Nous sommes fiers qu'un grand nombre de gens ait accès à ce document.
Il est important qu'ils puissent juger par eux mêmes.

Traduction des cahiers de Dominique Richert par Marc Schublin
Préparatifs de guerre, juillet-août 1914

Je fus incorporé à l'âge de vingt ans, le 16 octobre 1913, et affecté à la
première compagnie du 112° régiment d'infanterie, stationné à Mulhouse,
en Alsace. En six mois, après le dressage habituel dans l'armée allemande,
nous sommes passés de l'état de jeunes recrues à celui de vrais soldats. A la
mi-juillet 1914, notre régiment se rendit au camp de manoeuvre de Heuberg,
à la frontière du Bade-Wurtemberg, afin de s'exercer à une plus grande
échelle. On nous fit quelquefois subir le pire au cours de cet entraînement.
Le 29 juillet 1914, notre matinée fut occupée par un exercice; l'après-midi,
l'artillerie de campagne effectua une séance de tir réel. Comme nous avions
le droit d'y assister, je m'y rendis, pensant que je n'aurais peut-être plus
jamais l'occasion d'observer un tir d'artillerie, ce qui me semblait très
intéressant. Je me tenais juste derrière les batteries et pouvais bien observer
les explosions des shrapnels et des obus autour des cibles. Nous autres
soldats n'avions aucune idée de la menace de guerre.

Le 30 juillet 1914, fatigués par nos activités, on alla se coucher de bonne
heure. Vers dix heures du soir environ, la porte de notre chambrée s'ouvrit
brutalement et l'adjudant de compagnie nous ordonna de nous lever aussitôt:
la guerre était apparemment inévitable. Nous étions abasourdis et incapables
de la moindre parole. La guerre, où, contre qui? Bien sûr, tous réalisèrent très
vite qu'il s'agissait de combattre la France. Soudain, l'un d'entre nous entonna
le Deutschland über alles, presque tous le suivirent et bientôt ce chant
résonna dans la nuit, repris par des centaines de poitrines. Je n'avais pour ma
part aucune envie de chanter, parce que je pensais qu'une guerre offre toutes
les chances de se faire tuer. C'était une perspective extrêmement désagréable.
De même. je m'inquiétais en pensant aux miens et à mon village, qui se trouve
tout contre la frontière et risquait donc la destruction.
On nous donna l'ordre de faire notre paquetage au plus vite, et alors qu'il
faisait toujours nuit, on se mit en marche vers la gare de Hausen, dans la
vallée du Danube. Comme il n'y avait pas de train pour nous, nous sommes
retournés au camp jusqu'au prochain soir, avant de rentrer à Mulhouse,
notre ville de garnison, dans un train bondé, serrés les uns contre les autres
comme des harengs saurs dans un tonneau. On arriva à destination le matin
du 1'" août 1914, à six heures, et on se mit en marche vers la caserne

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On devait être au repos jusqu'à midi, mais dès neuf heures, je fus réveillé
avec d'autres camarades pour aller percevoir un équipement de guerre tout
neuf. Chacun de nous reçut cent vingt cartouches. Après cela, on dut passer
à l'armurerie, faire aiguiser nos baïonnettes.
Mon père et ma sœur me rendirent une dernière visite, pour me donner de
l'argent et me faire leurs adieux. L'ordre fut donné aux civils de quitter la
cour de la caserne. J'obtins cependant la permission de parler à ma famille
devant le portail. Ce fut une séparation pénible, puisque nous ne savions pas
si l'on se reverrait un jour. Nous pleurions tous les trois. En s'en allant, mon
père me recommanda d'être toujours très prudent et de ne jamais me porter
volontaire pour quoi que ce soit. Cet avertissement était superflu, car mon
amour de la patrie n'était pas considérable, et l'idée de «mourir en héros »,
comme on dit, me faisait frémir d'horreur.
Je reçus alors l'ordre de monter la garde avec huit camarades, près du
guichet de la gare. D'autres soldats faisaient le guet devant le bâtiment,
d'autres encore patrouillaient dans toutes les directions, le long des quais.
Le 3 août, un avion français survola très haut la ville, en décrivant de
grands cercles. Tous les soldats tirèrent en l'air, et à chaque instant, on
s'attendait à ce qu'il tombe, abattu; mais il continuait tranquillement son
chemin. Une foule de civils s'était rassemblée sur la place de la gare pour
mieux voir. Soudain, l'un des badauds cria: «Une bombe! » Très vite, le
groupe se dispersa, disparaissant dans la gare et dans les bâtiments
environnants. Moi-même, je me précipitai dans la gare, dans l'attente de
l'explosion imminente. Mais le calme persista. J'osai alors quelques pas sous
l'auvent, regardai en l'air, et vis descendre un objet autour duquel flottait
quelque chose. «ça, c'est sûrement pas une bombe », pensai-je. En réalité, il
s'agissait d'un beau bouquet de fleurs, de myosotis essentiellement (Vergiss
mein nicht, « ne m'oublie pas », maintenu par un ruban bleu, blanc, rouge.

Un salut de la France à la population alsacienne.

Le 4 août, deux trains remplis d'employés allemands quittèrent Mulhouse
en direction du pays de Bade. Ils nous firent cadeau de plusieurs bouteilles
de vin, aussitôt dégustées avec plaisir. C'est alors que l'on apprit que la
guerre n'opposait pas seulement l'Allemagne à la France, mais l'Allemagne,
l'Autriche-Hongrie et la Turquie d'un côté, à la France, la Russie, la
Belgique, la Grande-Bretagne et la Serbie de l'autre. « Alors là, il va y avoir
du grabuge », pensai-je.
Le 5 août, je me mis en route avec un petit détachement, en direction
d'Exbrücke (Aspach-le-Pont). Nous sommes restés deux jours sur le Kolberg,
au nord du village.
Le 7 août, je vis mes premiers Français; il s'agissait de patrouilles qui
progressaient dans les champs de blé. Nous nous sommes tirés dessus
mutuellement, sans qu'il y ait de pertes d'un côté ou de l'autre. Ce baptême
du feu me causa beaucoup d'émotion. On reçut l'ordre de se retirer au-delà
du Rhin, jusqu'à Neuenburg. A la pointe du jour, on franchit le Rhin sur un
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pont de bateaux. Nous avons monté notre camp de toile près du cimetière de
Neuenburg et nous nous sommes allongés, prêts à dormir, afin de récupérer
de notre longue marche. Nous sommes restés deux jours sur place, jusqu'au
9 août. Plusieurs régiments étaient rassemblés. C'était indiscutablement
un beau spectacle.
Le 9 août au matin, on entendit les ordres: «Préparez-vous! Serrez les
rangs! » On repassa le pont et on pénétra dans la forêt de la Hardt. On ne
nous dit pas ce qui se passait, ni où nous devions aller. Après toute une
journée d'attente, tous les officiers durent se rendre chez le capitaine pour
recevoir des ordres. Puis, chaque chef de groupe répercuta à ses hommes:
«Les Français ont occupé la ligne Habsheim -Rixheim – Ile-Napoléon-
Baldersheim. Nous allons attaquer ce soir et devons les repousser. Notre
régiment a pour mission de prendre d'assaut Habsheim, Rixheim et les
vignobles situés entre les deux villages. »
Les rires et la bonne humeur disparurent aussitôt. Personne ne pensait
survivre à cette nuit; et l'on vit très peu de manifestations d'enthousiasme
guerrier, de joie intrépide, toutes ces choses dont il est tant question dans les
brochures patriotiques. Il fallait se mettre en marche à présent.
Au bord de la route gisait le premier mort, un dragon français qui avait
reçu un coup de lance en plein cœur. Une vision horrible; la poitrine
sanglante, les yeux vitreux, la bouche ouverte et les mains crispées. Sans un
mot, la colonne passa devant le cadavre.
On abandonna ensuite la route pour prendre un chemin forestier sur la
gauche. A proximité de nos pas de tir, six fantassins allemands gisaient sur
le sol, face contre terre. On dut ensuite se déplacer en tirailleurs et progresser
jusqu'à la lisière du bois, où on nous dit de nous coucher. Je me trouvais
dans la seconde vague d'assaut: Devant nous, à l'orée du bois, se trouvaient
les hangars du terrain d'exercice de Habsheim. Notre formation avait pour
mission de progresser à découvert sur le terrain d'exercice, large de mille
deux cents mètres. «Les Français vont nous abattre dès qu'on va s'avancer »
pensai-je. L'ordre retentit: « Debout! en avant, en avant l. La première
ligne se leva et sortit du bois en courant. Un adjudant de réserve resta
couché. Je ne sais pas si c'était par couardise ou s'il s'était évanoui de peur

Bataille de Mulhouse, 9-12 août 1914

Dès que la première vague apparut à la lisière du bois, les balles crépitèrent,
en provenance d'un talus éloigné d'environ douze cents mètres. Elles
sifflaient autour de nous, dans les feuillages, ou claquaient contre les arbres.
Le coeur battant, nous nous blottissions autant que possible contre le sol de
la forêt. «Deuxième vague … En avant! en avant! » On se leva pour foncer
hors de la forêt. Aussitôt, les balles nous sifflèrent aux oreilles. La première
ligne était couchée et tenait le talus sous un feu soutenu. Déjà, quelques tués
et blessés graves se trouvaient en retrait de la première vague. Des blessés
plus légers couraient entre nous, vers la forêt protectrice. Notre artillerie se
mit à bombarder les vignobles situés entre Habsheim et Rixheim. Le
sifflement des obus était nouveau pour nous. Le claquement, le sifflement,
le bruit sec de l'éclatement nous impressionna fortement.
Soudain, nous avons entendu un sifflement très proche. Deux obus français
explosèrent à peine vingt mètres derrière nous. Tout en courant, je me
retournai, et me dis en voyant la fumée et les morceaux de gazon voleralentour:
– Pourvu qu'un engin pareil ne me tombe pas devant les jambes ».Un
ordre éclata: «Déployez-vous dans la première ligne », Nous nous sommes
aplatis dans les brèches de la première vague. Nous devions à présent
prendre à partie le bosquet d'en face. Combien de fois n'avions-nous pas pris
d'assaut pareils bosquets, avec des balles à blanc, en temps de paix! Mais à
l'époque, l'ennemi était matérialisé par des drapeaux rouges. A présent, il
en allait malheureusement tout autrement. « Armbruster est mort », se
disaient l'un à l'autre les soldats de la première ligne. C'était un soldat de ma
classe. Cela me faisait d'autant plus d'effet. Zing! une balle venait d'arracher
l'herbe tout près de moi. Trente centimètres plus à gauche et c'en était
fini. «Debout! En avant, en avant ! . Tous se précipitèrent vers l'avant;
aussitôt, un feu encore plus nourri crépita contre nous. A nouveau certains
7",g' groupes, à l'assaut! Les 2', 4', 6',8' et 10' groupes, feu à volonté pour
les couvrir! » Ainsi se passèrent les choses, en alternance.
Comme nous nous approchions du bosquet, nous avons vu les derniers
Français disparaître près de la gare de Habsheim. C'était les premiers
Français que je voyais durant un assaut. Dans le bosquet, j'aperçus seulement
17deux morts. En progressant à découvert vers Habsheim, on fut à nouveau
violemment pris à partie par des tirs en provenance dela gare et des vignobles.
Lorsqu'on prit d'assaut la gare en poussant de grands cris, les Français
s'étaient à nouveau retirés. Il est vrai que nous étions plus nombreux.
Puis vint l'assaut des vignobles. Un feu nourri nous accueillit d'abord,
mais au fur et à mesure que nous progressions, les Français fuyaient dans
les vignes, nous cédant le terrain. La position française ne constituait en fait
qu'une tranchée de cinquante centimètres de fond, derrière laquelle on
trouva un véritable tas de pain blanc et un petit tonneau de vin, qui
disparurent bientôt dans nos estomacs. Même le plus grand des patriotes
trouva le pain français bien meilleur que notre pain noir. Les Français
défendaient toujours le village de Rixheim, qui se trouvait à présent sur
notre droite. Un combat violent se livrait là-bas. Nous devions attaquer
Rixheim de flanc.
La nuit était tombée entre-temps. Dans les vignes, on trouva un jeune
Français sans connaissance. A la lueur des allumettes, nous avons vu qu'il
avait reçu une balle en haut de la cuisse. Un Badois de Mannheim voulait
l'abattre; avec mon camarade Ketterer de Mulhouse nous avons réussi à
grand-peine à empêcher ce monstre de passer à l'acte. Comme nous devions
progresser, nous avons laissé là le Français.
Lorsqu'on attaqua Rixheim en poussant des hourras, les Français durent
se retirer pour éviter la captivité. Pourtant, en fouillant les maisons, on fit
quelques prisonniers qui, de peur, s'étaient cachés. La plupart des soldats
étaient comme fous; ils croyaient avoir vu partout des Français dans la nuit.
Une fusillade stupide se déchaîna, contre les arbres et toutes sortes de
choses; on tira même vers les toits, sur les cheminées. Les balles sifflaient
de tous côtés, et leurs détonations claquaient de partout; on n'était en
sécurité nulle part. Le plus grand soldat du régiment, l'aspirant Hedenus,
qui mesurait bien deux mètres, tomba mort. Quelques-unes des maisons
avaient pris feu et illuminaient les environs. On releva les blessés des deux
camps, abandonnant les morts par terre.
L'ordre de rassemblement fut donné. On se mit en marche en direction de
Mulhouse, puis on se prépara à passer la nuit dans les prés, à environ un
kilomètre de Rixheim. Comme nous étions tout trempés de sueur, la fraîcheur
de la nuit nous fut désagréable; nous pensions avec nostalgie aux
paillasses de la caserne. Mais fatigués comme nous l'étions, nous nous
sommes très vite endormis. Nous avons été réveillés en sursaut par des
coups de feu et le sifflement d'obus au-dessus de nos têtes. «Que se passet-
il? . Tout le monde s'interpellait dans le noir. Comme on voyait partir les
coups de feu de Rixheim, dans notre dos, que ceux-ci devenaient de plus en
plus nourris, que l'on entendait même crépiter une mitrailleuse, on se dit
que les Français nous avaient pris à revers. Le chaos était indescriptible.
On entendait les cris déchirants de ceux qui étaient touchés. Les officiers
nous ordonnent de former une ligne, de nous coucher et de prendre à
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partie violemment l'endroit d'où semblaient venir les coups de feu, ce que
nous avons fait pendant plusieurs minutes. Puis soudain, il s'avéra que
c'était des Allemands et qu'il fallait cesser le feu. On nous fit alors chanter
le Deutschland über alles, afin que les soldats autour de Rixheim se rendent
compte à qui ils avaient affaire. Mon Dieu! quel chant puissant! Presque
tous tenaient leur visage aplati dans l'herbe, afin de se protéger du mieux
qu'ils pouvaient. Lentement, la fusillade perdit de son intensité. Les officiers
faisaient du tapage, vitupéraient. Mais ils ne pouvaient pas redonner
vie aux pauvres morts. Les balles allemandes nous avaient causé plus de
pertes que les françaises.
Le lendemain matin, nous nous sommes mis en marche vers l'Ile-Napoléon;
partout on voyait des morts, français ici, allemands là; une vision
horrible. Nous avons progressé jusqu'à Sausheim, avons fait demi-tour,
revenant en sens inverse jusqu'à Habsheim, puis Zimmersheim et, après
une courte pause, Mulhouse, où nous avons pénétré vers dix heures du soir,
au son de la musique du régiment. Les habitants se comportèrent tranquillement;
mais il me semblait lire sur de nombreux visages que notre retour
n'était pas très désiré.
Les deux jours suivants, on nous mit en état d'alerte dans notre caserne,
et nous avons pu nous reposer. A présent, Dieu sait pourquoi, la plupart
prétendaient avoir accompli des tas d'actes héroïques, tué des quantités de
Français. Ceux qui avaient eu le plus peur étaient les plus vantards.
Le 12 août, on partit en direction du pays de Bade, traversant le Rhin à
Idsteiner Klotz ; nous avons pris nos quartiers en pleine nuit dans le village
badois d'Eimeldingen, dans des granges. Le lendemain, on nous embarqua
dans un train en direction de Fribourg. Là, nous avons reçu une foule de
présents, essentiellement du chocolat, des cigares, des cigarettes et des fruits.
Puis, le voyage reprit. Personne ne connaissait notre destination. Des
bruits invraisemblables couraient: «On va dans le nord de la France, en
Belgique, en Serbie, en Russie … » Tous s'étaient trompés car, à Strasbourg,
nous avons repassé le Rhin et, au petit matin, nous sommes descendus du
train en gare de Saverne. Aussitôt, nous avons escaladé le col de Saverne en
direction de Phalsbourg, en Lorraine. C'était un très beau matin d'été et, par
endroits, la vue sur la plaine d'Alsace était magnifique. Nous avons passé la
journée à Phalsbourg, mais sur le pied de guerre: on n'avait même pas le
droit d'enlever nos bottes. Au loin, nous entendions tonner le canon. Ici
aussi, il semblait se passer quelque chose. Vers le soir, nous nous sommes
mis en route vers Sarrebourg.
Sur une crête, nous avons dû creuser des tranchées: c'était un véritable
supplice car, avec nos petites pelles, il était très difficile de remuer ce sol
argileux, dur, desséché. Devant nous, dans un vallon, se trouvait le village de
Rieding; plus loin derrière, la petite ville de Sarrebourg. A la tombée de la
pluie torrentielle se mit à tomber. Nous étions trempés; l'eau s'était tellement
amassée dans nos bottes qu'il nous était impossible de les vider. Nous nous
tenions accroupis ou debout dans les champs, à grelotter comme des oies.
Un ordre claqua: «Tous à Rieding !Vous chercherez un toit là-bas. << Nous
avons piétiné les champs détrempés, avant de parvenir enfin à la route qui
menait au village. Celui-ci était tellement bourré de soldats que, longtemps,
il nous fut impossible de trouver la moindre place sous abri. Ketterer, de
Mulhouse, Gautherat, de Menglatt et moi-même nous efforcions de rester
ensemble. Ketterer suggéra: « Dans l'église, il y a sûrement de la place. »
Nous nous y sommes rendus, mais le même spectacle s'offrit à nous. Les
soldats avaient allumé les cierges de l'autel, de telle sorte que l'église était
passablement éclairée. Il y avait des soldats partout, sur les bancs, dans les
allées; certains s'étaient même couchés ou assis dans le chœur. Nous avons
quitté l'église et enfin, à la sortie du village, avons atteint une maison aux
portes closes. Des hussards campaient dans la grange voisine. On sonna,
mais il ne vint personne. Ketterer frappa contre la porte avec son fusil,
doucement d'abord, puis plus fort. Enfin, quelqu'un demanda: « Qui est là ?»
« Trois soldats alsaciens, répondis-je, qui aimeraient bien trouver un toit.
On se contenterait de dormir par terre.» La porte s'ouvrit, on nous fit entrer
dans la cuisine. « Mon Dieu, vous êtes trempés », s'exclama la femme.
D'autorité, elle nous prépara du lait chaud, accompagné de pain, de beurre,
que nous avons dégusté avec plaisir. Cette brave femme nous dit qu'elle
n'avait qu'un lit de libre. Nous nous sommes alors déshabillés tous trois,
puis glissés dans le même lit. La brave femme s'occupa de nos vêtements
mouillés, les fit sécher contre le fourneau.
A notre réveil, le lendemain matin, tous les soldats avaient disparu du
village. Nous avons appelé la femme, qui nous apporta nos habits secs. Elle
nous retint pour le petit déjeuner. Chacun voulut lui donner un mark pour
la remercier; elle refusa. Nous nous sommes mis à la recherche de notre
compagnie, que l'on trouva sur la hauteur où, la veille au soir, nous avions
creusé la tranchée.
Vers midi, on se mit en marche vers le village de Buhl; on fit une halte, on
reprit la marche, et ainsi de suite. Des régiments bavarois d'infanterie,
d'artillerie, de cavalerie, en provenance du front, nous croisèrent. Personne
ne savait où on en était. En fin de compte, nous avons fait nous aussi demi tour,
avant de devoir creuser une tranchée dans un vallon marécageux, situé
en lisière de bois, derrière le village de Rieding. A perte de vue, des soldats
alignés creusaient des tranchées; on entendait des batteries. Bientôt, tous
comprirent qu'il allait falloir arrêter les Français à cet endroit.
Plusieurs jours s'écoulèrent sans incident. Le 18 août, des obus français
tombèrent. Ceux qui s'enfoncèrent à proximité, dans le sol marécageux,
n'explosèrent pas; d'autres par contre, explosant sur le sol durci, éclatèrent
avec grand fracas.
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 Bataille de Sarrebourg, 19-20 août 1914        

Dans la nuit du 18 au 19 août, les Français avaient occupé les villages qui
se trouvaient devant nos lignes ainsi que le terrain les reliant. De notre côté,
c'est tôt le matin que l'ordre d'attaque générale fut lancé. En un instant, tout
rire, toute bonne humeur furent balayés. Tous les visages avaient la même
expression anxieuse, tendue: « Que va nous apporter cette journée ?» Je ne
crois pas qu'un seul d'entre nous ait pensé à la patrie ou à un quelconque
autre mensonge patriotique. Le souci de sa propre vie faisait passer tout le
reste à l'arrière-plan. La compagnie de cyclistes de notre régiment, forte
d'environ quatre-vingts hommes, filait à vive allure vers Rieding, sur la
route qui, cinq cents mètres en contrebas de notre position, menait à ce
village. A peine eut-elle disparu derrière les premières maisons qu'une
fusillade endiablée se déchaîna. Excepté quatre hommes, toute la compagnie
fut anéantie.
Soudain le feu d'artillerie allemand éclata; les Français ripostèrent. La
bataille avait commencé. Le fusil chargé et le sac sur le dos, nous attendions
les ordres, le cœur battant, agenouillés dans la tranchée. L'ordre vint: « Le
bataillon va s'avancer dans la tranchée, tête baissée, en direction de la
route. Faites passer l- Tous se mirent en mouvement, le haut du corps
courbé en avant. Plusieurs obus français explosèrent à proximité immédiate
de la tranchée, si près que l'on dut se jeter parfois à terre.
Nous avions atteint la route, et progressé à quatre pattes dans le fossé qui
la longeait. Mais l'artillerie française eut tôt fait de nous découvrir. Un
sifflement soudain, un éclair sur nos têtes: un obus venait d'exploser. Mais
personne ne fut touché. Boum, boum, boum; à présent, ils se multipliaient.
Des cris çà et là. Celui qui marchait devant laissa échapper un cri, s'affala,
se tordit sur le sol, appelant désespérément au secours. J'en fus très remué.
« En avant, marche, marche! » Tous avançaient en courant dans le fossé,
mais les obus français allaient plus vite encore, et les pertes s'accumulaient.
«Que le bataillon sorte sur la gauche, en tirailleurs par compagnie, écartés
de quatre pas, déployez-vous, exécution, exécution}. En moins de deux
minutes, le bataillon s'était déployé; au pas de course, on continuait d'avancer.
L'infanterie française, toujours invisible, ouvrit un feu nourri. Il y eut de
nouvelles pertes. A cause de la course et de l'émotion, les coeurs battaient à
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tout rompre. On attaqua la gare de Rieding. Comme nous étions en surnombre,
les Français durent décrocher. On fit quelques prisonniers. On dut rester
allongés, à couvert, derrière le talus de la voie ferrée, ce qui nous permit de
reprendre notre souffle. On entendait partout le grondement des pièces
d'artillerie, l'éclatement des obus, le crépitement des mitrailleuses.
Je me disais: « Ah, si seulement on pouvait rester couchés à couvert ici.»
Tu parles! Un autre bataillon, venant de derrière, se déployait de notre côté.
« Premier bataillon, 112" régiment d'infanterie, se déplace à couvert sur la
gauche! » On progressa dans un vallon, avant d'atteindre une forêt; puis, on
avança sur deux kilomètres environ, en arc de cercle autour du village de
Buhl-lequel était vaillamment défendu par les Français – afin de l'attaquer
de côté.
A peine notre première ligne avait-elle quitté la forêt que déjà des obus
français se mirent à pleuvoir. Ils étaient tirés avec précision et les mottes de
terre voltigeaient bruyamment autour de nos têtes. Pourtant, il n'y eut pas
de pertes dans nos lignes. Nous avons dû traverser une vallée plate, au fond
de laquelle coulait un ruisseau. Comme les prairies n'offraient guère d'abri,
il ne nous restait pas d'autre solution que de nous abriter dans le ruisseau.
Nous sommes restés près de deux heures, debout jusqu'à mi-corps dans
l'eau, blottis contre le bord, tandis qu'au-dessus de nos têtes, les mortiers
déchiquetaient les aulnes et les saules. Après avoir reçu plusieurs lignes de
renfort venant de la forêt, nous avons dû atteindre la crête qui domine Buhl,
afin d'attaquer le village.
Un tir d'infanterie crépitant nous fut opposé! Plus d'un pauvre soldat
tomba dans l'herbe tendre. Il était impossible d'aller plus avant. Nous nous
sommes tous jetés par terre, essayant de nous enterrer, à l'aide de nos pelles
et de nos mains. On était étendus là, blottis contre le sol, tremblants de peur,
attendant la mort d'un instant à l'autre.
En entendant sur la crête de terribles explosions, je levai un peu la tête.
De gros nuages de fumée noire stationnaient là-haut, d'autres étaient
projetés vers le ciel, des mottes de terre volaient çà et là. L'artillerie lourde
allemande tenait la colline sous un feu très dense. Nous avons réussi à nous
en emparer, ainsi que du village de Buhl, sans subir beaucoup de pertes.
Sur un chantier, dans une cave fraîchement creusée, nous avons cherché
un abri contre l'artillerie française. Un réserviste natif du pays de Bade,
père de deux enfants, était couché à mes côtés. Il sortit un cigare et me dit
en l'allumant: « Qui sait? C'est peut-être le dernier.» A peine eut-il prononcé
ces mots qu'un obus de mortier éclata au-dessus de nous. Un éclat
tram, perça la bretelle de son havresac, sur sa poitrine, et lui pénétra dans le
coeur. Le réserviste poussa un cri, fut projeté en l'air, et retomba, mort. Deux
autres soldats et notre capitaine furent blessés. Nous sommes restés couchés
dam; notre cave jusqu'au soir.
On se remit en route; sans rencontrer de résistance, nous avons occupé
les fermes situées au sud-ouest de Buhl. On devait passer la nuit là. On

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se coucha, épuisés, trempés de sueur et de l'eau du ruisseau. Pour ma part,
je cherchai dans le voisinage des gerbes d'avoine, en répandis deux sur le
sol sur lesquelles je me couchai, me recouvrant de deux autres. Je m'endormis
bientôt. Soudain des cris et une fusillade éclatèrent. «Formez trois
lignes! La r- couchée, 2e à genoux, 3e debout! Ouvrez le feu vers l'avant! »
Tous se précipitèrent, formant aussitôt les lignes, et opposant un feu
d'enfer aux Français qui contre-attaquaient. Pourtant, par endroits, ils
parvinrent jusque dans les lignes allemandes, et là on se battit à la
baïonnette dans l'obscurité. En fin de compte, les Français se retirèrent, et
le calme revint.
Je n'avais pas participé à cette affaire, me recroquevillant le plus possible
dans mes bottes d'avoine. Je cherchai longtemps le sommeil. Les plaintes,
les appels à l'aide et les râles des blessés me paralysaient. Finalement, je
m'endormis. La roulante arriva enfin vers deux heures du matin. On eut à
manger, du café chaud et du pain. Nous appréciâmes beaucoup le café
brûlant, car on avait froid dans nos habits humides. Comme il manquait
environ la moitié des effectifs, on fut servi à profusion. Je pus remplir ma
gourde pour le jour suivant. Puis je me glissai à nouveau dans mes gerbes
d'avoine, me réveillant seulement lorsque le soleil me brûla le visage.
Je me levai. Quelle vision horrible! Des Français morts et blessés gisaient
devant nous à perte de vue. Les morts allemands étaient encore là, eux
aussi, mais on avait évacué les blessés. Je me dirigeai vers les blessés
français les plus proches et leur donnai du café de ma gourde. Les pauvres!
Comme ils me remercièrent! Les ambulances allemandes s'avancèrent 'pour
emmener les Français blessés. Beaucoup de nos morts étaient horribles à
voir, certains couchés sur la face, d'autres sur le dos; du sang, des mains
crispées, des yeux vitreux, des visages torturés. Un grand nombre tenaient
leurs doigts crispés sur leur arme, d'autres avaient les mains pleines de
terre ou d'herbe qu'ils avaient arrachée en luttant contre la mort.
Je vis un groupe de soldats. Je les rejoignis et là, découvris un horrible
spectacle: un soldat allemand et un soldat français étaient agenouillés face
à face, chacun ayant transpercé l'autre avec sa baïonnette, avant de s'affaler
ensemble. Puis, on nous lut un ordre du jour : hier, sur une longueur de cent
kilomètres, de Metz au Donon, les Français ont été attaqués, et malgré une
vaillante résistance, ils ont dû battre en retraite. Nous avons fait tant et tant
de prisonniers, pris tant et tant de canons. Les pertes sont estimées à
quarante-cinq mille hommes de part et d'autre. Nos soldats méritent les
plus vives félicitations pour leur courage, leur héroïsme, et la fervente
gratitude de la patrie leur est acquise, etc.
Courage, héroïsme? Je doutais de leur existence car, dans le feu de
l'action, je n'avais vu, inscrits sur chaque visage, que la peur, l'angoisse et le
désespoir. Quant au courage, à la vaillance et autres choses du même genre,
il n'yen a pas ;ce sont la discipline et la contrainte qui poussent le soldat en
avant, vers la mort

                                                          23 ~
   J'eus pour mission, avec un sous-officier et dix hommes, de chercher des
munitions à Buhl, afin de remplacer toutes celles que nous avions tirées. A
proximité du village se trouvait un calvaire. Un obus avait sectionné le bois
de la croix à hauteur des genoux du Christ, arrachant la planche transversale.
Le Christ se tenait debout, intact, les bras en croix. Une image
bouleversante. Sans dire un mot, nous avons continué notre route. Vers dix
heures du matin, on nous ordonna de nous préparer et de nous mettre en
route. Formant plusieurs lignes, nous sommes allés à nouveau à la rencontre
des Français. Bientôt des obus éclatèrent. L'un d'entre eux toucha une
ferme (appelée Muckenhof), qui se mit à flamber comme une torche. Personne
ne songea à éteindre l'incendie. Je vis au loin un cheval, debout dans un
champ d'avoine, la tête basse. En m'approchant je constatai qu'il se tenait
près de son maître, mort, un cavalier français, et que lui-même était
grièvement atteint à une patte postérieure et au ventre. De pitié, je lui tirai
une balle dans la tête, et il s'écroula, mort.
Quelques pas plus loin, dans l'avoine, je marchai sur quelque chose de
mou. C'était une main arrachée, à laquelle pendait encore un morceau de
manchette. A quelques pas, à côté d'un trou d'obus, gisait le cadavre
déchiqueté du fantassin français à qui elle appartenait. En continuant notre
progression, nous nous sommes heurtés à un violent tir d'artillerie. Tous se
précipitèrent vers le flanc d'une colline qui se trouvait devant nous, haute
comme une maison. Les obus éclatèrent soit sur le sommet de la colline, soit
nous dépassèrent en sifflant. Mais d'autres shrapnels se mirent à éclater
presque tous au-dessus de nous. Ah! ces satanés canons de 75! Ces projectiles
arrivaient à une allure diabolique. On n'avait pas même le temps de se
jeter par terre. En une seconde: tir, sifflement et impact. La peur nous
faisait tenir nos havresacs sur la tête, ce qui ne nous empêcha pas d'avoir
bientôt des pertes.
Notre commandant, du nom du Müller, nous donna un bel exemple de
sang-froid: fumant le cigare, ne prêtant aucune attention aux obus qui
éclataient, il allait parmi nous, de-ci de-là, nous exhortant à ne pas avoir
peur. A environ cinq cents mètres à gauche derrière nous, une batterie
allemande se déploya, mais elle fut détruite par l'artillerie française en
quelques minutes. Seuls quelques artilleurs purent s'en sortir en prenant la
fuite. Peu à peu le tir cessa. Nous avons repris notre marche et avons passé
la nuit en forêt, près du village de Hesse
Combat de Lorquin, 21 août 1914
Tôt le matin on continua vers le village de Lorquin en empruntant une
vallée. Un certain lieutenant Vogel, un homme renfrogné, laid, à la voix
rauque, commandait notre compagnie depuis la mort de notre capitaine. Il
marchait seul en tête. A l'entrée du village, des patrouilles de reconnaissance
nous informèrent que, sur la hauteur, à gauche du village, presque dans
notre dos, se trouvait l'infanterie française qui reculait. Nous avons remonté
tout le village au pas de gymnastique et avons occupé une pépinière
entourée d'un haut mur. Les Français qui, à environ quatre cents mètres de
là, s'approchaient de nos positions, furent soudain pris sous un feu terrifiant.
Beaucoup s'effondrèrent, d'autres se jetèrent par terre et ripostèrent.
Mais ils ne pouvaient pas nous atteindre, à cause du mur qui nous protégeait.
Alors quelques-uns, puis d'autres, de plus en plus nombreux, se
levèrent, tenant leur fusilla crosse en l'air, signifiant qu'ils voulaient se
rendre. Nous avons cessé le feu. A cet instant, quelques Français tentèrent
de s'enfuir. Ils furent abattus. Mes bras tremblaient. Je ne pouvais pas me
résigner à leur tirer dessus. « En avant, marche, marche! cria le lieutenant
Vogel, on va capturer le reste de la bande. » Tous escaladèrent le mur, allant
à la rencontre des Français. Ceux-ci ne tiraient plus. Un sifflement se fit
soudain entendre de l'arrière, boum! Une grosse mine explosa au-dessus de
nous. D'autres suivirent. Plusieurs hommes s'effondrèrent, foudroyés. A
présent tout le monde voulait battre en retraite pour chercher un abri;
c'était notre propre artillerie qui nous tirait dessus, et c'était particulièrement
révoltant. Le lieutenant Vogel criait: En avant! Comme quelques
soldats tergiversaient, il en abattit quatre sans hésiter; deux furent tués,
deux blessés. Un des blessés était Sand, un de mes meilleurs camarades.
[Le lieutenant Vogel fut abattu deux mois plus tard, par ses propres
hommes, dans le nord de la France.]
Les Français vinrent à notre rencontre en tremblant, les mains en l'air.
On retourna en courant à Lorquin, où l'on s'abrita dans des caves. Vers le
soir, emmenant nos prisonniers, on revint en arrière, vers le village de
Hesse, où l'on passa la nuit dans les vergers.
Alerte tôt le matin, puis café, et en marche vers l'avant. Nom d'un chien,
me dis-je, on cherche la mort à tout prix! Je continuai, mais le cœur n'y était

25
pas, loin de là … Après plusieurs kilomètres de marche, nous avons atteint
la frontière française. Le poteau frontière portant l'aigle avait été brisé par
les Français. Je pensais qu'on allait devoir peut-être hurler des hourras à la
cantonade en passant la frontière, mais on poursuivit notre chemin sans
avoir à dire un mot. Tous se demandaient surtout s'ils franchiraient un jour
la frontière en sens contraire, pour rentrer à la maison. Nous avons marché
jusqu'au soir et avons passé la nuit dans un champ.
C'est un avion français qui nous salua le lendemain matin en nous lançant
deux bombes. Mais personne ne fut blessé. La cuisine roulante ne vint pas,
la faim s'installa. Devant nous se trouvait un village; nous espérions y
dénicher quelque victuaille. Mais il nous fut interdit d'y pénétrer et nous le
longeâmes de près. Nous avons arraché quelques carottes dans les champs,
avons secoué les arbres tout en marchant afin d'en faire tomber des mirabelles.
Voilà ce que fut notre petit déjeuner. La faim est le meilleur cuisinier.
Nous allions souvent en avoir la preuve. Notre cueillette eut pour conséquence
de terribles coliques! Plus de la moitié des effectifs en fut victime.
Beaucoup se firent porter pâles; ils auraient préféré bien sûr être admis à
l'hôpital au lieu de jouer aux héros. En fait d'hôpital, le médecin de bataillon
nous donna rapidement une goutte d'opium et un morceau de sucre, et en
avant marche, sus à l'ennemi!
A midi on fit une halte dans un village. Là s'organisa une véritable chasse
aux poulets. Les lapins furent sortis des caisses et des clapiers, le vin des
caves, le lard et le jambon des cheminées. Je me mis pour ma part à la
recherche d'œufs et en gobai sur-le-champ six à huit. Puis j'entrai dans une
maison. Dans la cuisine, sur des étagères, trônaient des pots remplis de lait.
J'en attrapai un, rempli de crème fraîche. Comme c'était bon, si doux et si
frais! En pleine dégustation j'aperçus, derrière la porte de la cuisine, une
femme assez vieille, qui se tenait là, pâle et tremblante. J'eus honte, bien
que n'ayant pas commis de crime, d'avoir bu la crème sans autre forme de
procès. Je voulus lui donner un demi-mark. Elle refusa, et me donna même
un gros morceau de pain. C'était le seul civil que je vis dans le village.
« Rassemblement, en avant! » Plusieurs compagnies marchaient déployées.
vers l'ennemi. Nous suivions, en réserve. Pan! Pan! Ça recommençait à
tirer devant. C'était l'arrière-garde française qui opposait quelque résistance.
Notre compagnie n'eut pas besoin d'intervenir. En continuant d'avancer,
nous vîmes plusieurs Allemands morts. Nous avons passé la nuit dans une
grande forêt de montagne. En voyant l'agitation et l'excitation des officiers,
on devinait que quelque chose d'important se préparait pour le lendemain
Passage de la Meurthe, 25 août 1914
Très tôt le matin, les batteries allemandes commencèrent à tirer. On
entendait l'impact des obus de l'autre côté. On se tenait dans la forêt, prêts
à partir. Les commandants de compagnie firent déployer leurs troupes. La
mienne se trouvait en seconde ligne. En avant, marche! Tous se mirent en
mouvement. Devant nous, le jour brillait faiblement à travers les arbres. A
peine la première ligne se montra-t-elle en bordure du bois que l'infanterie
française déclencha un tir très nourri. Quant à la forêt, elle fut bombardée
par l'artillerie française à coups d'obus et de shrapnels. Ceux-ci explosaient
entre nous et au-dessus de nous, et on courait dans tous les sens, comme des
fous. Tout à côté de moi, un soldat eut son bras arraché, un autre eut le cou
à demi sectionné. Il s'écroula, gloussa plusieurs fois; le sang jaillit de sa
bouche, il était mort. Un sapin touché en son milieu s'abattit sur le sol. On
ne savait pas où se cacher.
«Deuxième ligne en avant l » Arrivé à l'orée du bois, je vis devant moi une
vallée assez étroite, traversée par une rivière, une route et une voie ferrée:
la vallée de la Meurthe. Le village de Thiaville se trouvait de l'autre côté de
la rivière, plus à gauche se situait Raon-l'Etape. La ville et les hauteurs
alentour étaient solidement tenues par les Français. Mais on ne pouvait en
voir que quelques-uns. Ils étaient bien camouflés. On voyait partout les
nuages de fumée des obus allemands monter dans le ciel. Les lignes
allemandes déployées sortirent de la forêt sur notre gauche et notre droite.
En sifflant, les obus français vinrent à leur rencontre et causèrent de
nombreuses pertes. Les bruits et les crépitements étouffaient les ordres. On
descendit vers la vallée au pas de course; là, on put enfin trouver quelque
abri derrière le talus de la route. A deux cents mètres en face de nous se
trouvait un pont routier sur la Meurthe. On continua à progresser vers le
pont, que les Français arrosaient d'une grêle de shrapnels, de tirs d'infanterie
et de mitrailleuses. Les assaillants s'effondraient en masse sur le sol. Il
était impossible de passer.
Tout tremblant, j'étais couché à découvert sur la prairie, à côté de la route,
près de la rivière. Je n'osais pas bouger. Je pensais que ma dernière heure
était venue, mais je ne voulais pas mourir. Je priai Dieu de m'aider,
implorant comme on le fait face au pire danger. C'était une supplication
27

 fervent et douloureux vers le Très-Haut. Une prière bien différente de celles
de tous les jours, qui ne sont souvent que des phrases machinales, dites par
habitude!

Boum! Un obus venait d'éclater juste à côté de moi, des éclats et des
mottes de terre tombèrent sur le sol avec fracas. D'un saut,je fus dans le trou
d'obus. Vlan! Un autre soldat, lui aussi à la recherche d'un abri, me sauta
dessus. Mais j'étais dessous et ne perdis pas ma place. « En avant, à l'assaut
du fleuve! » Les ordres étaient hurlés dans le vacarme. Tous se levèrent, se
jetèrent sans réfléchir dans le fleuve pour trouver un abri sur l'autre rive.
L'eau nous arrivait jusqu'à la poitrine, mais on n'y prêtait pas attention.
Plusieurs hommes touchés par un shrapnel furent emportés par les flots.
Personne ne les aida, chacun ayant assez à faire avec sa propre carcasse.
En bordure du village, plusieurs maisons avaient pris feu; sous l'effet de
la chaleur, les Français durent par endroit abandonner la défense des
abords du bourg. Nous attaquâmes à la baïonnette et les Français durent
battre en retraite. On fit des prisonniers. Trempés comme des souches,
épuisés, on se mit à l'abri des maisons pour se reposer un peu. Petit à petit,
les fusillades cessèrent.
Dans la soirée, nous avons dû encore attaquer la colline boisée située à
gauche devant le village. Je dormis dans une grange avec beaucoup de mes
camarades. C'était une nuit orageuse. La pluie tombait bruyamment sur les
tuiles. Le vacarme causé par l'effondrement des maisons en feu nous
empêchait de trouver le sommeil, malgré la fatigue. Beaucoup de bestiaux
étaient encore parqués dans les étables en feu et meuglaient de terreur dans
toute une gamme déchirante. C'était effrayant! Je finis par m'endormir. Il
était minuit passé lorsque j'entendis appeler dans la grange: « Il faut que le
groupe Heuchele descende tout de suite.» J'en faisais partie, puisque mon
sous-officier s'appelait Heuchele. Nous descendîmes l'échelle, nos vêtements
mouillés nous collant à la peau. Nous devions faire le guet à quelques
centaines de mètres devant le village, tous les huit avec le sous-officier. Là,
debout ou accroupis sous une pluie battante, nous avons écarquillé les yeux
dans la nuit, l'oreille aux aguets. Enfin le jour pointa à l'est. Qu'allait-il nous
apporter?                                                 28

Combat dans la forêt de Thiaville, 26 août 1914

Avec l'aube, nous avons attendu la relève, mais personne ne vint. A
quelques pas devant nous, il y avait une petite maison, que nous n'avions
pas remarquée dans le noir. A côté, dans un buisson, gisait un mort, un
fantassin allemand complètement détrempé par la pluie. Dans la cour de la
petite maison se trouvaient les corps de deux fantassins français. Un porte monnaie
traînait à côté de l'un d'eux. Je le ramassai, il contenait vingt
francs-or. Je n'avais cependant plus aucun sens de l'argent et lejetai au loin.
Probablement qu'un des deux Français avait voulu donner son argent pour
être épargné.
Un détachement de dragons vint vers nous à cheval et nous dépassa en
direction de la forêt, distante de quatre cents mètres, suivi par les compagnies
d'infanterie. Nous devions rejoindre notre compagnie. Personne ne
nous demanda si l'on avait bu ou mangé quelque chose. On piétina derrière,
dans nos vêtements trempés. Devant, dans la forêt, des coups de feu
éclatèrent. Quelle poisse! Encore! Les dragons revinrent au grand galop
rendre compte à notre général de brigade, le général Stenger, qu'ils venaient
de rencontrer des Français. Ce général donna alors l'ordre suivant aux chefs
de compagnie, ordre qui fut lu à chaque compagnie: «Aujourd'hui on ne fait
pas de prisonniers. Les blessés et les prisonniers doivent être abattus. »
La plupart des soldats restèrent abasourdis et sans voix, d'autres au
contraire se réjouissaient de cet ordre ignoble contraire aux lois de la guerre.
« Déployez-vous, en avant, marche.» On avança l'arme à la main en direction
de la forêt, puis à l'intérieur de celle-ci. Ma compagnie était en deuxième
ligne. Il n'y eut pas un seul coup de feu. On espérait que les Français
s'étaient retirés, après que les dragons leur avaient tiré dessus.
Pan! Pan! C'était reparti. Certaines balles arrivèrent jusqu'à nous et
pénétrèrent en claquant dans les arbres. Des troupes fraîches avaient été
affectées à la compagnie très tôt ce matin-là. Ces soldats, qui n'avaient pas
encore été au feu, montraient des visages anxieux et interrogateurs. Comme
les tirs devenaient plus nourris, on dut se déployer dans la première ligne.
On progressa, employant tour à tour chaque arbre, chaque arbuste comme
abri. Plusieurs lignes de tirailleurs nous suivaient. Les fantassins et chasseurs
alpins français durent battre en retraite, malgré une vaillante résis

                                                                                      29
tance. ils se nichaient sans cesse derrière des arbres et dans des fossés et
faisaient feu sur nous. Nos pertes s'accumulaient.
Les Français blessés restèrent au sol et tombèrent entre nos mains. Je
constatai, horrifié, qu'il y avait parmi nous des monstres pour transpercer à
la baïonnette ou fusiller à bout portant les pauvres blessés sans défense qui
imploraient la pitié. Un sous-officier de notre compagnie du nom de Schürk,
un Badois de la classe précédente qui avait rempilé, tira d'abord en ricanant
dans le postérieur d'un blessé qui gisait dans son sang; puis il tint le cànon
de son fusil devant la tempe du malheureux qui demandait grâce et appuya
sur la détente. Le soldat mourut, libéré de ses souffrances. Mais je n'oublierai
jamais ce visage déformé par la terreur.
A quelques pas de là, dans un fossé, gisait un autre blessé, un homme
jeune et beau. Le sous-officier Schürk se précipita vers lui; je le suivis
Schürk voulut le transpercer de sa baïonnette; je parai le coup et hurlai,
déchaîné: « Si tu le touches, tu crèves ! » Il me regarda éberlué et, peu
rassuré par mon attitude menaçante, marmonna quelque chose puis rejoignit
les autres soldats. Je jetai mon fusil par terre, m'agenouillai près du
blessé. Il commença à pleurer, prit mes mains et les baisa. Comme je ne
savais pas un mot de français, je lui dis, me montrant du doigt: « Alsacien,
camarade !» avant de lui faire comprendre par signes que je voulais le
panser. Il n'avait pas de pansement. Ses deux chevilles avaient été transpercées
par des balles. Je lui enlevai ses bandes molletières, coupai avec mon
couteau de poche un morceau de son pantalon rouge et lui pansai ses
blessures avec les pansements de mon paquetage. Puis je restai couché à ses
côtés, en partie par pitié, en partie à cause de l'abri que je trouvai dans le
fossé. Les balles continuaient de siffler sans arrêt dans la forêt. Elles
heurtaient les branches et s'enfonçaient dans les troncs. Très près de moi se
trouvaient des buissons de myrtilles, pleins de fruits mûrs que je cueillai  et
mangeai. C'était mon premier repas depuis une trentaine d'heures.
J'entendis soudain des pas derrière moi. C'était l'adjudant de compagnie
Penquitt, qui faisait montre à la caserne d'un esprit sadique très dangereux,
et qui bégayait à chaque début de phrase. Le pistolet levé, il s'adressa à moi
en criant: « QU..Qu.. Qu'est-ce que tu fabriques là, dépêche-toi d'avancer !-
Que pouvais-je faire? Je pris mon fusil et partis. Quelques pas plus loin je
me cachai derrière un arbre pour voir ce qu'il ferait au prisonnier. J'étais
bien décidé à l'abattre s'il avait voulu le tuer. Il le dévisagea et s'en alla.
Alors je me mis à courir devant lui à vive allure. Je dus traverser un épais
buisson de myrtilles, dans lequel six à huit Français gisaient à plat ventre.
Je me rendis très vite compte qu'ils faisaient semblant d'être morts. Il leur
était impossible de fuir, car ils se trouvaient derrière les lignes allemandes.
J'en touchai un du bout de ma baïonnette en disant: « Camarade.» Il me
regarda d'un air apeuré. Je lui fis comprendre de rester tranquillement
couché, sur quoi il m'approuva par des hochements de tête empressés. Des
morts et des blessés graves gisaient disséminés dans la forêt. On entendait

                                                      30
sans cesse les détonations en provenance du front. Des blessés légers
couraient vers l'arrière, passant devant moi à toute vitesse. Je me faufilai
avec précaution dans la première ligne. On reprit la progression en poussant
des hourras. Le nombre de nos pertes devenait terrifiant. Avec mon camarade
Schuhmacher, je me trouvais derrière un hêtre, qui n'était pas assez gros
pour nous protéger tous les deux. Schuhmacher voulut sauter derrière un
sapin distant de vingt mètres au plus. A peine avait-il fait deux pas qu'il
s'écroula, face contre terre.
En continuant d'avancer, on atteignit un large défilé. Dans leur retraite,
les Français escaladaient le versant opposé. Beaucoup d'entre eux furent
abattus comme des lapins. Certains, touchés, boulaient le long de la pente.
A peine venait-on de dépasser le défilé que l'on fut très vivement pris à
partie depuis une hauteur plantée de jeunes sapins. Tous se précipitèrent
derrière des arbres, ou se jetèrent au sol. Certains prirent la fuite. Le
commandant Müller gesticulait en brandissant son sabre et criait: «En
avant, les enfants! » Il s'écroula aussitôt, mortellement blessé. Des signes de
vie se manifestèrent dans les petits sapins. Puis des légions de chasseurs
alpins, la baïonnette au canon, se mirent à nous charger furieusement. On
battit en retraite à toute allure. Je courais avec six autres soldats, et quatre
d'entre eux s'effondrèrent en criant. Il ne me fut pas possible de m'occuper
d'eux. Pratiquement aucun de nos blessés ne put être évacué. En pleine
course, je me débarrassai de mon havresac pour aller plus vite.
Plus loin j'entendis appeler mon nom deux ou trois fois. Regardant autour
de moi, j'aperçus Schnur, un de mes meilleurs camarades de chambrée, fils
de paysan de Wangen sur le lac de Constance; il était couché sur une toile
de tente que des brancardiers avaient fixée à des barres de bois. Les
brancardiers avaient fui en le laissant en plan. J'appelai aussitôt à la
rescousse Risser, un Alsacien de la vallée de Guebwiller, et deux Badois.
Nous avons hissé les barres sur nos épaules et nous sommes dirigés vers
l'arrière en courant. Le malheureux Schnur vivait un vrai calvaire. Les
attaches de la tente glissèrent. Il était plié dans la toile d'où émergeaient
seulement ses épaules et sa tête, tandis qu'il était agité sans arrêt au rythme
de notre course. «Arrêtez! pour l'amour de Dieu, moins vite l» soupirait-il.
Mais nous continuions, pour échapper aux balles. Des officiers s'efforçaient
de retenir les soldats qui battaient en retraite, les forçant à former une ligne
pour repousser les Français. Nous quatre pûmes emmener le blessé au poste
sanitaire qui se trouvait dans une petite ferme en bordure du bois. Celle-ci
croulait sous le nombre de blessés, si bien que nous avons dû laisser Schnur
dans la cour. Il avait été touché au bas du dos, et était très affaibli après
avoir perdu beaucoup de sang. Comme il recommençait à pleuvoir, je
cherchai et trouvai dans la cuisine un endroit où le déposer. Mon Dieu! Quel
spectacle que cette maison! Du sang, des gémissements, des râles, des
prières! Après avoir souhaité un prompt rétablissement à mon camarade, je
quittai cette maison du désespoir.
31
[Schnur mourut trois mois plus tard dans un hôpital de Strasbourg.]
Comme je n'avais mangé que ma poignée de myrtilles, la faim commençait
à me tourmenter sérieusement. Je n'avais rien pu dénicher dans la ferme;
aussi, je me remis en route vers le bois pour chercher d'autres baies. Un
Français mort se trouvait là. J'ouvris son sac et en sortis une boîte de viande
et un paquet de cigarettes. A quelques pas gisait un Allemand mort. Je lui
enlevai son sac, afin de remplacer celui que j'avais jeté. J'y trouvai la ration
de campagne et une chemise propre. J'enlevai aussitôt ma chemise sale et
trempée de sueur pour enfiler la propre. Puis je me mis à manger la boîte du
Français avec une avidité incroyable. Peu à peu les tirs cessèrent; Le soir
tombait lentement. Les compagnies se rassemblèrent en lisière du bois. La
mienne ne comptait plus que quarante hommes, plus d'une centaine étaient
tombés. Gautherat et Ketterer étaient là, eux aussi. Ils avaient été plus
malins que moi car, dès le début du combat, ils s'étaient cachés dans un
buisson. Nous avons passé la nuit à flanc de coteau, sous une pluie battante.
Nous étions hébétés, épuisés, désespérés.
Le matin du 27 août 1914, une patrouille composée d'un lieutenant et de
huit hommes partit dans la forêt avec pour mission de ramener le corps du
commandant Müller. On ne tarda pas à entendre des coups de feu venant de
la direction qu'ils avaient prise. Aucun des hommes ne revint. Selon les dires
des soldats, le commandant Müller avait abattu de sa main deux Français
blessés. Il était donc juste que son destin l'ait rejoint. Le sous-officier Schürk
manquait également à l'appel, tout comme un réserviste qui avait lui aussi
achevé des blessés.
Je fus envoyé près de Thiaville chercher quelques bassines d'eau pour
préparer du café. Une batterie du 76" d'artillerie se trouvait au bord de la
route. La roulante venait juste de leur porter leur repas. Un canonnier cria
en alsacien: «Eh, Richert, où cours-tu comme ça?» C'était Jules Wiron, de
Dannemarie. «T'as faim ?» me demanda-t-il. Comme je lui répondis que oui,
il alla s'enquérir d'une copieuse portion pour moi, que j'engloutis aussitôt.
Puis il prit une grosse bonbonne qui se trouvait sur l'affût et remplit ma
gamelle de vin blanc. Je le remerciai, remplis mes récipients d'eau, et .
retournai vers la compagnie, où je bus le vin avec Gautherat et Ketterer.
Vers midi, on repassa la Meurthe avant de traverser la vallée en direction
de la petite ville de Baccarat, à cinq kilomètres. Les Allemands avaient
occupé Baccarat deux jours avant. Apparemment les combats avaient été
particulièrement acharnés autour du pont de la Meurthe. Le quartier
d'affaires situé sur la rive ouest du fleuve avait entièrement brûlé, le clocher
de l'église était transpercé de part en part. On installa nos tentes dans le
jardin public et on put se reposer là deux jours durant. Une fosse commune
où avaient été enterrés plus de quatre-vingt-dix Français se trouvait à
proximité immédiate de nos tentes. A côté, on avait creusé la tombe d'un
commandant bavarois. Toutes les poules, tous les lapins et cochons qu'il
était encore possible de dénicher furent volés et abattus, malgré les protes-
32
tations de quelques habitants. Les caves furent vidées de leur vin, et des
soldats ivres traînaient partout. Les compagnies furent complétées par
des troupes fraîches venant d'Allemagne.
Puis on se remit en marche, empruntant d'abord la route qui monte en
direction du village de Ménil, à cinq kilomètres. A gauche et à droite de la
route, on voyait des tas de havresacs, de fusils, quelques trompettes et
tambours dont les Français s'étaient débarrassés. On pénétra plus haut
dans une forêt, dans laquelle gisaient partout des corps de soldats allemands
et de chasseurs alpins français. Ils commençaient à se décomposer et
dégageaient une odeur pestilentielle. On dut creuser des tranchées sur une
hauteur, de l'autre côté du bois. Comme il faisait chaud, un sous-officier
m'envoya chercher de l'eau, muni de quelques récipients. J'en trouvai dans
un vallon situé derrière notre position, dans un fossé au bord de la route.
J'en bus aussitôt quatre gobelets, puis remplis mes marmites. Après avoir
bu, il me sembla que l'eau avait un goût bizarre, mais je mis ça sur le compte
du débit qui n'était pas rapide. En faisant quelques pas le long du ruisseau,
une puanteur horrible me monta aux narines. Près d'un bosquet de saules,
je vis alors dans l'eau un cadavre français en décomposition. Son crâne avait
été déchiré par un éclat d'obus et émergeait, tout recouvert d'asticots. Et moi
qui avais bu l'eau dans laquelle avait baigné ce cadavre! Un sentiment de
répulsion terrible me gagna et je vomis à plusieurs reprises. Puis je vidai les
marmites, pour les remplir à nouveau, plus haut, avec de l'eau propre, que
les soldats, à mon retour, burent avec avidité.
Nous sommes restés encore trois jours dans la tranchée. A part l'explosion
de quelques shrapnels, tout était tranquille. Devant nous dans un vallon se
trouvait Ménil, puis plus au loin Anglemont, et sur la droite le village de
Sainte-Barbe.
Au matin du quatrième jour, plusieurs bataillons vinrent en renfort. On
reçut pour mission d'attaquer et de conquérir les villages de Ménil, d'Anglemont
et la forêt qui se trouve derrière. Tous tremblaient à cette perspective.
On échangea des adresses, on se montra des photographies de ceux que l'on
aimait, là-bas à la maison. Beaucoup priaient en silence. La gravité, la peur,
l'angoisse se lisaient sur chaque visage.

                                                33
         Combats en Lorraine, septembre 1914
Vers 10 heures du matin, des officiers et des télégraphistes se mirent à
courir en tous sens, donnant le signal de l'assaut. Préparez-vous, passez vos
sacs, déployez-vous! Six lignes furent formées. «En avant, marche!- Tous
se mirent en mouvement. Notre artillerie commença à bombarder les deux
villages. Nous nous étions déjà bien approchés de Ménil sans que les
Français ouvrent le feu. On pénétra dans le village. Aucune trace des
Français; le village était inoccupé. Une forte puanteur nous poussa à
traverser les lieux au pas de course. Beaucoup de bétail avait brûlé dans les
étables et commençait à se décomposer sous l'effet de la chaleur estivale. On
poursuivit notre chemin vers Anglemont. Un grand nombre de bovins, des
vaches, des veaux allaient çà et là devant nous. D'autres gisaient à terre.
Ces bêtes avaient trop mangé de jeune luzerne dans les champs et elles
s'étaient fait éclater la panse. D'autres avaient été tuées par balles.
Comme nous approchions d'Anglemont, on fut fortement pris à partie par
des shrapnels français et par le feu de l'infanterie qui se déchaîna aussitôt.
On progressait par bonds. On se regroupa derrière un talus, puis, la
baïonnette au canon et poussant notre cri de guerre, on se lança à l'attaque
du village. Les Français se défendirent bien mais plièrent sous le nombre.
Juste à l'entrée du village, un Français blessé était assis sur une charrette
à bras. Un soldat de ma compagnie voulut le tuer. Je m'y opposai énergiquement
et il renonça à son projet. Un brancardier qui passait pansa sa
blessure. L'artillerie française concentrait son tir sur le village. Je sautai
derrière un fronton de grange, bâti en pierre, pour rejoindre à l'abri un
grand nombre d'autres soldats. Il y eut soudain une explosion au-dessus de
nous, des pierres s'écroulèrent, projetant plusieurs soldats au sol. Un obus
avait traversé le toit et avait éclaté contre le mur, dans lequel il avait
dessiné un large trou. Nul endroit où on se sentait en sécurité. Je me cachai
derrière le tronc tordu d'un gros pommier. Mais on reçut l'ordre de continuer.
–   A peine étions-nous sortis du village que les Français recommencèrent à
tirer comme des fous. Des obus explosaient de toutes parts. Les shrapnels
semaient leur pluie de plomb sur nos têtes. Ce n'était que sifflements,
explosions, fumée, mottes de terre volant partout et soldats touchés … Un
34
obus explosa à trois mètres de moi. Sans réfléchir, je me jetai au sol, me
protégeant le visage de mon bras gauche. La fumée me submergea et les
projections de terre me frappèrent. Un éclat arracha la crosse de mon fusil,
à hauteur de la culasse. Je m'en sortis miraculeusement indemne. Mes deux
voisins étaient morts. Je m'emparai aussitôt du fusil d'une des victimes pour
me précipiter dans le trou d'obus, pas très profond pourtant. Je comptais
bien y rester, car j'étais véritablement sous le choc. «Allez, Richert! Debout
l . C'était un sous-officier de ma compagnie. Que pouvais-je faire
d'autre que me lever et avancer. On continua à progresser parnii les champs
de luzerne et de pommes de terre. Depuis la forêt, l'infanterie française nous
déversait un feu d'enfer. On se protégea en se couchant dans les sillons, mais
il fallait aller de l'avant. Une balle fit une profonde entaille dans le bois de
mon arme, juste derrière la main. Comme le feu devenait de plus en plus
intense, et vu nos pertes, il nous fut impossible de continuer.
Je me jetai dans un sillon, dans lequel plusieurs hommes se trouvaient
déjà. Heureusement pour nous, les sillons couraient parallèlement à la
forêt; aussi étions-nous au moins un peu à couvert.
Durant la progression, nos régiments et compagnies s'étaient entremêlés.
Un grenadier du pays de Bade se trouvait à mes côtés. Je sortis ma pelle
pour m'enterrer un peu. Couché comme je l'étais, et sur ce sol dur et sec,
j'avais toutes les peines du monde à creuser un trou. Un soldat terré à mes
côtés était persuadé qu'il serait plus facile de creuser dans le champ voisin,
dont le sol planté de pommes de terre ne serait pas aussi dur que celui de
notre champ de luzerne. «Reste donc ici et ne te montre pas, lui dis-je, les
Français sont à l'affût maintenant que plus personne n'est visible et ils sont
prêts à nous canarder au moindre geste.» «Tu parles! Un saut et j'y suis.»
Il se dressa, saisissant son fusil. Pan! Plus de vingt coups de feu le
cueillirent. Les balles sifflèrent sur ma tête. Le soldat s'écroula face contre
terre et ne bougea plus. Je voyais seulement ses jambes. Le haut de son
corps gisait dans le sillon voisin.
Un réserviste, Berg, rampa jusqu'à moi. Il me dit: «Richert, donne-moi ta
pelle. » Le grenadier dit à Berg: «Quand t'as fini, tu me donnes la pelle, pas
vrai?» Je me tassai dans mon trou, m'assoupissant presque, mais de temps
à autre des explosions me faisaient sursauter. Berg avait terminé son trou
et le grenadier se servait à son tour de la pelle. Je m'endormis à nouveau.
J'entendis Berg me dire: «Eh, Richert! Regarde ce que fait le grenadier.» Je
me soulevai un peu pour m'en assurer; il me tournait le dos, recroquevillé
dans le sillon, la tête fléchie et la pelle entre les mains; mais il ne bougeait
plus. J'appelai: «Eh, camarade !» Mais il restait inerte. Je me glissai alors
vers lui et le secouai un peu. Il tomba sur le côté et poussa un gémissement.
Une balle lui avait fait un trou dans la tête, au-dessus de l'oreille, d'où
sortait sa cervelle. Je lui enroulai son pansement autour de la tête, tout en
sachant bien qu'il n'y avait plus rien à faire. Ses gémissements devinrent
peu à peu des râles, de plus en plus faibles. Il mourut deux heures plus tard
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Nous sommes restés couchés ainsi jusqu'à la tombée de la nuit. Doucement,
l'ordre nous vint alors de nous retirer, et de nous rassembler à Anglemont.
Chacun cherchait à atteindre le village au plus vite. On pouvait entendre
certains blessés supplier: «Pour l'amour de Dieu, ne me laissez pas ici, j'ai
une femme et des enfants à la maison! » Certains furent emmenés, d'autres
simplement abandonnés. La devise du moment semblait être: chacun pour
soi et Dieu pour tous!
Le village d'Anglemont grouillait de soldats. J'entendis mon chef de
compagnie crier: « 112ed'infanterie, 1Tecompagnie, rassemblement! » Je m'y

rendis. D'autres arrivèrent peu à peu. Beaucoup, beaucoup manquaient à
l appel. «1'e compagnie du 112e, rassemblement !» cria à nouveau notre
capitaine. Un seul retardataire arriva. On ne dit pas un mot. Tous pensaient
à leurs camarades tués. «Sans cadence, marche! » Les compagnies décimées
s'ébranlèrent dans la nuit, vers l'arrière. On évacua complètement le village.
Nous avons dû creuser une tranchée sur une hauteur, derrière le village.
Dans l'argile durcie, c'était un vrai supplice!
Au matin, dès qu'ils virent notre tranchée, les Français commencèrent à
la bombarder. Un des tout premiers obus fit mouche, déchiquetant trois
hommes. Nous sommes restés là quelques jours. Une batterie allemande
d'artillerie de campagne, qui s'était avancée à l'abri, derrière nous, fut
littéralement pulvérisée par les canons français. Les nuits de pleine lune,
lorsqu'on devait passer là, une vision épouvantable s'offrait à nos yeux. On
commença bientôt à faire de grands détours pour éviter la batterie, car la
puanteur devenait insoutenable. Personne ne semblait songer à enterrer les
corps. Une nuit, les Français essayèrent de prendre notre tranchée d'assaut.
:Mais ils furent repoussés. Mon camarade Camil Rein, de Hagenbach,
mourut le jour suivant. Un éclat d'obus lui avait ouvert le crâne. Alfons
Rogert, de Seppois-le-Haut, fut grièvement blessé à la jambe. Les Français
'étaient à nouveau repliés dans la forêt. Un soir, l'ordre d'attaquer fut
donné. Uts, mon camarade de chambrée, me dit: «Richert, je ne rentrerai
plus chez moi, je le sens … » J'essayai de lui sortir cette idée de la tête, mais
il insista. Nous nous sommes avancés, formant deux minces lignes de
tirailleurs. J'étais furieux: que pouvions-nous bien espérer, en si petit
nombre, si ce n'est nous faire abattre! Nous avons serré sur la droite, en
direction de la forêt, dépassant Anglemont. Des coups de feu isolés claquèrent.
Zing! Les balles sifflèrent à nos oreilles. Mon voisin tomba sur le sol
sans un mot. Le sergent Liesecke poussa un long «Oh», jeta son fusil et
secoua sa main. Une balle lui avait arraché un doigt. Une mitrailleuse
crépitait là-bas. «Couchez-vous, enterrez-vous! » Tous se plaquèrent au sol,
cherchant à creuser. Uts, mon camarade, fut envoyé avec deux autres en
direction d'un bosquet d'ormes et de saules, situé sur la droite, pour voir si
des Français s'y trouvaient encore. La nuit tombait lentement.
La patrouille n'était toujours pas revenue. «Que les trois suivants [j'étais
du nombre] aillent voir dans le bosquet ce qu'ils deviennent! » ordonna le
36
chef de compagnie. La terreur nous glaçait, mais c'était un ordre. Nous nous
sommes approchés du bosquet avec la plus grande prudence, nous couchant
souvent sur le sol pour mieux écouter. Les arbres découpaient leur masse
sombre dans la nuit. Nous l'avons enfin atteint, le doigt sur la détente et la
baïonnette en avant. Nous entendîmes alors de légers râles. On s'approcha.
Uts était devant nous, mort, couché sur le dos par-dessus son sac. Quelques
pas plus loin gisait le soldat agonisant dont on entendait les râles. Il n'y
avait aucune trace du troisième. On courut vert l'arrière pour rendre compte
au capitaine. Puis chacun reprit son poste dans la ligne. «Repliez-vous en
silence! Faites passer! » Tous se levèrent et se replièrent d'un pas rapide. Il
faisait nuit noire à présent. On trébuchait dans les sillons et les trous d'obus,
et plus d'un chuta. Mais on connaissait la direction de notre tranchée. A
plusieurs reprises, des soldats se mirent brusquement à courir devant moi.
Je me demandais bien pourquoi. Bientôt, je dus courir moi aussi. Une
épouvantable odeur de cadavre me monta aux narines. Retenir son souffie !
Courir au loin! Cette odeur se dégageait des morts en état de décomposition,
invisibles dans l'obscurité. Enfin, nous sommes arrivés à notre tranchée. On
ressentit tous un sentiment de sécurité. La plupart des soldats marmonnaient
:« Quelle idiotie! Avancer, pour faire tuer quelques hommes sans but
et sans raison, et puis revenir à son point de départ! » «Tout le monde est
là ?» demanda le capitaine. «Oui !» «Que la compagnie récupère tout son
barda et fasse marche arrière jusqu'à Ménil. Rassemblement devant l'église.
» Les soldats se demandaient ce que cela pouvait bien signifier. Nous
avons passé une fois de plus nos sacs, avons pris nos fusils puis, sortant de
la tranchée, nous sommes ébranlés dans le noir en direction de Ménil.
« Uts, mon camarade! tu es là, mort dans ton bosquet, mais tu as au moins
la misère de la guerre derrière toi à présent; tu es presque plus heureux que
moi»,me disais-je en marchant. Lorsqu'on arriva à Ménil, le village grouillait
de soldats. Des ordres résonnèrent dans la nuit: «Compagnies … rassemblement!
» On s'aligna tandis que plusieurs bataillons passaient devant nous,
marchant vers l'arrière. « Sans cadence, marche! » Nous aussi, on battait en
retraite.
On fit une halte dans la forêt qui domine Baccarat. On entendait alentour
les cris des conducteurs de chevaux de l'artillerie. Plusieurs batteries
chargées de bagages passèrent devant nous, se dirigeant vers l'arrière. Un
ordre retentit: «La 1re compagnie du 112" forme l'arrière-garde !» Nous
avons alors compris que cette région, dont la conquête avait coûté la vie à
des milliers de soldats, allait être évacuée. On se mit en mouvement après
avoir vu défiler devant nous l'ensemble des formations. L'idée de me
dissimuler ici en attendant l'arrivée des troupes françaises bourdonnait
dans ma tête. Mais la discipline était trop stricte et me dissuada de le faire.
Et puis peut-être les Français m'auraient-ils abattu, de rage, en découvrant
leurs villages pillés et détruits. Je suivis donc les autres. Comme on
traversait la Meurthe sur le pont de Baccarat, on vit des pionniers affairés
37à le miner. A peine avions-nous quitté Baccarat que le pont sauta dans un
effroyable vacarme.
Nous avons poursuivi notre route vers l'arrière durant vingt kilomètres
environ; puis on fit une halte dans un village, où l'on reçut du pain et du café.
Munis d'outils, on se rendit ensuite sur une hauteur située devant le village.
Là, on creusa une tranchée. On se réjouissait déjà à l'idée de pouvoir y rester
à l'abri quelque temps. On entendait au loin les boum! boum! incessants de
l'artillerie française. Apparemment ils ne s'étaient pas encore aperçus de
notre retraite et ils bombardaient nos positions abandonnées. A la tombée
du jour, l'ordre nous fut à nouveau donné de nous préparer à partir. On
attendit, debout. Qu'allait-il se passer? Allions-nous vers l'avant ou vers
l'arrière? On entendit, derrière nous, des troupes s'approcher. C'était un
régiment de réserve, qui allait nous relever. On continua durant toute la
nuit notre marche vers l'arrière. Le lendemain matin au petit jour, on
traversa Avricourt, village-frontière entre la France et la Lorraine. On prit
nos quartiers dans diverses granges. Les six jours suivants, on traversa à
pied toute la Lorraine, en passant par Mërchingen, Remilly, Metz et Vionville.
A Metz, on entendit à nouveau au loin le grondement du canon; vers
le soir, il était devenu très proche. Brrr, la chair de poule nous glaça le dos;
et la peur du lendemain nous envahit.
On passa la nuit à Vionville. Je dénichai une botte de paille que je traînai
dans une épicerie pillée, et me couchai dessus, à côté de mon camarade
Gautherat. L'alarme fut donnée avant le jour. En quelques minutes, tous"
furent tirés de leur sommeil, prirent leur sac et se précipitèrent dehors le
fusil à la main pour former les rangs. On reçut un gobelet de café brûlant et
un morceau de pain de campagne rassis. A peine avions-nous fini de manger
que l'on se mit en route. Le matin s'annonçait inamical, pluvieux et brumeux.
On marchait depuis une heure environ lorsque l'ordre fut donné de se
déployer. La brume se dissipa, et le soleil apparut. Une forêt se trouvait à
près de quatre cents mètres devant nous. C'est là qu'on se dirigeait. Des
balles tirées du bois commencèrent à claquer et nous sifflèrent aux oreilles.
« En avant, marche, marche, à l'assaut !» criaient les officiers. Nous avons
couru vers les arbres, le corps courbé en avant. Quelques hommes tombèrent.
Tching, boum…boum, c'était les shrapnels, et sacrément bien visés.
Satanés canons de 75 !Les Français battirent en retraite. On occupa la forêt.
Nous avons continué à progresser sur une étroite prairie, enfoncée entre
deux forêts. Un peu à l'écart, le médecin du bataillon, un très gros homme,
nous criait sans cesse que le fort de Maubeuge était tombé; vraisemblablement
pour nous donner du courage. Tching, boum, des shrapnels explosèrent.
On accéléra l'allure pour sortir de la zone dangereuse. A ce que l'on
disait, le médecin de bataillon venait d'être tué.
En sortant du bois, on fut accueillis par un feu d'infanterie nourri qui
venait d'une petite forêt de sapins située sur une hauteur en face de nous.
On se précipita à nouveau dans la forêt puis, après avoir rampé jusqu'à la
38
lisière, on ouvrit violemment le feu contre le petit mur de sapins. Les tirs
français faiblirent puis cessèrent tout à fait. On s'avança et on prit possession
du lieu. Les Français s'étaient volatilisés. Le soir tombait; on dut
enterrer les Français morts qui se trouvaient dans le bois. C'était tous de
vieux soldats, âgés d'environ quarante ans. Ces pauvres hommes, sûrement
tous des pères de famille, me firent énormément de peine. Même avec la
meilleure volonté, il était impossible de creuser des tombes décentes; sous
trente centimètres de terre à peine, on attaquait la roche calcaire. On les
coucha là quand même, et leurs corps arrivaient juste à la hauteur du sol. On
les recouvrit d'un peu de terre. Cette triste besogne terminée, personne ne
se préoccupa de déterminer leurs noms ou de mettre en place des signes
distinctifs. Ces malheureux allaient, c'était certain, se retrouver sur la liste
des disparus.
Nous avons passé la nuit dans le petit bois. Un vent froid soufflait, avec
des averses, si bien que l'on fut trempés et grelottants. Pourquoi? Pour qui?
Une rage impuissante me gagna. Mais en vain. Claquant des dents, proche
du désespoir, je me tenais accroupi sur quelques branches de sapins qu'en
tordant j'avais ramené au sol. J'étais là, hagard, dans la nuit, pensant à mon
village, à ma famille et à mon lit. Une mélancolie terrible me submergea à
l'évocation de mon pays, de mes êtres chers, et je ne pus m'empêcher de
pleurer. Les reverrais-je un jour ? C'était peu probable. La fin de la guerre?
Il était insensé d'y croire. Puis une pensée me traversa l'esprit: mon village
existe-t-il encore, est-ce que mes parents vivent toujours, où sont-ils? Je n'ai
reçu, depuis le début de la guerre, qu'une seule lettre de là-bas, datée de
début août. Que de choses ont pu se passer depuis … Si près de la frontière!
Peut-être que tout a été bombardé, que tout a brûlé, que ma famille a fui. Il
me fut impossible de dormir. Je me levai, allai çà et là devant moi, battai des
bras contre mes flancs pour me réchauffer un peu. Le matin s'annonça enfin.
Le jour se leva. Une tasse de café chaud m'aurait fait tellement de bien!
Mais la roulante ne vint pas, rien.
On marcha en direction du village de Flirey. Le massacre des lapins et des
poules recommença. Tout fut dévalisé, comme si les habitants n'avaient pas
été là. On ne vit pratiquement personne, car tous s'étaient cachés lors de
notre arrivée. J'entrai dans une étable avec l'idée de traire un peu de lait de
vache. Avec toutes les peines du monde, j'arrivai à récupérer un demi-litre.
Entre-temps, d'autres soldats pénétrèrent dans l'étable pour y chercher
lapins et poulets. A ce moment-là, une porte s'ouvrit et un vieux paysan
entra. En voyant le clapier et le poulailler dévastés, il mit ses mains sur sa
tête, en s'exclamant: « Mon Dieu, mon Dieu! » Il me fit pitié et, honteux, je
sortis de l'étable. A présent, chacun s'escrimait à faire cuire quelque chose.
Les uns rôtissaient des lapins, d'autres plumaient des poulets, certains
étaient en train de dévaster une ruche; après avoir renversé les paniers, ils
raclaient le miel avec leur baïonnette, tout en écrasant une foule d'abeilles
qui, dans ce matin froid, ne parvenaient pas à voler. D'autres encore
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secouaient les pruniers pour en faire tomber les fruits. Je ne pus m'empêcher
d'en chercher une pleine poignée. Puis je déterrai quelques pommes de
terre dans un jardin. Je les pris, les pelai, les mis dans ma gamelle, ajoutant
un peu d'eau et de sel, et m'attelai à la cuisson. J'avais très envie d'un peu
de miel; je m'en cherchai un peu et le mis dans le couvercle de la gamelle.
Comme  mon eau commençait à chauffer, on reçut l'ordre de se préparer et de
se mettre en route. Ils ne se posaient pas la question de savoir si on avait
mangé ou pas; je dus me débarrasser de l'eau devenue chaude, gardant les
pommes de terre dans l'espoir de les cuire à la prochaine occasion; je remis
le couvercle sur ma gamelle, et me mis en route; on sortit du village pour se
porter à la rencontre des Français. _
On traversa le bourg d'Essey. A peine l'avions-nous dépassé que la
rengaine recommença. On essuya le tir de shrapnels français. Heureusement
ils passèrent au-dessus de nous. Bientôt, un faible feu d'infanterie
partit de la forêt d'en face, et quelques-uns furent touchés. Notre artillerie
commença à bombarder la forêt. L'infanterie française se retira et on put
occuper le bois. Celui-ci était traversé par une étroite prairie large d'environ
deux cents mètres. Un talus de chemin de fer, dont nous prîmes possession,
la traversait tout du long. Soudain, venant du bois d'en face, un important
tir d'infanterie nous surprit. Le réserviste KaIt, qui se trouvait à mes côtés,
fut touché et dégringola le long du talus. Plusieurs autres connurent le
même sort. Appuyés sur les rails, on commença à tirer vers la forêt. On
n'arrivait à voir aucun Français. Mais bientôt leur tir fut si nourri qu'aucun
de nous n'osa plus lever la tête. Les tirs français ne cessèrent qu'après un
sévère bombardement d'artillerie.
Près d'une heure plus tard, on donna l'ordre à un certain Bohn, qui faisait
fonction d'officier, de fouiller la forêt avec quatre hommes ;j'eus la malchance
d'être choisi. On pénétra le coeur battant dans le bois, au risque d'être
descendu à chaque instant. On se glissa prudemment entre les basses
branches des taillis touffus, jusqu'à un sentier, d'où nous apparut l'autre
bout de la forêt. On ne vit aucune trace des Français. On s'avança vers la
laie, sous le couvert des arbres. Soudain, à vingt mètres du buisson où l'on
se trouvait, je vis quelque chose de rouge. Je me mis en garde, après l'avoir
signalé à mes camarades. Comme la tache rouge ne bougeait pas, on se •
dirigea prudemment vers elle. Un Français assez âgé gisait à côté d'un trou
d'obus; sa jambe lui avait été complètement arrachée à la hauteur du genou.
Son moignon était enveloppé dans une chemise. Le malheureux était très
faible, le visage jauni par les pertes de sang. Je m'agenouillai à ses côtés, lui
posai son havresac derrière la tête et lui donnai à boire de ma gourde. Il me
dit merci et me fit comprendre à l'aide de ses doigts qu'il avait trois enfants
à la maison. Ce malheureux me fit terriblement pitié, mais je dus le quitter,
après lui avoir dit, en le montrant du doigt: «Allemands hôpital.» Il sourit
faiblement et secoua la tête, comme pour me faire comprendre que ça n'en
valait plus la peine. Bohn m'envoya, avec un autre soldat, annoncer que la
40 forêt était libre. En passant près du blessé, je vis qu'il tenait un chapelet
dans sa main et qu'il priait. Avec son autre main, m'indiquant sa langue, il
me fit comprendre qu'il avait soif. Je lui donnai le reste de mon eau.
Lorsqu'une demi-heure plus tard, avec le reste de la compagnie, nous
sommes repassés là, il était mort, tenant toujours le chapelet dans sa main.
Nous avons donc pris possession de la forêt; je me tenais à l'entrée du
sentier, regardant la région vallonnée qui s'étendait devant nous. Soudain,
à environ cinq cents mètres de distance, j'aperçus un Français. Dès qu'il me
vit, il se jeta au sol; je vis aussitôt monter le nuage de fumée de son coup de
feu, la balle claqua dans le sol, à un mètre de moi. Je me cachai aussitôt dans
les arbres, cherchant à creuser un trou où m'abriter. Mais il y avait un tel
enchevêtrement de racines dans le sol que cela fut impossible. Une salve
claqua et les balles crépitèrent à travers le bosquet en siffiant. Puis on
entendit salve sur salve. On eut vite des morts et des blessés, car nous étions
complètement à découvert. Mundinger, mon chef de chambre, reçut une
balle dans l'artère du bras, si bien que le sang se mit à jaillir de sa manche
comme d'un tuyau. Je lui fis un garrot au-dessus de sa blessure et, après lui
avoir coupé la manche de son uniforme avec mon couteau, je pansai sa plaie.
Avec un camarade, nous l'avons emmené vers l'arrière pour sortir de la zone
de tir. A présent, c'était l'artillerie lourde du fort de Toul qui nous envoyait
ses pains de sucre. Ils passèrent en gargouillant au-dessus de nous et
explosèrent à l'arrière, dans la forêt, avec un bruit terrible. Comme on
atteignait le talus du chemin de fer où gisaient encore nos morts de la
matinée, je voulus que l'on poursuive notre chemin vers Essey en marchant
sur la voie ferrée. Mais le blessé insista pour marcher sur la route qui
passait non loin de là. Je ne voulus pas le contrarier et nous gagnâmes la
route.
A peine avions-nous fait quelques pas qu'un de ces gros obus s'abattit sur
les rails dans un vacarme étourdissant. De la terre, des éclats, des pierres et
des morceaux de voie ferrée volèrent par-dessus nos têtes et on fut enveloppés
de fumée et de poussière. Par chance, personne ne fut blessé. Si on avait
suivi mon conseil, nous aurions été déchiquetés tous les trois. Le blessé qui,
quelques instants auparavant, s'écroulait de faiblesse, courait à présent si
vite que j'arrivais à peine à le suivre. Mais, finalement, il s'effondra dans un
pré. Comme le soir tombait, on arriva à Essey, où l'on amena notre blessé
chez le médecin. Comme je n'avais pas envie de retourner au front, je décidai
de passer la nuit dans le village. Je me dirigeai vers une femme pour lui
demander quelques pommes de terre. Je lui en donnai deux nickels; elle me
regarda stupéfaite. Il n'avait pas dû lui arriver souvent que des soldats
allemands lui donnent de l'argent, pour ce qu'ils prenaient sans façon. Sur
ce,je me fis un petit feu dans la cour de la ferme et me mis à cuire les pommes
de terre. La femme m'apporta encore un litre de lait. Comme je voulais la
payer, elle refusa l'argent, me faisant signe de boire tranquillement. J'avais
très faim et trouvai le repas savoureux. Je me couchai dans le foin de la
41
grange pour passer la nuit. Ce fut un véritable plaisir de pouvoir dormir en
sécurité, au sec et au chaud.
Je fus réveillé dans la nuit par le bruit des troupes qui battaient en
retraite. Je me levai pour demander de qui il s'agissait. C'était mon bataillon.
Vite, je passai mon havresac et me joignis à eux. On s'arrêta à
environ un kilomètre derrière le village, sur une hauteur, et après avoir
formé une ligne, on commença à creuser une tranchée. C'était un trayail
difficile, car on ne voyait rien et, sous à peine trente centimètres de terre, on
rencontrait une dure couche de calcaire. Mais au lever du jour, on avait
quand même réussi à creuser un mètre. Notre tranchée traversait une
parcelle de vigne. Je ne pus m'empêcher de manger des raisins à demi mûrs.
Suite à quoi j'eus des douleurs d'estomac et des coliques. La moitié des
troupes eut la permission d'aller dormir dans la forêt qui se trouvait en
retrait. C'était les derniers jours de septembre 1914.
Vers midi on nous distribua du courrier. Je reçus ma première lettre
depuis l'occupation de mon village par les Français. Je fus heureux de lire
que ma famille se portait bien et se trouvait toujours à la maison. Comme
mon village se trouvait à huit kilomètres à peine du front, j'avais toujours
craint que ses habitants ne l'évacuent.
Le soir venu, nous avons dû reprendre position dans nos tranchées. Les
Français attaquèrent durant la nuit et on tira dans le noir, sans rien pouvoir
distinguer. Comme ils se trouvaient apparemment tout près de notre
position, notre artillerie tira au plus près. Peu à peu la fusillade s'atténua.
Au petit matin, comme les quatre hommes placés en avant-poste, dans un
petit bout de tranchée à cinquante mètres devant nous, ne revenaient
toujours pas, je fus envoyé avec un autre pour voir ce qui se passait. On fit
le trajet en rampant. Nous les avons découverts morts tous les quatre,
tenant encore leur fusil. Comme le prouvaient leurs blessures à la nuque et
dans le dos, ils avaient été tués par les tirs trop rapprochés de l'artillerie
allemande. Parmi eux se trouvait Sandhaas, un camarade de chambrée. On
les laissa là et on retourna rendre compte en rampant.
Durant la  journée, la moitié des effectifs resta dans la tranchée, tandis que
l'autre moitié allait un peu en arrière construire des abris pour les réserves.
Il fit très chaud cet après-midi-là et on garda juste nos chemises et nos
pantalons pour travailler. Un avion français, qui nous avait découverts à
cause de nos chemises blanches, se mit à décrire des cercles au-dessus de
nous. Puis il disparut et bientôt personne ne pensa plus à lui. Mais subitement
on entendit des sifflements et huit obus éclatèrent juste à côté de nous.
On entendit aussitôt d'horribles cris de douleur, car beaucoup furent touchés.
La plupart s'enfuyaient dans tous les sens. Pour ma part, je me terrai
tant bien que mal dans un des trous qui venaient de se former. La seconde
salve vint très vite. Un des obus éclata sur le tas de terre situé au-dessus de
moi. Un autre explosa à côté, juste sur les faisceaux, en pulvérisant un grand
nombre de fusils
42
Je me mis à courir à travers les arbres aussi vite que mes jambes le
permettaient, tenant mes mains devant mon visage. Déjà la troisième salve
explosait derrière moi. J'atteignis bientôt un talus de chemin de fer, et me
réfugiai dans un passage aménagé dessous, dans lequel se trouvaient déjà
quelques camarades. Après que le feu eut cessé, on retourna lentement vers
le chantier. Les corps déchiquetés offraient un horrible spectacle. Un de mes
bons camarades, Kramer, avait le ventre déchiré et ses intestins pendaient
à 1'extérieur. Il me pria, me supplia de 1'achever, car il ne pouvait plus
supporter la douleur. Il me fut impossible de lui obéir, avec la meilleure
volonté. Le médecin du bataillon arriva alors, pansa d'abord le capitaine qui
avait le pied arraché; puis il ausculta Kramer, remit les intestins en place,
cousut la plaie, et nous donna l'ordre d'évacuer le blessé. On fit de quelques
planches une civière, sur laquelle on disposa des manteaux et des toiles de
tente; on souleva le blessé avec précaution, pour le poser sur la civière, puis
on le transporta vers l'arrière, d'où il fut aussitôt évacué en ambulance. Il
m'écrivit deux mois plus tard pour me dire qu'il était complètement guéri,
car ses intestins n'avaient pas été touchés; seuls la peau et le gras du ventre
avaient été déchirés …
La nuit suivante, ce fut mon tour d'aller chercher la nourriture. On
marchait à plusieurs sur un sentier forestier. Soudain, une balle brisa en
deux le petit socle en cuivre sur lequel était fixée la pointe de mon casque;
deux centimètres plus bas, on n'aurait plus jamais entendu parler de moi!
D'autres troupes nous relevèrent la dernière nuit de septembre et on se mit
en marche vers l'arrière, vers Metz, à trente-cinq kilomètres de distance. On
atteignit la ville à la pointe du jour et on nous fit prendre nos quartiers dans
une salle de cinéma, à Longeville. On nous laissa dormir trois heures puis on
dut nettoyer nos fusils et participer à une prise d'armes. En ce qui me
concerne, je préférai m'octroyer une journée agréable, aussi sautai-je dans
un tram pour me diriger vers la ville. J'avais une envie terrible d'un bon
déjeuner, car l'éternel ordinaire de la roulante me dégoûtait. Je trouvai la
nourriture si bonne que je mangeai à trois reprises, dans trois restaurants
différents. Puis je me rendis dans une pâtisserie pour déguster un café au
lait et un gâteau. Après cela je visitai la ville, surtout la belle cathédrale,
avant de m'acheter encore une tablette de chocolat et du saucisson; je
regagnai ma compagnie vers le soir. L'adjudant m'enguirlanda: «Où étiez vous
donc aujourd'hui ?» Je lui répondis tranquillement: « J'ai visité Metz.»
Des soldats nous furent envoyés ce jour-là d'Allemagne, pour combler les
gros trous des effectifs. Parmi eux se trouvait Auguste Zanger, de Strueth.
Avant la guerre, nous étions bons amis. Ces retrouvailles nous réjouirent
beaucoup. On alla aussitôt trouver l'adjudant pour lui demander d'être
affectés dans le même groupe, et il fit le nécessaire
Photos adressée à zauger par Dominique Richert
dominique avec zauger 29-4-17   dominique avec zauger auguste 29-4-17 -verso

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                             Vers le nord de la France, octobre 1914
    Le jour suivant, le 2 octobre 1914, embarqués dans un train, on longea la
Moselle jusqu'à Trèves. Une belle promenade à travers l'Eifel. On passa à
Aix-la-Chapelle, puis on se rendit dans le nord de la France après avoir
traversé la jolie Belgique en passant par Liège, Bruxelles et Mons. C'est un
très beau pays, très riche, avec une grosse industrie et beaucoup de mines.
TI est sillonné d'un grand nombre de voies ferrées et de canaux. C'est là que
je vis des moulins à vent pour la première fois. La population nous regardait
de manière tout à fait hostile, ce qui ne m'étonnait guère. On fut débarqués
entre Valenciennes et Douai et on pénétra dans la ville de Douai qui venait
juste d'être évacuée par les Français. On prit nos quartiers dans une caserne
de cuirassiers. Notre commandant de régiment nous tint un discours dans la
cour de la caserne, disant que nous avions à présent la pire partie de la
guerre derrière nous car nous n'avions dorénavant à faire face qu'à des
Anglais et des Noirs. Cette affirmation allait vite être démentie …
On quitta Douai, progressant à travers une belle et riche région. Des
mines de charbon, des sucreries, des villes, des villages, des cités ouvrières,
tout se juxtaposait. Les routes secondaires étaient presque toutes pavées.
C'est dans la région de Richebourg que l'on eut notre premier contact avec
des Anglais. On devait ramper vers eux en avançant dans un fossé très sale.
Comme celui-ci tournait à un moment dans les champs, on dut sauter pardessus
le chemin pour retrouver le fossé de l'autre côté. Les Anglais eurent
vite fait de nous repérer. Et dès que l'un de nous tentait le saut, il recevait
aussitôt une grêle de balles. Plusieurs morts gisaient sur le chemin; les cinq
derniers à avoir sauté avaient tous été tués. C'était mon tour à présent.
Comme j'allais au-devant d'une mort certaine, je refusai, malgré les cris de
mes supérieurs. Un sous-officier me donna expressément l'ordre de sauter.
Je lui répondis froidement qu'il n'avait qu'à me donner l'exemple, mais il
n'en eut pas le courage. Et on resta là, à plat ventre, jusqu'à la tombée de la
nuit.
Le lendemain matin, au lever du jour, on attaqua Richebourg et les
Anglais durent battre en retraite. Mis à part leurs blessés, on ne fit aucun
prisonnier. Dans presque toutes les maisons, on pouvait passer à table car
les Anglais nous avaient fait la cuisine … Un cochon cuisait dans un grand
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chaudron et on se le partagea. Partout dans les champs on voyait des corps
de cavaliers allemands et leurs chevaux, tués lors d'accrochages. Dans la
soirée, on forma une ligne devant le village; on dut s'enterrer dans des trous
de protection pouvant contenir jusqu'à quatre hommes. Vers minuit, Zanger,
un volontaire de dix-huit ans et moi-même avons été envoyés aux avant postes.
On se tenait accroupis dans un trou, près d'un champ. J'observai
droit devant, les deux autres à droite et à gauche. On entendit soudain des
pas sur notre gauche. Trois silhouettes émergèrent de l'obscurité. On en prit
chacun une dans le collimateur. Les deux jeunes soldats voulaient tirer tout
de suite et j'eus du mal à les en empêcher car, après tout, on ne savait pas s'il
s'agissait d'Allemands ou d'Anglais. Je les laissai s'approcher à une dizaine
de mètres, le doigt sur la détente et leur criai: «Halte! le mot de passe! » Ils
bondirent de frayeur. Mais ils donnèrent aussitôt le bon mot de passe.
C'était trois hommes de ma compagnie qui tenaient l'avant-poste sur notre
gauche. Après avoir été relevés, ils s'étaient perdus dans le noir. On se
réjouit beaucoup de ne pas avoir tiré. La relève vint peu après.
Comme je dormais depuis quelque temps dans mon trou, le guetteur
revint en courant nous annoncer que les Anglais arrivaient. Une fusillade
enragée se déchaîna. Nos jeunes soldats tiraient toutes leurs munitions
aussi vite qu'ils le pouvaient. Comme je ne pouvais voir ni entendre aucune
trace des Anglais, j'économisais les miennes. Une patrouille fut envoyée à
l'aube pour dénombrer les cadavres anglais. Mais que trouvèrent-ils? Deux
vaches et un veau! Voilà une attaque qu'il était évidemment facile d'enrayer.
Chacun dut ensuite montrer les munitions qui lui restaient et les
gradés injurièrent copieusement ceux qui n'en avaient plus. La moitié de
nos effectifs fut détachée de notre formation pour aider le 114" régiment.
Notre position était très affaiblie. De plus, un grand nombre d'entre nous
étaient allés au village pour chercher du ravitaillement.
Soudain, l'artillerie anglaise commença à nous bombarder violemment.
Des obus et des shrapnels explosèrent en grand nombre, semant la mort et
la désolation. On vit bientôt des lignes de fantassins anglais s'approcher de
nous par bonds. On les prit sous un feu nourri. Mais comme ils étaient bien
plus nombreux, on dut battre en retraite. Plus d'un fut abattu avant
d'atteindre les maisons du village. Les shrapnels anglais éclataient au dessus
de nous tandis qu'on se retirait au pas de course dans un canal
d'écoulement planté de troncs de saules. Un shrapnel éclata, décapitant la
partie supérieure du tronc mort d'un saule. La peur et le fracas me firent me
jeter de tout mon long dans le fossé boueux; mais je me levai très vite pour
quitter la ligne de tir.
Les Anglais occupèrent le village, mais ne tentèrent pas de nous poursuivre.
On s'enterra à nouveau, restant ainsi durant quelques jours face à
l'ennemi. On devait être très prudents, car les tommies, comme on appelait
les soldats anglais, étaient bons tireurs. Dès que l'un de nous se montrait, il
écopait de la ferraille. Nous fûmes relevés et envoyés au repos dans le village

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de Douvrin. Le carnage des poulets, lapins et cochons recommença aussitôt.
Toute chose comestible ou buvable fut réquisitionnée. Notre détachement
était cantonné dans une école. De l'autre côté de la rue, face à nous, se
trouvait un grand magasin de vins et spiritueux. Les officiers y firent placer
une sentinelle, pour empêcher la troupe d'y pénétrer et, bien entendu, avec
l'idée de tout garder pour eux. On remarqua que le soldat de garde descendait
souvent à la cave. Il finit par être tellement ivre qu'il s'affaissa contre
la porte et s'endormit. Profitant de la situation, Zanger et moi cherchâmes
plusieurs litres d'anisette. Et bientôt, comme une nuée de moineaux, tout le
monde envahit la cave; le soir venu, il ne resta pas grand-chose pour les
officiers.
Le troisième jour, vers midi, on reçut l'ordre de se remettre en route. On
alla d'abord à l'église, où se rassembla tout le régiment. Comme celle-ci était
bondée, plusieurs compagnies s'installèrent dehors. Un aumônier militaire
nous fit un bref sermon et nous donna à tous l'absolution. On repartit,
traversant plusieurs villages désertés par leurs habitants. On atteignit un
canal; le pont qui le traversait avait été détruit. Une péniche chargée de
charbon se trouvait à proximité. A l'aide de longues perches, elle fut poussée
en travers du canal afin de joindre les deux berges et de nous permettre le
passage. On continua notre marche et, à la tombée dujour, on fit halte dans
un champ de betteraves pour passer la nuit. Personne ne se doutait que ce
serait la dernière pour un grand nombre d'entre nous.
Comme il faisait froid, on se réjouit de repartir avant l'aube. Des rangées
de maisons émergèrent bientôt de l'obscurité. C'était le village de La Bassée.
Dans les jardins, des soldats travaillaient à la construction d'abris. Une voix
s'éleva dans la nuit: «C'est quel régiment?» On répondit: «Le 112".»
« Quelle compagnie ?» «La première. » Alors un des soldats qui travaillait
demanda: «Est-ce que Zanger est là?» Comme on lui dit que oui, il vint en
courant. Les deux frères se serrèrent dans leurs bras en pleurant. Quelles
retrouvailles! On pleurait tous les trois, car cela faisait bien longtemps
qu'aucun de nous n'avait reçu de nouvelles du pays. Charles nous accompagna
à l'autre bout de la petite ville, où il nous quitta. On reçut peu après
l'ordre de faire halte.

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                       Attaque de Violaines, 22 octobre 1914

En pleine nuit, on dut former des lignes de tirailleurs dans les champs.
Puis on avança. Comme le jour se levait peu à peu, on aperçut des maisons
et des arbres fruitiers. C'était le village de Violaines. On mit la baïonnette
au canon et on se précipita vers le village au pas de charge. Au lieu de rester
tranquilles, nos jeunes soldats crièrent hourra, comme ils l'avaient appris à
l'exercice. Les Anglais du village furent alertés par ces cris. Bientôt, quelques
balles claquèrent. Une minute plus tard, c'était de chaque fenêtre, de
chaque porte, de chaque haie et de chaque mur que les balles crépitaient.
Une des premières toucha au ventre mon voisin, un paysan d'Ensisheim.
Il s'écroula en poussant un cri terrible. Auguste Zanger se tourna vers moi
et s'écria: « Nickel, t'es touché?" Au même moment, trois balles transpercèrent
son sac et ses gamelles, mais sans le toucher. Son voisin tomba, touché
à l'épaule. On se précipita derrière une haie d'épineux, s'aplatissant tant et
plus. Les Anglais nous prirent sous un feu terrible; plusieurs de nos
camarades furent tués. Comme d'autres lignes de tirailleurs arrivaient, on
se joignit à elles pour traverser la haie et passer à travers les jardins à
l'assaut des maisons. Ce faisant, plus d'un fut touché. Comme nous étions
nombreux, les Anglais se replièrent. On sauta entre les maisons pour
rejoindre la route et on put attraper un Anglais qui était en train d'escalader
le mur d'enceinte de l'église. Comme les balles sifflaient autour de nous, on
fut obligés de chercher un abri entre les maisons. L'Anglais crut qu'on
voulait le passer par les armes, mais on lui fit comprendre qu'on ne lui
voulait pas de mal, ce dont il nous sembla très reconnaissant. Il voulut même
nous donner son argent, mais on ne l'accepta pas. Un lieutenant nous força
à continuer notre progression. Plus bas, sur la route, se trouvait une voiture
de munitions anglaise, sous laquelle était couché un tommy qui tirait autant
qu'il pouvait sur les Allemands venant de l'autre côté du village. Je le
touchai par-derrière du bout de ma baïonnette. Il se retourna, et sembla très
effrayé; mais au lieu de se rendre, il voulut se jeter vers l'avant de la voiture
pour s'enfuir. On lui cria de s'arrêter, mais il continua. Alors, le tambour
Richert, de Richwiller, l'abattit. Un peu en arrière se trouvait dans le fossé
un canon à barillet anglais, qui nous avait déversé une pluie d'obus.
Quelques coups bien placés abattirent ses servants. Le régiment se rassem

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bla, puis passa à l'assaut d'une tranchée anglaise, située à trois cents mètres
environ derrière le village. Un terrible tir de mitrailleuse et d'infanterie
nous accueillit. Des obus et des shrapnels éclatèrent parmi nous. Malgré nos
très lourdes pertes, on prit la tranchée. Certains Anglais levèrent les bras
pour se rendre, d'autres s'enfuirent. Mais sur les champs plats et découverts,
ils furent presque tous abattus. Pour échapper au tir d'artillerie,
Zanger et moi avions pris en charge un blessé pour le ramener au village où
nous l'avons confié aux médecins. On se cacha ensuite dans une cave où
toutes sortes de vivres avaient été stockées par les habitants de la maison.
Dans un coin se tenaient une femme et une jeune fille d'une vingtaine
d'années, tremblantes de peur lorsqu'elles nous virent. On leur fit comprendre
par signes qu'elles ne devaient pas être effrayées. Et on passa ensemble
trois journées très agréables. On installa un poêle dans la cave, dont on fit
passer la cheminée par le soupirail, et les deux femmes purent ainsi 'nous
faire cuire les poulets et les lapins que l'on cherchait le soir venu dans le
village. Celui-ci était continuellement bombardé par l'artillerie anglaise.
Notre maison fut touchée à plusieurs reprises et, une fois, des briques
dévalèrent même les marches de la cave. Le troisième jour, dans la soirée, on
entendit des pas résonner sur les marches. C'était un lieutenant, l'officier
adjoint du régiment. «Bande de sales tire-au-flanc, sortez de là immédiatement
», nous hurla-t-il. On rangea nos affaires; la jeune fille, qui s'appelait
Céline Copin, nous donna quelques médailles de la Vierge Marie en souvenir,
et on sortit de la cave.
Une soixantaine d'hommes, qui s'étaient tous cachés dans des caves, se
trouvaient sur la route. L'officier adjoint nous emmena devant le colonel.
Celui-ci nous tint un terrible sermon de réprimande, ce qui nous laissa
complètement indifférents. Notre régiment avait entre-temps progressé de
cinq kilomètres et il occupait le village de Rue-du-Vert. On apprit alors que
la bataille de Violaines avait coûté la vie à une centaine de soldats de notre
compagnie. Plus des deux tiers des effectifs! Comme on avait reçu des
renforts d'Allemagne, on rencontra beaucoup de visages inconnus. On passa
la nuit dans une grange. Notre nouveau commandant de compagnie fit un
discours que j'ai gardé très précisément dans ma tête: «Je suis le capitaine
Nordmann, j'ai pris la direction de la ter compagnie du 112e• J'exige que
chacun fasse son devoir. Celui qui ne le fait pas, que le diable l'emporte!
Rompez les rangs! »
Le lendemain matin, alors qu'il faisait encore sombre, on se répartit en
groupes et on se dirigea à couvert vers une ferme, qui se trouvait à environ
deux cents mètres du village. De là, on devait, par groupes de huit, courir à
travers champs en direction de quelques saules et s'enterrer. On ne savait
pas où se trouvaient les Anglais. Le premier groupe s'élança. Aussitôt les
balles commencèrent à claquer. On vit trois hommes tomber. Les autres se
réfugièrent derrière une meule de paille. C'était à présent au tour du second
groupe de s'élancer, et Zanger et moi en faisions partie. Il m'est impossible
48
de décrire les sentiments qui m'habitaient lorsque je commençai ma course.
Cette terrible nécessité d'obéir … Aucune contradiction n'était possible. Un
rapide signe de croix et c'était parti. A peine nous étions-nous élancés qu'on
entendit bourdonner les balles autour de nous, comme un essaim d'abeilles.
Celui qui courait devant moi tressauta, jeta les bras en l'air et s'abattit sur
le dos. Un autre s'écroula face contre terre. Je bondis derrière la meule pour
me protéger et je vis alors que le sergent Luneg était le seul survivant du
premier groupe. On se jeta contre le sol, enfonçant notre visage dans la terre
tendre des champs. Tous les occupants des tranchées anglaises faisaient feu
sur nous. Les balles ricochaient alentour, la terre était projetée au-dessus de
nous.
Une mitrailleuse anglaise se mit en branle. Les balles sifflèrent et, l'un
après l'autre, les hommes du groupe furent cloués au sol, morts. Je me dis
que ma dernière heure avait sonné et, pensant aux êtres qui m'étaient chers,
je me mis à prier. Zanger, qui était couché à côté de moi, me dit :« On ne peut
pas rester ici. » Il se redressa un peu, vit à environ cinquante mètres de nous
un chemin à travers champs, bordé de fossés. On se leva d'un bond pour se
précipiter vers cet abri salvateur. Les Anglais eurent beau déclencher un feu
d'enfer contre nous, on arriva indemnes dans ce fossé. Peu après, notre chef
de groupe, le sous-officier Kretzer, put nous rejoindre. Comme à cet endroit,
le fossé n'était pas profond, on rampa jusqu'à quelques trous de protection
qui avaient été abandonnés par les Anglais. Le sergent Kretzer reçut une
balle dans les reins tandis qu'il rampait; il put juste me dire «Saluez de ma
part. .. » avant de mourir. Zanger et moi étions dorénavant les seuls survivants
de notre groupe. Comme le reste de la compagnie avait pu observer
notre sort depuis la ferme, personne n'osa plus s'avancer sur le champ; et
nous sommes restés ainsi toute une journée allongés dans nos trous de
protection.
Les Anglais soumirent pendant ce temps le village à un tir d'artillerie,
mais aucun projectile n'éclata près de nous. Alors que l'on s'apprêtait, le soir
venu, à rejoindre notre compagnie, celle-ci vint prendre position à l'endroit
prévu le matin. Tous furent très étonnés de nous trouver encore vivants. On
dut s'aligner et creuser une tranchée. Chacun s'activa aussi vite qu'il put
pour se réfugier dans la terre, car des balles anglaises sifflaient régulièrement
dans le noir. Il commença à pleuvoir; ayant trouvé une toile de tente
anglaise imperméabilisée, je la mis sur mes épaules. Quand le trou fut assez
profond, je partis chercher pour Zanger et moi-même deux gerbes de paille
sur la meule voisine pour dormir dessus. En chemin je butai à deux reprises
sur des cadavres. Après avoir un peu dormi dans le fossé, je me réveillai;
j'avais froid et sentis que j'étais allongé depuis quelque temps dans l'eau que
la pluie tombant à verse avait accumulée dans le fossé.
Le sergent Hutt vint nous trouver. Nous devions, Zanger, moi et deux
autres, aller enterrer le sous-officier Kretzer, qui avait été un ami de Hutt.
Nous avons cherché longtemps son corps dans la nuit noire. On dégagea à la

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pelle la terre collante et mouillée; on enveloppa le mort dans la toile de tente
que l'on avait détachée de son sac, on le coucha dans sa tombe à peine
profonde de trente centimètres, puis on l'ensevelit. On pensait avoir terminé.
Zanger tâtonna avec ses mains pour vérifier que Kretzer était bien
enterré. Mais la pointe de ses bottes et son nez sortaient encore de terre; on
les recouvrit. Zanger prit la baïonnette du mort, la fixa de travers dans son
étui, formant ainsi une croix qu'il planta à la tête de la tombe. A peine
avions-nous rejoint notre tranchée que l'on reçut l'ordre d'avancer en
silence. On atteignit un vallon couvert de roseaux. Le temps de se faufiler à
travers les arbustes et on fut trempés jusqu'aux os. La pluie tombait sans
arrêt. Un ordre fut donné: «Halte! Tout le monde s'enterre !>> Zanger et moi
creusâmes rapidement un trou. Lorsqu'on eut terminé, on dut le refaire dix
mètres en avant, car nous n'étions pas alignés.
Lorsque le jour se leva, je jetai un coup d'oeil prudent du côté des Anglais,
et vis leur tranchée à cent cinquante mètres devant nous environ. Lorsqu'ils
aperçurent les tas de terre devant eux, ils tirèrent dessus un certain temps
comme des fous. Alors que le tir faiblissait un peu, je vis qu'un des jeunes
soldats, qui occupait avec deux autres le trou voisin, regardait prudemment
en direction des Anglais. Je lui criai de se baisser, il obéit. Mais sa curiosité
l'emporta. Au bout de quelque temps, il voulut jeter un nouveau coup d'oeil.
A peine sa tête fut-elle visible qu'il fut atteint en plein front et s'écroula,
mort. Les deux camarades cherchèrent alors à se débarrasser de son corps
car il n'y avait guère de place dans le trou. Ce faisant, un des deux se
redressa un peu trop et fut touché dans le dos. Il retomba mort dans le trou
et le cadavre de l'autre s'affala sur lui. Il y avait à présent deux morts et un
vivant dans le trou.
Les Anglais nous bombardèrent avec des shrapnels, mais il n'y eut pas de
blessé. Il était très ennuyeux de rester ainsi accroupi toute une journée.
Notre abri était creusé dans un champ de betteraves fourragères. Pour
passer le temps, je mis ma baïonnette au canon, puis après avoir piqué une
betterave, je la ramenai dans le trou, la plantai sur ma baïonnette, mis mon
casque dessus et levai précautionneusement cette tête fictive. Ma betterave
et mon casque furent très vite transformés en passoire. La nuit suivante, on
fit se rejoindre nos trous de protection en confectionnant une tranchée
ininterrompue. Le 3e bataillon vint nous renforcer au petit matin. Puis
l'ordre nous fut donné d'attaquer les positions anglaises. Une entreprise
insensée! Les officiers nous firent sortir de la tranchée revolver au poing.
Dès qu'ils nous aperçurent, les Anglais commencèrent à nous tirer dessus,
avec toute l'intensité possible. Beaucoup d'entre nous tombèrent et le reste
fit demi-tour pour rejoindre la tranchée en courant. Les blessés graves
restèrent au sol; certains poussèrent des râles et des plaintes jusqu'au soir,
jusqu'à ce qu'ils meurent eux aussi. Deux jours plus tard, après avoir reçu de
nouveaux renforts, on attaqua une nouvelle' fois et on atteignit la tranchée
anglaise au prix de lourdes pertes. Mais il fut impossible d'y pénétrer car les

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Anglais se tenaient là au coude à coude, nous abattant tous. Il ne nous resta