traversé le pont. « C'est nécessaire,
nous devons nous sacrifier pour nos camarades », tels étaient les ordres.
« Nom de Dieu! Ce coup-ci ça va mal», me dit un Bavarois couché à mes
côtés.
Devant nous se trouvait une forêt, à cinq cents mètres. Les troupes qui se
trouvaient sur notre droite, et qui avaient été contraintes de reculer, en
affluèrent. Quelques soldats portaient des camarades blessés sur le dos. Je
vis aussi un hussard hongrois qui avait hissé un fantassin allemand grièvement
blessé sur un cheval, pour lui épargner la captivité.
Au bout d'une heure, seuls quelques blessés légers venaient encore de la
forêt; ils nous dirent que l'infanterie russe n'était plus très loin. Deux avions
russes bombardèrent le pont; depuis les hauteurs, nous vîmes les soldats
qui le traversaient soit se coucher, soit se disperser rapidement. Mais le pont
ne sembla pas avoir été touché et les masses de soldats en retraite recommencèrent
à déferler aussitôt les avions disparus. Nous étions toujours
tapis dans nos trous individuels, regardant avec appréhension l'orée de la
forêt. C'est alors que des obus se mirent à déchirer l'air. Un obus russe de
gros calibre éclata dans les champs non loin du pont. Ils se succédaient sans
arrêt, éclatant autour de ce passage vital, certains soulevant de hautes
gerbes d'eau dans le Dniestr. Depuis l'autre rive du fleuve, quelques batteries
allemandes se mirent à riposter. Leurs obus sifflaient par-dessus nos
têtes et explosaient dans la forêt, devant nous. Il n'y avait toujours pas de
Russes en vue. Soudain, la lisière de la forêt s'anima. La fusillade éclata et
les balles nous sifflèrent dangereusement aux oreilles. Les Russes sortirent
de la forêt, en nous canardant. On répondit par un feu roulant. Puis, on
entendit un ordre: « On se replie! Allez, allez! » On ne se le fit pas dire deux
fois. Chacun jaillit de son trou pour gagner la protection du versant. Un
soldat qui courait devant moi fut touché et s'écroula face contre terre en
criant; mais personne ne prit le temps de s'occuper de lui, encore moins de
l'aider. Tout le monde n'avait qu'une idée en tête: traverser le pont au plus
vite pour atteindre l'autre rive. Nous avons dégringolé, glissé et sauté sur la
pente raide de la colline, couru à travers quelques prairies pour rejoindre le
pont. Il avait été pratiquement détruit par les obus, mais malgré cela,
presque tous parvinrent à le franchir.
Lorsque les premiers fantassins russes se montrèrent, nous étions déjà à
l'abri des maisons de Zurawno. Nos pionniers firent alors sauter le pont.
Lorsque la nuit tomba, on quitta la petite ville pour gagner un village situé
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à cinq kilomètres. Beaucoup de réfugiés de Zurawno nous accompagnèrent;
ils traînaient avec eux quelques objets de première nécessité. On rencontra
la cuisine roulante de notre compagnie devant le village, si bien que l'on put
calmer notre faim.
De nouveaux éléments étaient encore arrivés d'Allemagne; ils furent
intégrés à la compagnie. Puis on nous lut quelques articles de règlement de
campagne, qui tous se terminaient par: Sera passible de forteresse … Sera
passible de la peine de mort … Rien que des punitions et toujours des
punitions. On ne procédait à la lecture de ces articles que pour mieux faire
sentir aux soldats leur impuissance et leur insignifiance face à leurs
supérieurs. Puis on dut former une ligne dans un chemin creux, à intervalles
d'un mètre, et nous enterrer. On se coucha ensuite dans les trous humides
pour dormir. Plusieurs soldats voulurent aller au village à la recherche de
bottes de paille, mais le capitaine le leur interdit. J'eus froid, malgré la tiède
nuit d'été: ma chemise était encore trempée de sueur et je n'en avais pas
d'autre pour me changer.
Le jour suivant, on resta en position. On murmurait parmi les soldats que
les Russes devaient être attirés sur cette rive du fleuve. Les avions allemands
et l'artillerie devraient alors détruire les passages dans le dos de
l'ennemi; mais les Russes étaient trop malins pour tomber dans le piège.
Seuls quelques petits détachements prirent pied sur notre rive. Le gros de
leurs troupes reprit position dans les trois tranchées superposées, sur les
hauteurs rocheuses, au-delà du fleuve. Des patrouilles envoyées aux avant postes
firent quelques prisonniers russes. Ils appartenaient à un régiment
de la garde. C'étaient tous des hommes très grands, très robustes, nous
ressemblions à des enfants à côté d'eux. Hormis quelques coups de feu
échangés entre patrouilles, la journée se déroula tranquillement. Quelques
colonnes de fumée nous indiquèrent que des incendies avaient éclaté; dans
la nuit, la petite ville semblait une mer de flammes. Une vision belle et
horrible à la fois. Le ciel était rouge-sang. On resta couchés dans nos trous
toute la nuit ainsi que le jour suivant
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Nouvelle offensive, juin-juillet 1915
Lorsque la nuit tomba, on reçut l'ordre de se préparer. En dix minutes à
peine, notre bataillon se tint sur la route, prêt à partir. Les munitions furent
vite recomplétées. Chacun reçut aussi une boîte de viande et un sachet de
biscuits, au cas où nous perdrions le contact avec la roulante. En avant,
.marche l Et on partit. Les cinq kilomètres qui nous séparaient de Zurawno
furent vite avalés. Presque toute la ville avait brûlé. Le feu couvait encore
sous les décombres et une répugnante odeur de brûlé était omniprésente. On
avança jusqu'à la rive du Dniestr pour s'enterrer dans les jardins potagers
situés en bordure du fleuve. Il nous sembla bientôt entendre quelque chose
sur l'eau. On ne pouvait rien voir mais on entendait des coups étouffés et des
bruits de rames. Nos sapeurs étaient en train de construire deux passerelles
sur le fleuve. 'Ils assemblaient de gros madriers à l'aide de câbles et de
crochets. Des poutres furent placées sur chaque rive, auxquelles on attacha
la passerelle, pour éviter qu'elle ne balance trop.
Le franchissement commença à minuit. Le premier bataillon passa en
premier, puis ce fut notre tour. Pour ne pas trop peser sur cette passerelle
très instable, on nous fit avancer à intervalle de quatre pas. En plus, il se mit
à pleuvoir et il faisait si sombre qu'on voyait à peine la silhouette de celui qui
nous précédait. Nous devions tâter le terrain avant chaque pas pour bien
rester sur la passerelle et ne pas tomber dans le fleuve. Au milieu, elle
s'abaissait tellement sous l'effet de notre poids, que nos bottes se remplirent
d'eau. Tous furent soulagés de sentir la terre ferme de l'autre rive sous leurs
pieds. Un adjudant nous accueillit et dit à chacun de se rendre sur la droite
et de former une ligne. On se coucha sur les galets de la rive, attendant les
ordres. Les Russes, qui occupaient exactement les mêmes positions sur la
colline que lors de notre premier franchissement, tirèrent durant toute la
nuit en direction du fleuve. Mais leurs balles passèrent presque toutes au dessus
de nous.
Lorsque tout le régiment fut passé, on nous ordonna d'avancer doucement,
de nous coucher et de nous enterrer dès que nous serions pris à partie. Les
prairies sur lesquelles nous avancions, entre le fleuve et la première
tranchée russe, ne s'étendaient que sur une largeur de deux cents mètres.
Les Russes eurent tôt fait de nous repérer et pan, pan, pan, quelques coups
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de feu nous furent adressés. Je me jetai au sol, saisissant ma pelle pour
recommencer mon travail de taupe. Il faisait si noir que je ne pouvais même
pas voir mon voisin. J'entendis alors une voix appeler doucement: « Richert,
viens ici! on se fait un trou tous les deux!" C'était mon ami de Rhénanie qui
m'appelait. J'avais à peine fait trois pas que je trébuchai dans le noir dans
un trou. En tâtonnant dans l'obscurité, je vis qu'il s'agissait d'un trou de
protection datant de notre premier franchissement. J'appelai alors le Rhénan.
Comme le tir des Russes devenait très nourri, on fut tout heureux de se
trouver dans un abri correct. Un cri suivi de râles nous indiqua qu'un
homme venait d'être touché à proximité. Tous se firent passer le mot:
« Infirmiers sur la gauche! » Deux brancardiers arrivèrent bientôt. Mais ils
n'eurent plus besoin de s'occuper de cet homme, qui était déjà mort. C'était
un jeune volontaire originaire de Prusse orientale. Les tirs russes se
calmèrent. Nous avons agrandi notre trou de façon à pouvoir nous y coucher
parallèlement à la position russe. Bien nous en prit car, le lendemain matin,
plusieurs hommes furent blessés aux jambes par des balles russes tirées de
la tranchée supérieure. En voyant, le matin venu, tous ces petits monticules
de terre si près de leurs tranchées, les Russes ripostèrent immédiatement.
Le petit tas de terre situé devant notre trou reçut plusieurs balles, qui
projetèrent en l'air la terre fraîche. Mais nous étions très bien protégés tous
les deux, et il était impossible de nous atteindre.
Certes, lorsque l'artillerie russe se mit à tirer, notre situation devint plus
inconfortable. Trois Lorrains s'étaient enterrés dans le fossé au bord de la
route. Un obus éclata dans leur trou, projetant dans les champs leurs corps
déchiquetés. Une vision répugnante. Dans notre dos, notre artillerie ne se
signalait toujours pas. Vers huit heures du matin, elle tira son premier coup
de canon. C'était le début d'un feu roulant qui allait marteler les positions
russes pour préparer notre assaut. Soudain, un bruit terrible déchira l'air.
Toutes les batteries allemandes de tout calibre se mirent à bombarder la
colline. Les explosions, les grondements faisaient trembler la terre. Couchés
sur le sol, on ressentait très nettement l'impact des obus. Quels sifflements
sur nos têtes! On repérait les petits calibres à leur tching boum caractéristique:
tir, vol et explosion en quelques secondes. Les obus de moyen calibre
se signalaient par un teh … assez long durant leur trajet, tandis que les gros
calibres arrivaient en sifflant à grand bruit tch.ch.ch. Je levai un peu la tête
pour voir ce terrible spectacle. Toute la colline ressemblait à une montagne
crachant le feu; les obus éclataient partout. Ils projetaient en l'air des
buissons, des morceaux de roc, de la terre. Quelques éclats et des mottes de
terre arrivèrent jusqu'à nous.
Partout, je vis nos fantassins lever la tête pour regarder ce spectacle
épouvantable. Certains se tenaient à demi relevés, offrant ainsi de belles
cibles aux Russes. Mais ceux-ci, exposés sans défense à cette grêle d'acier,
étaient sans doute tapis sur le sol de leurs tranchées, morts de peur. Au bout
d'une demi-heure, la première tranchée russe, celle qui s'étendait au pied de
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