Les Alsaciens  dans l'armée allemande en 1914-1918


 

original0005-150x150 Joseph Mathias, alsacien ayant combattu dans l'armée allemande, témoigne à travers sa trajectoire d'un phénomène peu connu : celui des « malgré-nous » alsaciens du premier conflit mondial, qui durent se battre sur le front de l'Est contre les Russes entre 1914 et 1917 puis furent transférés à l'Ouest pour combattre sur le front français lors des dernières grandes batailles de l'année 1918.

Contexte historique

Si le drame des « malgré-nous » lors de la Seconde Guerre mondiale est bien connu, celui des Alsaciens ayant combattu dans l'armée allemande entre 1914 et 1918 l'est beaucoup moins. Cette différence tient certainement du fait que l'Alsace avait été annexée de force par le Reich en 1940, plaçant ainsi les jeunes alsaciens dans une position quasi intenable dès lors que Berlin décida de les mobiliser de force. En 1914, la mobilisation des Alsaciens dans les troupes allemandes apparaissait comme plus logique dès lors que l'Alsace (et une partie de la Lorraine) constituait un Land allemand depuis 1871. Au fil des décennies s'était d'ailleurs développée une conscience nationale alsacienne, mêlant l'attachement à la « petite patrie » (Heimat) au sentiment d'appartenance à une communauté plus large (Vaterland), cimentée par la langue et la représentation parlementaire au Reichstag. Si pour les anciennes générations qui avaient vécu l'annexion de 1871 une certaine nostalgie de la France continuait de se maintenir, pour les nouvelles générations en revanche, qui n'avaient connu que le rattachement au sein de l'Empire allemand, Paris, la République et la langue française constituaient des références de plus en plus éloignées.

Entre 1914 et 1918, ils furent ainsi 380 000 conscrits alsaciens et lorrains à être mobilisés et à revêtir l'uniforme feldgrau (contre 18 000 qui firent le choix de partir et de s'engager volontairement pour la France). Dès lors qu'il s'agissait de satisfaire leurs obligations militaires à l'égard de l'Etat auquel ils appartenaient, un refus assimilait les appelés à des déserteurs, avec les risques inhérents sur le plan de la justice militaire. L'état-major allemand, craignant des fraternisations, décida de les envoyer sur le front de l'Est pour éviter qu'ils n'aient à combattre contre les troupes françaises. Les Alsaciens combattirent ainsi les troupes russes sur les champs de bataille de la Prusse orientale, participant notamment aux batailles de Tannenberg et des lacs Mazures. Au début de l'année 1918, le retrait de la Russie de la guerre au lendemain de la révolution bolchevique, amena le transfert des divisions qui étaient stationnées à l'Est, au sein desquelles se trouvaient les Alsaciens, vers le front de l'Ouest. Les soldats alsaciens engagés dans l'armée du Reich eurent ainsi à combattre sur le sol français lors de la grande offensive allemande du printemps 1918 puis la contre-offensive alliée menée à partir de l'été.

Pour ces soldats alsaciens qui avaient combattus dans l'armée allemande, la démobilisation fut particulièrement difficile après l'armistice et le retour de l'Alsace à la France. Humiliés, ils furent victimes de nombreuses brimades de la part des autorités françaises (arrestations, contrôles), l'image de « traître » leur collant à la peau. Alors que les villages et villes d'Alsace accueillent les soldats français en « libérateurs », avec des bouquets de fleurs et des drapeaux bleu-blanc-rouge, les Alsaciens ayant combattu dans les rangs de l'armée allemande deviennent des réprouvés sur leur propre terre. Beaucoup en garderont un souvenir particulièrement amer et auront du mal à se réadapter à une vie normale. Ils deviendront aussi les grands oubliés de la mémoire collective, notamment lors des commémorations du 11 novembre.

Fabrice Grenard

 

 

 

 

Éclairage média

 

 

 

 

Le fait que l'ancien soldat Joseph Mathias, évoquant sa trajectoire au cours du premier conflit mondial, parle allemand et non français n'est pas anodin. Cela symbolise cette génération d'Alsaciens nés à la fin du XIXe siècle (Joseph Mathias a 17 ans en 1914) et qui n'avaient donc pas connu l'attachement à la France. Dès lors qu'ils étaient membres d'un Land allemand, ils reçurent une éducation germanique et leur langue maternelle fut bien l'allemand, non le français (Joseph Mathias explique d'ailleurs lors de son témoignage qu'il ne connaissait pas La Marseillaise). Ce témoignage permet d'illustrer le drame vécu par ces jeunes alsaciens ayant combattu dans l'armée allemande entre 1914 et 1918 et qui ne pourront trouver leur place après l'armistice dans une Alsace redevenue française et célébrant avec force la victoire des armées alliées face aux Allemands.

Tout est fait de la part de Joseph Mathias pour montrer qu'il n'avait pas eu le choix et avait du se battre à contrecœur contre ses « frères » français. L'ancien fantassin insiste ainsi sur la façon dont les Allemands détestaient les Alsaciens, qu'ils considéraient comme des Français. Il fait part également d'anecdotes démontrant que le cœur des soldats alsaciens était bien français et non allemand (comme lorsqu'une partie des soldats alsaciens avec lesquels il se trouve sur le front de l'Ouest se met à chanter La Marseillaise, risquant d'être fusillés). En ce sens, les Alsaciens combattants dans l'armée allemande entre 1914 et 1918 se sont présentés comme des « malgré-nous » bien que l'expression soit surtout utilisée après la Seconde Guerre mondiale. Mais dès les années 1920, des associations d'anciens combattants alsaciens et lorrains de la Grande Guerre employèrent cette formule pour mettre en avant qu'ils n'avaient pas eu le choix et avaient été contraints de servir l'armée allemande contre la France. Il s'agissait de répondre aux nombreuses suspicions pesant sur ces anciens combattants assimilés à des traîtres et qui ne parvenaient pas à trouver leur place dans les commémorations de l'après guerre malgré le sacrifice personnel qu'ils avaient eux aussi subi au cours de la guerre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fabrice Grenard

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Transcription

Présentateur

Cette reconnaissance de la République, la plupart des anciens combattants alsaciens de 14-18 ne la connaîtront cependant jamais, et pour cause, l’histoire les a fait naître allemands. Ils sont une quarantaine à être encore en vie aujourd’hui, et parmi eux, Joseph Mathias, originaire de Weyersheim, agriculteur en retraite, il s’apprête à fêter ses 98 ans. Françoise Herbe et Claude Heim l’ont rencontré.

Journaliste

Sur le monument aux morts de Weyersheim, 58 noms, ceux des habitants de ce village tombés sur les champs de batailles lors du premier conflit mondial. Le seul survivant de la Grande Guerre à Weyersheim habite depuis trois ans dans cette maison de retraite de Bischwiller. Joseph Mathias avait 17 ans lorsque la guerre a éclaté. Ce fils d’agriculteur a été mobilisé en 1916, et il a porté, bien sûr, comme tous les alsaciens, l’uniforme allemand.L’Alsace, depuis 1871, appartenait en effet au Deuxième Reich. Le fantassin Joseph Mathias a tout d’abord combattu à Dünabourg en Lettonie.

Joseph Mathias

La plupart des Alsaciens ont été envoyés en Russie. C’est normal, les Allemands ne voulaient pas qu’on ait des Français en face de nous. Ils nous détestaient. Ils n’aimaient pas qu’on soit ensemble, et nous appelaient Têtes de Français. Et on ne pouvait pas se permettre tout ce que faisaient les Prussiens. En Russie, bien sûr, c’était la guerre, on nous tirait dessus mais c’était moins dur qu’en France. En Russie, c’était surtout une guerre de position.Il n’y avait pas de mouvement, comme c’était le cas les deux premières années.

Journaliste

L’Allemagne, après l’élimination de la Russie en 1917, concentre ses efforts sur le front de l’Ouest. Joseph Mathias est envoyé avec sa compagnie près de Reims.

Joseph Mathias

A Pâques 1918, on a été envoyé en France.

Journaliste

C’était pire qu’en Russie ?

Joseph Mathias

Oui, c’était indescriptible, c’était une boucherie. Là, pour nous, il s’est passé quelque chose. Quand on est arrivé, on est resté pendant trois jours dans les baraques. Un groupe d’Alsaciens s’était formé. Ils ont chanté en français la Marseillaise. Moi, je ne la connaissais pas. On a eu peur que certains soient fusillés.

Journaliste

Le 11 novembre 1918, l’Allemagne capitule. Le 22 novembre, les Français entrent dans Strasbourg, l’Alsace est à nouveau française. Pour Joseph Mathias, ce retour à la mère patrie était logique.

Joseph Mathias

Ce jour, nous l’avions souhaité, cela devait arriver. Nous y pensions tout le temps.

Journaliste

L’an dernier, la municipalité de Weyersheim a remis la croix du Combattant à Joseph Mathias, mais il n’a pas reçu, pour ce 11 novembre la Légion d’Honneur, ayant servi dans une armée étrangère. Il devra se contenter d’une lettre du Ministre des Anciens Combattants, lui faisant part de toute sa sympathie.