Écrire… Publier… Réflexions sur les témoignages de 1914-1918 |
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4-5 minutes


AVANT PROPOS

Par Rémy Cazals, 15 juillet 2021

Le Collectif de recherche internationale et de débat sur l’histoire de la Première Guerre mondiale (CRID 14-18) a toujours fait preuve d’un grand intérêt pour les témoignages des contemporains de cet événement majeur, comme le précise sa charte scientifique. On peut se référer aussi aux publications de ses adhérents (voir la « bibliothèque du CRID » sur le site www.crid1418.org ). Nous apprécions les livres très importants de Jean Norton Cru et nous opposons des arguments aux tentatives superficielles de dénigrement dont cet auteur a été victime. Nous avons continué son œuvre avec le volume collectif 500 témoins de la Grande Guerre (33 auteurs dont 14 en rapport direct avec l’université de Toulouse-Jean-Jaurès) et cette tâche se poursuit avec le dictionnaire des témoins en ligne sur le site du CRID.

            La nouvelle opération qui débute ici se présentera sous forme de « feuilleton » à périodicité bimensuelle. Elle pourra tenir compte des réactions des lecteurs, compléments, corrections éventuelles. Il faudra résister à la forte tentation d’exposer la richesse du contenu des témoignages, car ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Les deux thèmes de cette recherche apparaissent précisément dans son titre : l’écriture des témoignages ; le problème de leur publication. Si l’on s’intéresse à l’information sur la guerre apportée par les témoignages, on peut renvoyer aux index des thèmes de Témoins de Jean Norton Cru et de 500 témoins, aux mots-clés du dictionnaire en ligne. On peut encore mentionner, sur le site de la Mission du centenaire, toujours en ligne en juillet 2021, les 23 textes faisant des recoupements entre témoignages https://www.centenaire.org/fr/les-temoins-de-la-grande-guerre. À titre d’exemples : « Journaux intimes de femmes sous l’occupation allemande », « Soigner en première ligne », « La guerre à Mende », etc.

            Nous considèrerons donc les témoignages de cette époque de tension extrême seulement dans la décision et l’acte d’écrire, puis dans les vicissitudes de leur publication. Ce sera aussi l’occasion de mettre en valeur ces hommes et ces femmes, d’abord ceux qui ont vécu 14-18, mais aussi les « passeurs » actifs, efficaces, tenaces, qui ont contribué à faire connaitre les premiers, qui sont parfois leurs ascendants directs, mais pas toujours.

            Quelques références bibliographiques seront données au fur et à mesure. Dans l’immédiat, notons quelques éclairages généraux sur la question :

– Renaud Dulong, Le témoin oculaire, Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, Éditions de l’EHESS, 1998.

– Sylvie Decobert, Lettres du front et de l’arrière (1914-1918), Carcassonne, Les Audois, 2000 (à partir d’un excellent mémoire de maitrise soutenu à Toulouse, une synthèse sur le thème des correspondances privées).

– Annette Wieviorka, L’ère du témoin, Paris, Hachette Littératures, 2002.

Réception et usages des témoignages, sous la dir. de François-Charles Gaudard et Modesta Suárez, Toulouse, Éditions universitaires du Sud, 2007.

– Gislinde Seybert & Thomas Stauder (éd.), Heroisches Elend, Misères de l’héroïsme, La Première Guerre mondiale dans la mémoire intellectuelle, littéraire et artistique des cultures européennes, Frankfurt-am-Main, Peter Lang, 2 vol., trilingue, 1626 p., 2014.

Écrire en guerre, 1914-1918, Des archives privées aux usages publics, sous la dir. de Philippe Henwood et Paule René-Bazin, Presses universitaires de Rennes, 2016.

In guerra con le parole, il primo conflitto mondiale dalle testimonianze scritte alla memoria multimediale, a cura di Fabio Caffarena e Nancy Murzilli, Trento, Fondazione Museo storico del Trentino, 790 p., 2018.

– « La Grande Guerre des gens « ordinaires », Correspondances, récits, témoignages », colloque de juin 2018 à Montpellier, actes à paraitre.

Nous commencerons le feuilleton par une série de définitions et de remarques.

 I. Définitions et remarques préalables

53-68 minutes


1. Le témoin oculaire

            Le contenu de cette partie va-t-il charrier des évidences ? Peut-être, mais mieux vaut être clair que risquer la confusion. Il est évident que le témoin d’un fait doit avoir été sur place au moment où il se déroule. Un témoin médiocre de l’offensive du 16 avril 1917 au Chemin des Dames est un témoin. Un bon historien actuel de cette offensive n’en a pas été témoin. Certains peuvent se prétendre témoins d’un fait alors qu’ils se trouvaient ailleurs. C’est pourquoi l’historien doit vérifier, chercher les « lettres de créance » des auteurs, comme l’écrit Jean Norton Cru. À propos de tous les témoignages, JNC posait au signataire la même question : « avait-il qualité pour parler en témoin ? » Nous devons beaucoup à la méthode critique de JNC, dont nous aurons l’occasion de reparler. Dans les années 1920, il a effectué bien des vérifications ; celles-ci sont plus faciles aujourd’hui grâce à la mise à disposition du public des registres matricules des soldats.

            Ainsi, pour rester dans le corpus étudié par JNC, on ne peut pas raconter les combats comme témoin sans y avoir été engagé. Il donne une définition claire du combattant (dans Témoins p. 10) : « tout homme qui fait partie des troupes combattantes ou qui vit avec elles sous le feu, aux tranchées et au cantonnement, à l’ambulance du front, aux petits états-majors : l’aumônier, le médecin, le conducteur d’auto sanitaire sont des combattants ; le soldat prisonnier n’est pas un combattant, le général commandant le corps d’armée non plus, ni tout le personnel du GQG. La guerre elle-même a imposé cette définition fondée sur l’exposition au danger et non plus sur le port des armes qui ne signifie plus rien. »

            Les vérifications effectuées par JNC lui permettent de débusquer les faux témoins. Ainsi Marcel Berger (Le Miracle du feu, 1916, 485 pages) n’est resté sur le front que quelques jours. « On ne peut pas raconter la guerre sans l’avoir faite et tout le talent du monde ne pourra remplacer l’expérience », remarque justement le critique. Même chose pour Émile Zavie (La Retraite, récit d’un soldat, 1918, 237 pages) : JNC trouve dans son livre « toutes les absurdités auxquelles il faut s’attendre de la part d’un auteur qui n’a vu le front que quelques jours et qui, négligeant le peu qu’il sait, a entrepris de raconter une phase de la guerre dont il n’a pas la moindre notion ». Émile-François Julia (deux livres chez Perrin en 1917 et 1918) est un de ces médecins « qui veulent nous parler de toutes les choses du front sauf du seul sujet qu’ils connaissent bien, leur ambulance ». Quant au Toulousain Jean Renaud, officier d’état-major, il usurpe le mot « tranchée » dans ses deux livres « d’une fécondité redoutable », Qui vive ? la Tranchée et La Tranchée rouge. JNC poursuit : « Si Renaud est fécond c’est en fables, légendes, anecdotes inventées. J’ai pu changer d’opinion au sujet de quelques œuvres, après nouvelle lecture et examen plus attentif ; mais mon opinion sur Jean Renaud est en 1927 la même que j’avais lorsque je le lus pour la première fois en octobre 1916, aux tranchées devant Hurtebise. »

            L’opinion de JNC est partagée par d’authentiques témoins. Justement à propos de l’offensive Nivelle du 16 avril 1917, Georges Bonnamy note : « Je ne parlerai que du secteur que j’ai vu. » Dans La Peur, Gabriel Chevallier compare ses opinions à celles de son père qui, lui, n’a rien vu : « toute la guerre nous sépare, la guerre que je connais et qu’il ignore ». Paul Fiolle (La Marsouille, 1917) s’adresse aux vrais témoins : « Poilu ! Que de bêtises l’on écrit en ton nom. » Et aux faux témoins : « Vous ne savez pas ? Soit ! Eh bien, taisez-vous. Taisez-vous donc ! » Paul Fiolle avait passé vingt-trois mois sur le front.

            Encore une évidence ? Il faut rappeler que le corpus étudié par JNC ne comprenait que des combattants, pour la plupart français, et que le livre date de 1929. Dans 500 témoins et dans le dictionnaire en ligne sur le site du CRID, nous avons élargi à tous les témoins, de tous pays, militaires de tout grade, civils et civiles, publiés ou inédits accessibles au public. Chaque témoin étant étudié à sa place, chaque témoignage dans son contexte. Ainsi nous prenons en compte le général Sarrail et le caporal Barthas ; Jean de Pierrefeu comme témoin des magouilles et des rivalités au sein du GQG ; les carnets personnels de civiles françaises en territoire occupé par les troupes du Kaiser ; l’expérience de soignante en Allemagne de la Suissesse Henriette Rémi, racontée dans son livre Hommes sans visage, publié à Lausanne en 1942 ; parmi les témoins russes, le soldat Stephane Ivanovitch Gavrilenko, venu combattre en France, et la noble dame Sophie Ilavoyskaya présentée lors du colloque Écrire en guerre ; le témoignage de Louis Pasquié, affecté spécial dans une usine de Lyon ; et encore le manuscrit de Marius Reverdy, récemment déposé aux Archives départementales de l’Aude (et publié), rare récit d’un sous-marinier français, à bord du submersible Gay-Lussac. Et bien d’autres.

Sources :

– Dans Témoins de JNC, notices Berger, Zavie, Julia, Renaud, Fiolle.
– Dans 500 témoins, notices Bonnamy, Chevallier, Pierrefeu.

– Sur le site du CRID, notices Rémi, Gavrilenko, Ilavoyskaya, Pasquié, Reverdy.

2. Le témoin doit avoir laissé une trace

            Tous les contemporains de 14-18 étaient des témoins potentiels, chacun à sa place. Mais, pour figurer dans notre corpus, il faut « avoir témoigné », avoir laissé une trace. Celle-ci est la plupart du temps constituée par du texte, mais cela peut également être la photo, le dessin, la gravure rupestre, et même l’entretien oral enregistré.

            Voici un cas qui me touche directement. Mon grand-père paternel, Maximin Cazals, né en 1882, était ouvrier mégissier à Mazamet. Marié, père de deux filles, il a été mobilisé en août 1914. Il a fait toute la guerre dans l’infanterie comme simple soldat et a été promu caporal en 1918. Il s’est trouvé devant Hurtebise ; il a été blessé par un shrapnel à Massiges. Je possède sa croix de guerre, son livret militaire et une seule photo, reproduite dans 500 témoins page 24 (Maximin est celui qui porte une veste sombre). J’ai pu avoir accès à sa fiche matricule qui confirme ses états de service. Mais je ne dispose d’aucun témoignage personnel sur ce qu’il a vécu. Il est mort en 1936, je ne l’ai pas connu. Il savait lire et écrire ; ma grand-mère aussi ; une correspondance a existé. J’ai appris que, après le décès de ma grand-mère en 1946, les lettres ont été brûlées par leur deuxième fille, elle-même veuve d’un combattant de la Deuxième Guerre mondiale tué à Dunkerque en juin 1940. Reste un témoignage indirect. D’après ses enfants, mon grand-père ne parlait jamais de la guerre. Mais, un jour, invité par un camarade à un repas d’anciens combattants, il était revenu bouleversé et, en pleurant, il avait raconté toutes les horreurs, la vie dans les tranchées, les bombardements, les attaques… C’est après avoir lu les Carnets de guerre de Louis Barthas en 1978 que mon père me l’a dit en précisant : « C’était tout ce qu’a écrit Barthas. » Lorsqu’il est mort, le 14 mai 1996, mon père était en train de relire son exemplaire de la première édition du livre de Barthas. Il était parvenu à la page 330.

            Il s’agit là d’un cas très particulier. La plupart des autres combattants, des civils et civiles, ont laissé un témoignage direct. Si celui-ci se trouve encore dans une armoire ou dans une malle au grenier de la maison familiale, l’auteur ne peut encore être reconnu comme témoin. Mais, comme Jean Norton Cru l’avait annoncé en 1929, carnets, correspondances, photos sont découverts tous les jours et peuvent être mis à la disposition du public soit par l’édition de livres, articles, dossiers pédagogiques, soit par la conservation en dépôts d’archives, soit encore par la mise en ligne. Ces divers aspects, à peine esquissés ici, seront envisagés par la suite dans leur complexité.

3. Subjectivité et sincérité

            Il serait absurde de demander à un témoignage en histoire d’être « objectif ». Le témoignage doit être personnel : ce que j’ai vu moi-même ; ce qu’on m’a dit (qui ? quand ? comment ?) ; ce que j’ai pensé à ce moment-là (pas ce que j’aurais dû penser, pas ce que j’ai pensé plus tard ayant acquis davantage d’expérience).

Jean Norton Cru le dit à plusieurs reprises, par exemple dans sa notice sur Georges Kimpflin : « L’historien ne redoute nullement la partialité dans les documents du temps ; je dirais presque que l’impartialité jetterait des doutes sur leur originalité. C’est affaire à l’historien de confronter et compenser les partialités opposées, les préjugés qui se contredisent. » Ou encore dans sa notice sur un autre combattant : « Les souvenirs de Bernard Descubes, rédigés évidemment d’après un carnet bien tenu, sont sans prétention littéraire comme sans ambition de propagande ou de thèse. Ce sont de tels mémoires qui ont les plus grandes chances de sincérité ; je dis bien sincérité, idéal réalisable, et non vérité, idéal impossible. »

            À l’aviateur Jacques Boulenger (En escadrille, 1918), JNC reproche « un livre dont l’auteur est absent ». L’artilleur Alexis Callies (Carnets de guerre, 1999) écrit : « Je raconte les événements tels que je les ai vus, ou tels qu’ils sont arrivés à ma connaissance, ne garantissant que ma sincérité et non leur vérité objective, car chacun a sa vérité propre, plus ou moins déformante. » Quant au fantassin Émile Carlier dont les Souvenirs de guerre ont été publiés en 1937 et réédités en 1993, il se demande : « Ai-je été sincère ? »

            On est en droit d’estimer que le colonel Campagne se trompe lorsqu’il affirme dans Le Chemin des Croix 1914-1918 (publié en 1930) que la Ligue des droits de l’homme et du citoyen a été créée « pour saboter l’armée française à l’occasion d’un vulgaire procès de trahison ». Ce même colonel cite avec admiration cette phrase de D’Annunzio : « Il y a des mères italiennes, bénies entre toutes les femmes par le Dieu des Armées, qui regrettent de n’avoir qu’un, deux, trois fils à sacrifier. » On peut penser que ce passage est d’une tragique bêtise ; le colonel Campagne, lui, y voit « un souffle ardent ». Il est sincère en nous faisant part de ses opinions.

            Sur la page de garde de son carnet de souvenirs intitulé « La vie d’un petit conducteur d’artillerie de campagne (75) pendant la guerre 1914-1918 », Hippolyte Davat avait ajouté : « Où j’étais. Ce que j’ai vu. Ce que j’ai entendu. Et ce que j’ai fait pendant la Grande Guerre. » Des souvenirs de Maurice Maugars sur la division marocaine (Albin Michel, 1920), JNC dit qu’ils sont « probes et sans prétention ». Il ajoute : « Maugars ne se mêle pas de ce qu’il ne peut savoir, mais ce qu’il nous dit, il l’a vu, il l’a fait. »

            Pour JNC, la datation précise est importante car les témoignages sont ainsi fixés sur le papier et sont beaucoup plus fiables que si l’auteur ne comptait que sur sa mémoire. Les dates sont une garantie de probité. Respecter la chronologie, c’est aussi suivre le rythme de la guerre et laisser percevoir l’évolution des sentiments dans le temps. Car écrire sur une guerre qui a duré plus de quatre ans n’est pas la même chose que fournir un témoignage ponctuel sur un accident de la circulation.

            À propos des lettres de l’abbé Gabriel Chevoleau publiées par Perrin en 1917, JNC écrit qu’elles montrent « l’évolution d’un esprit dénué de sens critique qui commence par répéter ce qu’il a lu et qui peu à peu, apprenant la dure leçon, devient plus réaliste et plus vrai ». L’enthousiasme d’Henri Fauconnier au début de la guerre disparait au contact des réalités et il note : « J’aurais assez volontiers donné ma vie, maintenant je préfère la garder » et il rejoint la pensée profonde de Jean Jaurès : « Je peux dire que je hais la guerre. C’est une façon, et la vraie, d’aimer sa patrie. » Le jeune Breton Charles Gaillard s’est engagé à 17 ans ; il découvre la guerre dans les premiers jours de 1915 et, dès octobre de la même année, il interdit à son frère de l’imiter.

            Un bon exemple de témoin qui n’a pas modifié ses impressions lorsqu’elles se sont révélées fausses se trouve dans le récit du marin Joseph Madrènes. Le 16 novembre 1917, il note : « En Russie, nouvelle révolution ! Kerenski a pu se rendre maître de Lénine. » Il aurait pu supprimer l’erreur contenue dans ce passage, car il a soigneusement mis ses notes au propre sur un grand registre illustré de cartes postales et autres documents. Il ne l’a pas fait ; il a conservé à son témoignage son authenticité.

Sources :

– Dans Témoins de JNC, notices Kimpflin, Descubes, Boulenger, Maugars, Chevoleau.

– Dans 500 témoins, notices Callies, Carlier, Campagne, Fauconnier, Gaillard, Madrènes.

– Sur le site du CRID, notice Davat.

4. La mission de témoigner ?

            On donne parfois au mot « témoin » un sens religieux. Je n’irai pas jusque là en ce qui concerne ceux de 14-18, mais je constate que beaucoup d’entre eux, surtout des combattants, se sont donné la « mission » d’aller à l’encontre de ce qu’on va désigner sous le terme de l’époque : le bourrage de crâne. Celui-ci se présentait sous trois formes à affronter. Il fallait remettre en question les légendes héroïques d’avant 1914, rejeter le contenu des journaux pendant la guerre, et, après, ne pas laisser toute la place aux mensonges des faux témoins.

            Remettre en question les légendes héroïques d’avant 1914

            Dès la première page de son introduction générale à l’analyse de plus de 250  témoins de 14-18, JNC remarque : « L’histoire militaire a été jusqu’ici inférieure aux autres histoires. Elle l’est parce qu’elle s’occupe de faits spéciaux que les témoins, les chroniqueurs, les historiens du temps, tous ceux dont les écrits sont nos seuls documents, se sont ingéniés à dénaturer par esprit de patriotisme, de gloriole, de tradition. » Son chapitre VI porte sur « les récits de guerre avant 1914 ». Il précise : « Dès qu’un soldat malingre peut abattre de loin un guerrier fort, habile et brave, c’en est fait de l’antique notion du courage, celui que j’appelle le courage d’Achille. » JNC s’en prend particulièrement aux récits de Coignet et Marbot, grognards du Premier Empire, dont les « rédactions [ont été] faites à l’époque de leur vieillesse radoteuse, enivrée d’une gloire fabriquée après coup ».

            Auteur d’un témoignage personnel sur le Grand Quartier Général de 1915 à 1918, ayant côtoyé les grands chefs et constaté leur piètre valeur, Jean de Pierrefeu a voulu ensuite contester les récits héroïques du passé et du présent mettant en avant les « hommes illustres ». Son livre de 1923, Plutarque a menti, a été un best-seller. Il faisait de l’auteur des Vies parallèles le responsable emblématique des lieux communs et clichés concernant les héros, les grands hommes, les mots historiques qui ont marqué des générations. Les chefs militaires français ont cherché à riposter avec un maladroit Plutarque n’a pas menti, qui a eu moins de succès. Ce qui n’a pas empêché Pierrefeu de revenir dans le débat avec L’Anti-Plutarque (1925) et Nouveaux mensonges de Plutarque (1931). Pierrefeu exposait les lourdes fautes commises sous Joffre et Nivelle, que les historiens officiels comme Hanotaux et Madelin ont sciemment dissimulées. « Ils n’ont pas cru, par respect, pouvoir exercer leurs facultés critiques sur des faits garantis par un corps spécialisé. » L’histoire officielle est ainsi remise en question ; « du coup, tout l’édifice historique des âges passés nous apparait suspect », notamment l’œuvre de Plutarque. Celui-ci doit être considéré comme le « saint patron » du « bourrage de crâne » : « Pendant la guerre, tandis que les chefs militaires, la presse, les élites bourgeoises, les orateurs politiques, les gouvernants rivalisaient de grandiloquence, de noblesse et de sublimité, le peuple des tranchées, gouailleur et cruellement lucide leur jeta soudain ce mot terrible à la face : bourreurs de crânes ! »

            Le combattant de 14-18 Gaston de Pawlowski confirme les propos de JNC et de Pierrefeu. Pour lui, l’histoire militaire « n’est qu’un tissu de fictions et de légendes, elle n’est qu’une forme de l’invention littéraire, et la réalité est pour bien peu de chose dans l’affaire. Le poète dans tous les temps a forgé de toute pièce un héros idéal et l’a proposé à l’admiration des foules. » Pour le marin Jean Pinguet, les légendes guerrières « recouvrent l’atroce réalité des souffrances physiques et morales d’un camouflage de gloire et d’héroïsme de mélodrame ». « Les légendes ressemblent à ces oiseaux de haut vol qui ont la vie dure, vont partout, et que leur coup d’aile emporte très loin, très longtemps. » Pinguet condamne directement la légende construite par Le Goffic à propos des fusiliers marins de Dixmude.

       Pendant la guerre

            Pendant la guerre, l’expression « bourrage de crâne » est une des plus répandues dans les écrits des combattants. Parmi les exemples innombrables, je n’en retiens que quelques-uns.

            Dans son livre posthume paru en 1918 (Trois ans de guerre) Edmond Genty écrit : « Il n’y a rien qui m’agace comme de lire les articles de tous les embusqués du journalisme ou d’ailleurs, qui nous traitent de soldats admirables, de héros, etc. Quand je trime dans la boue, je n’ai que faire des louanges et des dithyrambes d’individus qui n’ont que la peine de les écrire, assis dans leur fauteuil et les pieds au feu. »

            Étienne Giran, pasteur protestant et simple soldat : « Ah ! non, la barbe. Vous n’allez pas continuer à nous bourrer le crâne, hein ? C’est à nous que s’adresse l’apostrophe. Nous parlions d’obligation morale et l’un de nous venait de prononcer le mot devoir. Là-dessus, grand émoi. Il y a des mots qui n’ont plus cours dans certains secteurs du front. L’abus qu’en ont fait les journaux les a rendus suspects et il suffit de les prononcer pour susciter un tollé général. » Giran qualifie ces mots de « vocables démonétisés ».

Dominique Richert             

Le bourrage de crâne suscite l’exaspération de Charles Gaillard, l’indignation d’André Tanquerel. Eugène Bayle commente la presse devant ses camarades : « C’est un vrai régal de voir toutes ces caricatures et de lire les articles si beaux que suggère la guerre à nos grands écrivains. À nous qui vivons la réalité des choses, il ne semble pas que l’on puisse en tirer de si nobles sujets. » Le bourrage de crâne est l’objet de récriminations fréquentes dans les carnets que le combattant lotois Cyrille Bibinet dépose chez lui lors de chaque permission. L’Anglais Bernard Adams laisse éclater sa colère contre le bourrage de crâne dans son livre posthume publié en 1917, Nothing of Importance. Le fantassin alsacien Dominik Richert  écrit, dans l’armée allemande : « J’avais lu un jour que nos soldats mouraient pour la patrie le sourire aux lèvres. Quel mensonge impudent ! À qui viendrait l’idée de sourire face à une mort si atroce ? Tous ceux qui inventent ou écrivent des choses pareilles, il faudrait tout simplement les envoyer en première ligne. Là ils verraient quelles balivernes ils ont lancées en pâture au public. » Dans le fonds Plantié figure cette lettre du 18 octobre 1915 d’un combattant français signée A.S. adressée à une femme à l’arrière : « Je comprends bien que les journaux vous ont bourré le crâne de mensonge. »

            En 1917, le journal satirique Le Canard enchaîné organisa un concours parmi ses lecteurs. Il s’agissait d’élire le grand chef de la tribu des bourreurs de crâne. Gustave Hervé (l’ancien ultra gauche antimilitariste forcené, qui avait tourné casaque) fut élu, de justesse devant Maurice Barrès à qui je consacrerai plus tard une chronique particulière.

            L’arrière était plus réceptif que les combattants à la propagande des journaux, ce qui pouvait provoquer des heurts entre mari et femme. Un cas rapporté par Jules Maurin est remarquable. Lorsqu’il préparait sa thèse sur les soldats languedociens, au cours d’un entretien avec un ancien combattant celui-ci lui annonçait qu’il avait tenu un carnet personnel pendant la guerre afin « de rapporter fidèlement aux siens, et à sa femme en tout premier lieu, son vécu quotidien ». Mais, il ajouta qu’il ne le lui avait pas montré : « Elle n’aurait pas compris, elle lisait les journaux. » À propos de l’emprunt de la défense nationale, le soldat savoyard Delphin Quey ajoute « pas » après le « Souscrivez » d’une carte postale officielle. Émile Mauny instituteur et sergent, écrit à son épouse : « Mon seul plaisir actuellement serait de pouvoir flanquer mon pied quelque part à un de ces nombreux imbéciles de l’arrière, surtout si c’était un journaliste. » Et il revient sur le sujet : « ignoble presse de guerre », « honte aux journalistes ». Sa femme Léa est prise à partie : « Je t’en prie, ne lis plus les journaux car tu perds complètement la tête. » Et il lui interdit de verser le moindre sou à l’emprunt de la Défense nationale qui ne servirait qu’à « prolonger notre misère ». Mêmes exhortations maintes fois répétées dans les lettres du territorial Léon Plantié à sa femme qui fait tourner la petite exploitation du couple près de Marmande. En décembre 1915, les lettres de Léon reviennent à plusieurs reprises sur le thème. Il affirme que cet argent est collecté pour faire durer la guerre et tuer des hommes : « Nos assassins, sans mentir, versent de l’or et de plus font une propagande ignoble pour le faire verser. […] Vous autres, derrière, vous n’hésitez pas non plus à leur fournir de l’argent et de l’or pour acheter et faire des choses qui peut-être serviront à tuer un des vôtres. Ah ! si vous entendiez toutes les malédictions qui vous pleuvent dessus et vous tombent sur la tête, sûrement vous ne le feriez pas, mais on vous berne et on vous bourre le crâne et vous vous laissez faire, les uns bien volontairement et les autres innocentement. » En versant, Madeleine Plantié est devenue la complice de ceux qui veulent « nous » faire tuer. Léon lui pardonne, mais souhaite que ses camarades ne l’apprennent pas « car ils me mangeraient tout vif ».

            Quand le conducteur de camions Albert Vidal revenait chez lui à Mazamet pour une courte permission, les « enrichis décorés » l’accueillaient en l’accablant « des hauts faits d’aviateurs ou d’agents de liaison. On les sentait poliment incrédules devant le détail de notre misère. Ils nous offraient un cigare ou un petit verre – quelquefois les deux – et retournaient à leurs bénéfices en nous encourageant avec bonne humeur : « On les aura ». »

            Et après la guerre ?

            Un camarade de l’escouade dit au caporal Barthas : « Toi qui écris la vie que nous menons, au moins ne cache rien, il faut dire tout. » Barthas reçoit ainsi mission de tout raconter. « Ils ne nous croiront pas », conclut un autre camarade car les faux témoignages l’emporteront dans le public. Le sergent Mauny va dans le même sens : « Le poilu du front, le véritable n’a que mépris pour celui des dépôts ou pour celui qui s’approche seulement des lignes d’avant sans y prendre place et y faire le coup de feu. Tous ceux-là auront tout vu, tout fait après la guerre, mais espérons qu’il en restera assez des véritables pour rétablir la vérité. » Marcel Papillon, depuis les tranchées, s’en prend aux embusqués : « Et c’est toujours ceux-là qui auront la plus forte gueule en rentrant. »

            Le livre composé à partir de la correspondance du soldat basque Élie Barthaburu s’ouvre sur une lettre du 12 décembre 1918 de Louis Colas qui fut son professeur d’histoire au lycée de Bayonne : « Nous allons être inondés de souvenirs guerriers, d’impressions soi-disant vécues, de mémoires apocryphes, etc. Nous allons être submergés par une littérature de contrebande due à la plume féconde (et combien féconde !) d’un tas de combattants qui ont vécu tranquillement à 500 km du front . » Marx Scherer dénonce les vantardises de soi-disant anciens combattants. Louis Bonfils s’en prend en occitan aux « poudrés », auteurs des journaux de tranchées, qui diront qu’ils ont fait la guerre ; nous ne pourrons pas leur répondre car nous serons morts, ajoute-t-il (Louis Bonfils a été tué le12 juin 1918, mais son témoignage a été publié en 2014 par les éditions Ampélos). L’instituteur tarnais Alfred Roumiguières écrivait à sa femme, le 4 décembre 1915 : « Tu verras qu’après la guerre, ce sera encore les bourgeois qui auront sauvé la France. Évidemment, ils pourront parler ; les vrais sauveurs de la patrie ne seront pas là pour les contredire puisqu’ils seront morts. » Lui-même souhaite revenir pour dire la vérité à ses élèves. Déjà, à l’été de 1915, l’instituteur audois de l’école de Payra notait : « Plusieurs permissionnaires. En général, ceux arrivant des tranchées, ceux ayant le plus vu (d’horreurs), racontent le moins. » Ernest Chaussis, également instituteur oppose les raconteurs aux vrais témoins silencieux : « Quels exploits raconteront ceux qui auront contemplé, célébré, divinisé la guerre ? Que tairont, par modestie ou par dégoût, ceux qui l’ont faite, vue, soufferte ? »

            Gabriel Chevallier méprise les « colonnes signées de noms illustres, d’académiciens, de généraux en retraite » et note cette réaction d’un poilu : « Qu’est-ce qu’ils doivent toucher comme sous, ces gars-là, pour écrire ces c… ! » Il remarque que « soldat peureux » rime avec « récit glorieux ». L’historien André Ducasse s’élève contre les fauteurs de légendes ; le cultivateur Léon Plantié contre « les parleurs » qui n’auront pas quitté le coin du feu.

            Enfin, la notion de « mission » est développée par Leonard V. Smith dans un article de la revue Annales du Midi à propos de Jean Norton Cru lui-même : c’est de sa formation protestante que viendrait sa mission de chercher la Vérité, de mettre en valeur les témoignages authentiques. L’article est intéressant, mais on pourrait remarquer que JNC n’était pas le seul poilu protestant et que les autres ne se sont pas sentis investis comme lui.

            Sans doute le moment est-il venu de reparler de Jean Norton Cru. Ce sera la prochaine chronique.

Bibliographie :

– Fabrice Pappola, Le « bourrage de crâne » dans la Grande Guerre. Approche socio-culturelle des rapports des soldats français à l’information, thèse de doctorat, Université de Toulouse, 2007.

– Jules Maurin, Armée-Guerre-Société, Soldats languedociens (1889-1919), Publications de la Sorbonne, 1982, p. 674 [réédité en 2013].

– Leonard V. Smith, « Jean Norton Cru, lecteur des livres de guerre », Annales du Midi, n° 232, 2000, p. 517-528.

– Rémy Cazals, « Travailler pour l’histoire : les notes des instituteurs audois sur la Grande Guerre », dans Travailler à l’arrière 1914-1918, Archives de l’Aude, 2014, p. 11-27.

– Rémy Cazals, « Plutarque a-t-il menti ? », dans Retrouver, imaginer, utiliser l’Antiquité, sous la dir. de Sylvie Caucanas, Rémy Cazals & Pascal Payen, Toulouse, Privat, 2001.

Sources :

– Dans Témoins, notices Pawlowski, Pinguet, Genty, Giran.

– Dans 500 témoins, notices Pierrefeu, Bayle, Bibinet, Gaillard, Richert, Mauny, Vidal, Barthas, Papillon, Chevallier, Chaussis.

– Sur le site du CRID, notices Adams, Tanquerel, Plantié, Barthaburu, Scherer, Bonfils, Roumiguières.

5. Retour sur Jean Norton Cru

            Encore ? Faut-il encore présenter cet auteur incontournable ? Ses ouvrages sont bien connus mais ils n’ont pas toujours été lus par ceux qui l’ont critiqué de manière inexacte. Oui, comme JNC s’adressant aux témoins (étiez-vous sur place, au moment ?), je m’adresse à ses détracteurs : avez-vous lu attentivement les 728 pages de Témoins ou seulement parcouru rapidement son petit livre de vulgarisation dans une édition incomplète ? Avez-vous cherché à mieux le comprendre en prenant connaissance de son propre témoignage direct sur sa guerre, les lettres adressées à sa famille ?

            Témoins a été publié en 1929, réédité en fac-similé en 1993 aux Presses universitaires de Nancy, repris encore par ce même éditeur en 2006 avec une longue préface (50 pages) de Frédéric Rousseau et un complément de 140 pages reprenant les critiques du livre, favorables ou hostiles. C’est cette édition qui est de loin la plus riche qu’il faut consulter. La démarche de Frédéric Rousseau pour la réaliser est exposée dans son livre Le Procès des témoins de la Grande Guerre, l’Affaire Norton Cru, publié par le Seuil en 2003. Quant au petit volume Du témoignage, il doit être lu dans sa version originale parue chez Gallimard en 1930 qui contient sur 116 pages un résumé des positions de JNC, et sur 137 autres pages une anthologie d’extraits des témoins les plus fiables. L’anthologie est un complément indispensable ; elle fait partie du livre. Toutes les rééditions ne l’ont malheureusement pas reprise. Les Lettres du front et d’Amérique 1914-1919 de JNC ont été éditées par Marie-Françoise Attard-Maraninchi et Roland Caty en 2007 aux Publications de l’Université de Provence.

            J’ai moi-même présenté JNC à différentes occasions, en particulier sur le site du CRID 14-18 (notice dans le dictionnaire des témoins ; chronique « Brefs souvenirs 2/12 »). J’ai montré avec arguments que les critiques adressées à JNC ne tenaient pas. Et je vais me répéter ici parce que répéter fait partie de la pratique pédagogique.

            « Laissez la parole aux combattants »

            La plus grave et la plus absurde des critiques lancées contre JNC est que son analyse des témoignages aurait abouti à discréditer les témoins et, ainsi, à faire le jeu des négationnistes de la Shoah. Que ces derniers tordent JNC au gré de leurs fantasmes, cela fait partie de leur entreprise de falsification et il n’y a pas de quoi être surpris. Mais des historiens jouissant jusque là de quelque considération ont repris l’accusation. On ne peut que leur donner  ce conseil : prenez le temps de lire Témoins et d’abord les quatre passages qui suivent et qui sont parfaitement clairs.

            Dès l’exposé du « but de ce livre » (p. 13) JNC écrit : « Ce livre a pour but de faire un faisceau des témoignages des combattants sur la guerre, de leur impartir la force et l’influence qu’ils ne peuvent avoir que par le groupement des voix du front, les seules autorisées à parler de la guerre, non pas comme un art, mais comme un phénomène humain. Ce groupement exige d’abord la dissociation de ces témoignages d’avec la masse énorme de littérature de guerre où ils se trouvent noyés comme dans une gangue. Ils y étaient si bien perdus qu’on n’avait aucune idée de leur nombre, de leur nature, de leur valeur documentaire, des idées sur lesquelles ils étaient à peu près unanimes. On ne se doutait pas qu’ils représentaient une manifestation unique de la pensée française, un accès de sincérité collective, une confession à la fois audacieuse et poignante, une répudiation énergique de pseudo-vérités millénaires. »

            Et plus loin, p. 226 : « Nous sentons une immense fierté de l’œuvre de cette génération telle qu’elle est, dépassant de très loin toutes les tentatives des générations passées pour donner à ceux qui n’ont pas combattu une image de la guerre. »

            Plus loin encore, p. 361 : « La guerre des grognards nous est aussi peu connue que celle des pharaons. Nous n’en savons que la légende imaginée après coup et les interprétations d’état-major qui n’apprennent rien sur la guerre vécue. Qui donc en 1914 pouvait dire qu’il savait « ce que c’est » ? Grâce aux carnets la guerre des poilus ne tombera jamais dans le même oubli ni dans le même cycle de légendes. »

            Et pour finir, p. 548 : « Laissez la parole aux combattants ; ils sont assez nombreux, ceux d’entre eux qui ont écrit, pour que les erreurs de quelques-uns se trouvent corrigées par la majorité des déclarations des autres. On aura beau faire, on n’étouffera pas le témoignage collectif de la génération qui a fait la guerre. »

            Autre grand apport de JNC : il a compris que, après la période de publication par les intellectuels, viendrait le temps où on retrouverait les témoignages des « gens ordinaires » rangés dans les greniers. Il évoque à deux reprises « la masse énorme de documents personnels manuscrits qui dorment dans les tiroirs de presque toutes les maisons de France » (p. 265) et « plusieurs millions de liasses de lettres de guerre dans les tiroirs » (p. 492). Son souhait : « Sur cette masse il n’est pas téméraire de supposer que 400 à 500 recueils uniraient la valeur littéraire à la valeur documentaire. Espérons qu’on les publiera d’ici à 1950 et le plus tôt sera le mieux. » Cela ne s’est réalisé qu’à une date plus tardive, mais son intuition était bonne. Notre livre collectif 500 témoins de la Grande Guerre et le dictionnaire en ligne sur le site du CRID en apportent la preuve. Quant à l’union de « la valeur littéraire » et de « la valeur documentaire », elle me fait immédiatement penser à la réflexion de François Mitterrand sur les Carnets de guerre du tonnelier Barthas : « Ce livre a une haute valeur historique, et aussi c’est une véritable œuvre littéraire. »

            Réfuter les autres critiques

            Les autres critiques ne tiennent pas davantage. Certains ont dit que le travail de JNC ne reposait que sur son expérience personnelle. C’est faux. L’œuvre de JNC est unique car elle s’appuie à la fois sur une réelle expérience de combattant, précieuse pour les historiens appartenant aux générations qui n’ont pas connu la guerre, sur l’information puisée aux ouvrages techniques, et sur quinze années de prise en compte de l’expérience des autres. JNC a lu à peu près tout ce qu’on pouvait lire sur la guerre ; il a lu, relu et comparé les 300 livres qu’il analyse ; il a affiné, corrigé ou conforté ses premières impressions.

            JNC se serait prétendu historien ? Non, il a toujours écrit qu’il travaillait pour les historiens, qu’il leur désignait, argumentation à l’appui, les témoignages les plus fiables.

            Enfin, loin d’être dogmatique, JNC a parfaitement compris qu’un même événement pouvait susciter des récits différents et il a parfaitement admis ce qu’il désigne par « un dualisme déconcertant de la pensée » chez un même individu. À propos de Louis Mairet, tué à Craonne le 16 avril 1917, JNC écrit : « Tantôt il s’exprime en poilu pour son propre compte, alors il a assez de la guerre, il voit dans le drapeau un moloch ; tantôt il s’exprime en citoyen, il parle pour la France et il insiste pour qu’on aille jusqu’au bout. Ce dualisme aurait probablement disparu du livre composé à loisir ; grâce aux notes spontanées qui trahissent l’homme dans sa vérité et son absurdité, cette attitude à double face nous est préservée. Elle est intéressante parce qu’elle est profondément humaine et bien que les autres livres de guerre n’en conservent guère de traces, je la crois, d’après mon expérience du front, caractéristique de la majorité des combattants cultivés. » Le docteur en droit et soldat de 2e classe dans l’infanterie Jules Puech, auteur d’une correspondance très abondante, pourrait être cité comme illustration de la phrase de JNC qui annonce déjà les travaux de Pierre Laborie. Ce dernier a intitulé « 1940-1944 : les Français du penser-double » le premier chapitre de son livre Les Français des années troubles.

            JNC aurait été intéressé par le livre de Louis Birot publié en 2000. Les textes laissés par ce « prêtre républicain » répondent à trois règles différentes d’écriture. Ses homélies adressées aux fidèles sont très traditionnelles (« Une fois de plus la France est le champion du droit, de la justice et de la vérité »). Ses lettres tiennent compte de la personnalité de ses correspondants et ont des tonalités différentes. Ce sont ses carnets personnels qui contiennent un témoignage direct et compréhensif sur les souffrances de « la pauvre infanterie ».

            JNC a parfaitement compris que les faux témoignages éclairent sur les motivations de leurs auteurs. La question sera reprise et développée plus loin dans ces réflexions. À propos de Fernand Grimauty, classé dans la quatrième catégorie, c’est-à-dire au-dessous de la moyenne, il ajoute même : « J’avoue que les livres de guerre fautifs, s’ils me déplaisent par leurs tares, m’intéressent par la recherche, la découverte qu’il me faut faire de leurs erreurs, m’instruisent par l’analyse du problème qu’ils présentent. » De faux témoins livrent parfois, involontairement, de vrais témoignages.

Bibliographie

– Pierre Laborie, Les Français des années troubles, De la guerre d’Espagne à la Libération, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.

Sources

– Dans Témoins de JNC, notices Mairet, Grimauty.

– Dans 500 témoins, notices Cru, Barthas, Birot.

6. De faux témoins livrent de vrais témoignages

            Pour entrer dans ce sujet, je propose un détour par une enquête orale effectuée dans les années 1970 sur la vie ouvrière dans le bassin industriel de Mazamet avant 1914 et en particulier sur la grève des délaineurs en 1909. Les entretiens avaient lieu avec une personne seule, parfois un couple. Dans un cas tout à fait particulier, je me suis trouvé en face d’un club de retraités de milieu populaire. Dans ce groupe, Madame B. s’est mise tout de suite en avant ; fille d’un ouvrier du délainage, elle avait 80 ans lors de cette rencontre. Avant que quiconque ait pu bouger, elle affirmait, de façon péremptoire : « Ils ont commencé la grève en plein hiver. Ils demandaient 10 sous [d’augmentation par jour] ; on ne voulait leur en donner que 5. Ils n’ont pas voulu les accepter. Mais finalement ils sont rentrés pour rien, rien du tout. On a fait quatre mois de grève pour rien du tout. Et une misère noire dans Mazamet. » Je note l’attitude gênée des gens qui sont autour ; ils ont à peu près le même âge et appartiennent au même milieu ouvrier. Ils sont extrêmement gênés car ils savent que c’est faux, et moi aussi je sais que la grève s’est terminée par un succès des ouvriers. Seulement personne n’ose contredire ouvertement Madame B. qui fait figure d’énergique leader du groupe. On tourne un peu en rond puis, au bout de quelque temps, un monsieur (qui avait 9 ans en 1909) dit que les ouvriers ont obtenu une augmentation de salaire, ce qui correspond à la réalité. Tout autour, je note des mimiques d’approbation. Alors Madame B.comprend qu’elle a fait fausse route ; elle affirme qu’elle a toujours entendu dire par son père : « Ils nous ont donné ce qu’ils voulaient nous donner sans faire grève. » Le faux témoignage de Madame B. devient un vrai témoignage sur le fait qu’au sein des familles ouvrières pouvaient exister des tendances hostiles au syndicalisme et à la grève.

            Revenons à la guerre. Jean Norton Cru estime que le Carnet de route d’un sous-officier du génie (livre paru en 1917) est un faux rédigé par le père du sergent Brethollon tué en mai 1915, un texte plein d’erreurs qu’aucun poilu ne commettrait. Ce faux témoignage devient un vrai témoignage sur l’intention du père « d’élever un monument à la gloire de son fils ». Le livre de 1916 du journaliste André Salmon « ne peut prétendre qu’à être un document sur la presse du temps de guerre ». JNC estime aussi que dans le livre « bien écrit » de l’écrivain professionnel Léo Larguier (Les heures déchirées, 1918) « il n’y a rien à glaner, sauf la carence même des idées, carence qui est un document ». On verra dans une autre rubrique plusieurs cas de falsification qui renseignent sur le souci de propagande patriotique, politique ou religieuse des auteurs.

            En ce qui concerne les témoignages retrouvés et édités récemment, on découvre rarement le souci de falsifier la réalité en flattant le goût du public ou pour d’autres raisons puisque ces textes n’étaient pas destinés à être diffusés. Mais on peut trouver de faux témoignages. François Blayac, officier d’administration d’une ambulance installée dans l’arrière-front, cite à plusieurs reprises les exploits accomplis par les fantassins du même corps d’armée : ils posent des fils de fer pour prendre les Boches au collet ; six Français blessent 45 Allemands à l’arme blanche et font 80 prisonniers ; un lieutenant très bon tireur tue 50 Boches, etc. Il ne s’agit là que de vantardises de combattants venus au repos ou de propos tenus pour se moquer de la crédulité du demi-embusqué. Car c’est sur sa propre crédulité que le témoignage de François Blayac est authentique. Il évoque ainsi un aspect peu connu de l’ambiance qui règne dans l’arrière-front, les discussions entre officiers, la vente de trophées (armes, casques à pointe…) par ceux qui viennent des lignes, trophées achetés par Blayac qui se monte ainsi une
belle collection.

Lorsque, dans Journal d’une adolescente dans la guerre 1914-1918 (Hachette, 2004), Marcelle Lerouge présente un « étalage paraphrasé de la mauvaise presse » (comme le remarque la notice signée Yann Prouillet), elle n’exerce aucun esprit critique sur la propagande officielle, mais elle témoigne de l’influence de celle-ci en milieu bourgeois. Il en est de même d’Anne-Marie Platel, fille d’industriel du Nord, lectrice de La Croix et de L’Écho de Paris. Les nouvelles de la guerre qu’elle donne d’après ces feuilles sont loin de la réalité ; des passages haineux sur Caillaux et d’autres hommes politiques sont complètement aberrants. Mais ce journal personnel publié en 2018 est un vrai témoignage sur les effets du bourrage de crâne.

            Que dire enfin des lettres de Jeanne de Flandreyzy à Folco de Baroncelli publiées en 2018 par les classiques Garnier ? Peut-on accepter les informations « de source sûre » qu’elle donne le 6 septembre 1914, selon lesquelles on a fusillé cinq cents soldats du XVe Corps et que « nous »  avons été trahis par deux généraux dont un juif ? Une phrase, le 10 septembre, précise que « parmi ces 500 fusillés se trouvaient nombre d’instituteurs. Ce sont eux qui ont fait le plus de mal. » Tout le reste de la correspondance est de même farine. Mais c’est un témoignage sincère sur ce que croyait cette bourgeoise.

Bibliographie

– Dans Le Mouvement social, n° 274, janvier-mars 2021, « Histoire orale des mondes ouvriers », voir la transcription de la table ronde réunissant Rémy Cazals, Nicolas Hatzfeld et Michel Pigenet, p. 31-65.

Sources

– Dans Témoins, notices Brethollon, Salmon, Larguier.

– Dans 500 témoins, notices Blayac, Lerouge.

– Sur le site du CRID, notices Platel, Flandreyzy.

7. Faire de la littérature

            Sur le site du CRID 14-18, à la suite de la notice « Quey Delphin » dont les lettres ont été publiées par Guy Lovie dans le livre Poilus savoyards (1981), un lecteur apporte un commentaire positif qui se termine par : « Cela n’a pas été écrit pour faire de la littérature. » Pourtant il s’agit bien d’un livre. Écrire un témoignage authentique devenu un livre ou qui pourrait le devenir, c’est produire un objet littéraire ; mais « faire de la littérature » entre guillemets, c’est en rajouter, enjoliver, oublier le témoignage pour privilégier les effets artificiels et la fiction afin de séduire le lecteur.

            Pour illustrer le premier sens, on ne manque pas d’exemples de soldats ayant vaguement conscience que leurs carnets personnels étaient leurs « livres ». D’autres sont allés plus loin comme le roulier Paul Clerfeuille. Après la dernière phrase de son récit et le mot « Fin », il a ajouté un avis : « Lecteurs qui lirez ce manuscrit, réfléchissez ! Combien il a fallu de patience, de peines, de souffrances, de volonté pour prendre pendant 4 ans et demi les notes pour écrire un tel manuscrit ! Jeunes gens, qui après ma mort lirez ce livre, vous vous rendrez compte des misères d’une guerre, c’est une chose abominable dont vous parlerez sans vous rendre compte ; ce livre vous instruira sur les souffrances morales et physiques à supporter. Il faut être bien trempé moralement pour supporter toutes les intempéries, fatigues et mitraille. » Paul Clerfeuille emploie d’abord deux fois le mot « manuscrit » puis deux fois le mot « livre » à propos de son témoignage. Pour lui, manuscrit et livre sont synonymes.

            Le tonnelier Louis Barthas a rempli 19 cahiers d’écolier en proposant des titres, des intertitres, des illustrations, une conclusion générale. Dans Les Nouvelles littéraires du 18 janvier 1979, André Zysberg écrivait : « Les Carnets de guerre de Louis Barthas, loin d’être écrits à la serpe et composés à la diable, révèlent un beau tempérament d’écrivain. » Le charpentier Joseph Madrènes a recopié ses notes sur un registre de grand format illustré de nombreuses cartes postales ; c’est un « livre » dont il était fier. Sous le titre Ma Grande Guerre 1914-1918, le peintre Gaston Lavy a réalisé un « beau livre » enluminé que Larousse a reproduit en fac-similé en 2004. Dans son avant-propos, cet auteur a écrit : « Acteur infime de la grande tragédie, c’est sans esprit de littérature que j’ai couché sur ces pages mes modestes souvenirs. » Le coutelier Jean Coyot a achevé en août 1934 la reliure cuir de son livre en exemplaire unique, portant le titre « Le Front. Journal de route et souvenirs de guerre » et il a pu le glisser dans sa bibliothèque, exhibant fièrement son nom d’auteur « doré sur tranche ».

            On m’a aussi montré deux livres de reliure identique. Sur la tranche du premier, un titre : Le Feu, et deux noms d’auteurs : H. Barbusse, M. Scherer. Sur la tranche du second, un titre : Poste 85, et deux noms d’auteurs : A. Boursin, M. Scherer. Le cœur de ces volumes est constitué, pour l’un, par le fameux prix Goncourt dans son édition « J’ai lu » de 1958 ; pour l’autre, par le livre moins connu d’Alain Boursin, Poste 85, Les secrets de la TSF pendant la guerre, édité par Albin Michel en 1937. Lui-même poilu de 14-18, Marx Scherer a souligné des passages des livres de Barbusse et de Boursin ; il a ajouté des annotations dans les marges ; il a enfin rédigé quelques pages manuscrites qui ont été insérées dans les livres et reliées avec eux. La division dans laquelle servait Scherer se trouvait immédiatement à la gauche de celle de Barbusse en Artois en 1915, et son « co-auteur » a repéré de nombreuses similitudes de situations à souligner, mais aussi quelques divergences.

            En dehors des carnets de route et des correspondances, il faut admettre que les sentiments puissent être traduits autrement que par des récits chronologiques. Vera Brittain établit une distinction intéressante entre son journal Chronicle of Youth écrit pendant la guerre et ses réflexions de 1933 intitulées Testament of Youth. Elle compare ce dernier livre « à une forêt dont on ne distingue pas les arbres, tandis que le journal permettait au contraire de voir les arbres un par un, sans perspectives certes, mais avec davantage d’immédiateté ». Plusieurs combattants britanniques se sont exprimés par des poèmes (on en parlera dans une future rubrique). Côté français, JNC réunit dans une partie distincte les « réflexions » et il place la plupart de leurs auteurs dans les trois premières catégories de son « classement par ordre de valeur ». Sa participation à la guerre a inspiré au journaliste Eugène Henwood une série de contes qui ne se présentent pas comme un témoignage direct mais qui décrivent les réalités de la guerre. JNC considère le roman de Joseph Kessel, L’équipage, paru en 1923, comme « un véritable document sur l’aviation de 1918 ».

            Des civils allemands internés au camp de Garaison dans les Hautes-Pyrénées ont tiré de leur expérience une opérette et une nouvelle. La nouvelle de Max Pretzfelder intitulée Flucht décrit une tentative ratée d’évasion. Im Konzentrationslager – Operette in 3 Akten [Au camp de concentration – Opérette en 3 actes], d’Helene Fürnkranz a été publiée en 1917 à compte d’auteur (traduction française en 2019 par Hilda Inderwildi & Hélène Leclerc). Sous couvert de fiction et de divertissement, Helene Fürnkranz livre une critique acerbe de son séjour à Garaison. Elle a pu rejoindre la Suisse et n’a plus à craindre de représailles. L’ennemi français est caricaturé en la personne du commandant séducteur, un lâche qui abuse de son pouvoir.

            Tous ces auteurs ont fait de la littérature, toujours sans les guillemets.

Sources :

– Dans Témoins de JNC, notice Kessel.

– Dans 500 témoins, notices Quey, Clerfeuille, Barthas, Madrènes, Lavy, Coyot.

– Sur le site du CRID, notices Scherer, Brittain, Henwood, Pretzfelder, Fürnkranz.

8. « Faire de la littérature »

JNC a donné plusieurs exemples d’auteurs ayant voulu « faire de la littérature ». Les livres de Ricciotto Canudo sont surchargés d’effets littéraires. Dans les siens, Alexandre Arnoux « se révèle écrivain habile, mais il se soucie fort peu de nous renseigner sur la guerre. Il veut bien utiliser la guerre, la faire servir à des fins littéraires, mais il ne veut pas la servir, rendre son image plus claire pour nous. » Edmond Cazal « est littérateur, et il faut qu’il accommode la guerre pour lui faire rendre des effets littéraires ». Pour Jean Giraudoux, « la guerre n’est rien, elle peut tout au plus servir de thème à des développements où la virtuosité de l’écrivain peut se donner libre cours afin de charmer le lecteur ». L’objectif de Jean Paulhan, dans Le guerrier appliqué (1917) est « de paraitre le seul écrivain original dans un genre où tous les autres, pense-t-il, n’expriment que des trivialités en un style banal ». Avec Mes cloitres dans la tempête (Plon, 1922), le franciscain belge Martial Lekeux a produit un roman de cape et d’épée qui a eu un très grand succès. J’en retiens personnellement cette phrase : « La mort, comme une hyène, rôde dans la plaine livide. » Quant à Henry Malherbe, pour écrire La flamme au poing (Albin Michel, 1917), il prétend avoir d’abord jeté son carnet de notes. Et Jean Norton Cru de s’indigner : « Il faut remarquer cette fiction littéraire du carnet de notes jeté. On ne jette qu’un carnet de notes ébauché, sans suite, insignifiant, que l’on n’a pas eu la patience de continuer. Il n’est certainement jamais arrivé qu’un combattant ait jeté un carnet bien tenu, où il aurait mis son cœur comme c’est inévitable. »

  On peut placer l’expression entre guillemets pour désigner l’action de prétendre apporter un témoignage authentique en y rajoutant des effets, des fictions pour plaire au public de l’époque de façon à bien vendre le livre. Le roman de Paul Géraldy, La guerre, Madame…, paru en 1916, en était à sa 66e édition en 1929 lors de la publication de Témoins. Mais où est-il aujourd’hui ? JNC le présentait ainsi : « Comme œuvre littéraire c’est fort bien : du style, du brio, de l’esprit. Comme œuvre de guerre cela ne signifie pas grand-chose. »

            Justement, des combattants ont renchéri sur ce que JNC désigne comme la « gangue » dans laquelle les témoignages authentiques risquent de se noyer. Le médecin belge Maurice Duwez (qui a écrit trois livres de guerre sous le pseudonyme de Max Deauville) met en garde contre « la phalange redoutable des imposteurs ». Il ajoute : « Si par malheur quelqu’un d’entre eux a du génie, il fera naitre chez nos descendants le désir de revivre une époque semblable à la nôtre. » L’officier d’infanterie Jules Jeanbernat, tué le 7 septembre 1918, n’a pu participer à la publication de sa correspondance et celle-ci est incomplète. Elle contient cependant ce passage : « Je préfère dire la vérité qu’imaginer de belles choses. Il me serait si facile de broder un récit plus ou moins agréable : je ne veux pas imiter certains conteurs et je vous prie de trouver quelque mérite à ma sage résolution. » Raymond Jubert va dans le même sens : « Combien d’erreurs ont été répandues sur les combattants ! Quand les balivernes nous paraissent trop fortes, tirées à des millions d’exemplaires, un mouvement d’humeur nous prend bien vite. » Dans le livre de Louis Hobey, La Guerre ? C’est ça !, réédité en 2015, j’ai noté une belle formulation au 24 septembre 1915 : « Le colonel, devant le bataillon rassemblé, lut des phrases choisies pour l’oreille, et non pour le cerveau : l’ordre du jour du général en chef. » Sans qu’il y ait identité, l’expression fait immédiatement penser à l’analyse par Fabio Caffarena des Lettere dalla Grande Guerra : après avoir montré comment le fascisme avait construit pour sa propagande nationaliste le monument de la mémoire patriotique édifiante avec des « lettres de marbre » (lettere di marmo) sélectionnées ou falsifiées, il souligne l’intérêt des historiens italiens actuels pour les « lettres de papier » (lettere di carta).

            C’est volontairement que JNC n’a pas répertorié dans Témoins le livre de Joseph Delteil, Les Poilus. Pourtant, il reconnait que Delteil fut un poilu authentique. Mais celui-ci a clairement sous-titré son livre « épopée » et non « témoignage ». JNC lui accorde cependant une pleine page en appendice à la notice « Alexandre Arnoux » avec cette appréciation : « Ce livre est si frénétiquement littéraire, si absolument non-documentaire qu’il en devient intéressant pour l’historien lui-même. La lecture attentive donne l’impression que Delteil connait beaucoup mieux la guerre que tous ceux qui l’ont déformée autant que lui et même moins que lui. Mais il semble avoir pris à tâche de mystifier son lecteur et, par là, de piquer sa curiosité par une stylisation du sujet accompagnée d’erreurs naïves qui contribuent à transformer un événement historique contemporain en une légende homérique. » C’est bien d’épopée qu’il s’agit. Et la réputation provocatrice des œuvres de Delteil est par ailleurs bien établie.

            Mais, si cet auteur audois n’apporte pas de témoignage fiable sur les combattants, qui constituent le corpus de JNC, on peut y découvrir de beaux passages, par exemple sur l’annonce de la mobilisation générale dans son village de Pieusse.

            Un premier paragraphe pour le style : « Et ce fut alors que la cloche s’ébranla. Elle tintait à tour de bras dans une hallucination d’airain. Les sons en pleine accélération donnaient le vertige au monde. Une hâte de pouls, une précipitation de fièvres bouleversaient les airs. Comme sous les trompettes de Jéricho, des murs de paix s’écroulaient du haut du ciel. Le tocsin ! »

            L’autre paragraphe apporte un témoignage direct authentique : « Dans les rues, les gens s’embrassaient, gauches et émouvants, dans un embrouillamini de larmes. […] Sur la grand’place, une fraiche ribambelle de gosses jouait dans les épluchures. Ils riaient aux éclats dans l’insouci de toutes leurs dents. Et leur rire dans l’atmosphère sonnait mal, en chocs, leur rire de vie. Alors, une à une, chaque mère vint prendre un enfant par la main, l’emmena en silence dans sa maison. Trois jeunes gens fous crièrent par trois fois : – À Berlin ! »

Bibliographie 

– Fabio Caffarena, Lettere dalla Grande Guerra. Scitture del quotidiano, monumenti della memoria, fonti per la storia. Il caso italiano, Milan, Unicopli, 2005.

Sources 

– Dans Témoins de JNC, notices Géraldy, Canudo, Arnoux, Cazal, Giraudoux, Paulhan, Lekeux, Malherbe, Deauville, Jeanbernat, Jubert, Delteil.

– Sur le site du CRID, notice Hobey.

9. Sur quelles bases quantitatives reposent ces réflexions?

            Dans son grand livre, JNC a présenté 254 témoins. Le titre de l’ouvrage collectif du CRID 14-18 était légèrement dépassé avec 509 témoins recensés (mais 4 se trouvaient déjà chez JNC et nous ne les avions repris que pour signaler certains de leurs ouvrages publiés après 1929). Sur le site du CRID, figurent 244 autres noms. En additionnant les trois corpus, sans doublon, on arrive aujourd’hui (5 septembre 2021) à 1003 témoins disposant d’une notice d’analyse. Cette liste grandit tous les mois.

            Pour les informations qu’ils apportent, des centaines d’autres témoins sont cités dans les livres des historiens, qu’il s’agisse d’ouvrages généraux sur la guerre, d’études nationales (comme les articles en français de Snezhana Dimitrova sur les soldats bulgares), de l’examen de thèmes particuliers (la camaraderie, les fraternisations, les loisirs…), de la description de batailles (la Somme par Hugh Sebag-Montefiore, Gallipoli, etc.). La Grande Collecte a fait découvrir de très nombreux documents. Beaucoup de nouvelles notices viendront allonger notre liste et complèteront les réflexions sur le thème « Écrire… Publier… ».

            Si l’on en reste aux témoins analysés dans l’addition de nos trois corpus (1003 noms au 5 septembre 2021), ce sont en grande majorité des hommes français. Les femmes sont très minoritaires (70 pour mille). Aucune ne pouvait figurer dans le corpus de combattants de JNC. On verra plus loin d’autres raisons de la faible représentation des témoignages féminins. Par nationalité, les notices de Français sont également largement majoritaires : 919 sur 1003. Encore faut-il ajouter 19 Alsaciens ou Lorrains qui, Allemands en 1914, étaient devenus des Français en 1919 (merci à Raphaël Georges pour ses notices). Les autres nationalités : 15 témoins du Royaume-Uni (merci à Francis Grembert), 13 Allemands (l’équipe universitaire toulousaine travaille sur le camp d’internés de Garaison), 6 Belges, 5 Italiens et 5 Roumains (merci à Dorin Stanescu). On a encore 4 représentants de la Suisse, 3 des USA, du Canada et de l’Autriche, 2 de l’Australie et de la Russie, 1 de la Hongrie, de l’Espagne, de l’Irlande et de la Chine.

Ouvrages cités 

– Snezhana Dimitrova, « Ma guerre n’est pas la vôtre… La Grande Guerre et ses vécus immédiats dans les lettres, journaux, mémoires (1915-1918) des participants [bulgares] », dans La Grande Guerre 1914-1918, 80 ans d’historiographie et de représentations, Montpellier, Université Paul Valéry, 2002, p. 281-317

– et « (Im)possible retour chez soi des prisonniers bulgares de 1914-1918 », dans Les prisonniers de guerre dans l’histoire, Contacts entre peuples et cultures, Toulouse, Privat, 2003, p. 257-277.

– Hugh Sebag-Montefiore, Somme. Into the Breach, Penguin Books, 2017.

Letters from Gallipoli. New Zealand Soldiers Write Home, ed. by Glyn Harper, Auckland University Press, 2011.

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II. Les correspondances

94-120 minutes


1. Quelques évidences

             Les documents les plus nombreux pouvant servir de témoignages sur la période sont les lettres échangées entre le front et l’arrière. Elles  remplacent la conversation. Pour ne prendre que deux exemples tarnais, le docteur en droit Jules Puech et le briquetier Émile Banquet le disent clairement. Ce dernier, par exemple, dès le 7 septembre 1914 : « Raconte-moi, chère Angèle, tout ce qui se passe à la maison. Les jours où nous marchons, le temps passe vite, mais les jours de repos nous nous ennuyons beaucoup. Alors, tiens-moi compagnie. »

            Niveaux d’alphabétisation

            La plupart des contemporains, dans les pays d’Europe occidentale, savaient lire et écrire. Au tout début de la guerre, l’agriculteur Léon Plantié a dû insister auprès de sa femme pour qu’elle prenne plus souvent la plume, et il a réussi ; malgré la fatigue de très dures journées de travail, Madeleine a largement participé à cette correspondance récemment publiée. Jean Blanchard et Francisque Durantet, d’Ambierle, se sont retrouvés au 298e RI ; au village, Michelle Blanchard aidait Claudine Durantet à rédiger son courrier. Lucien Papillon, de Vézelay, use d’une écriture phonétique pittoresque, mais il se fait comprendre. Les illettrés sont rares et ils trouvent des solutions pour rester en contact avec leur famille. Fils de médecin, le Breton Charles Gaillard qui vient de s’engager informe ses parents, le 17 septembre 1914 : « Hier, j’ai écrit une lettre pour un camarade de chambrée qui ne sait pas lire. » Évoquant la mort de l’instituteur Mondiès, Louis Barthas note qu’il rédigeait les lettres à sa famille d’un autre soldat de l’escouade nommé Ayrix. Cette situation est plus fréquemment signalée dans l’armée italienne, notamment pour les soldats du Mezzogiorno. Mario Monicelli utilise le thème dans son film La Grande Guerra. L’historien Fabio Caffarena rapporte le cas d’un régiment d’analphabètes dans lequel un soldat écrivait pour quarante autres. Et on comprend la sollicitude de ces hommes pour leurs enfants : qu’ils aillent à l’école et qu’ils profitent de l’enseignement !

           L’historien Romain Ducoulombier a montré comment le caporal Barthas avait transposé la fonction civile et syndicale de secrétaire de section en écrivant au nom de son escouade à un ministre pour critiquer la mauvaise qualité du pain, à des œuvres sociales en faveur de jeunes soldats orphelins. L’intellectuel Jules Puech, peu efficace dans le maniement de la pelle, et ses camarades, n’ayant pas l’habitude des correspondances administratives, ils font échange de bons procédés. Mais cela ne concerne pas leurs lettres personnelles. Chacun écrit les siennes. On connait même une situation étonnante : Marie-Louise Puech a chargé le soldat Salvan de veiller sur son mari et de lui donner de ses nouvelles ; elle le raconte à Jules dans sa lettre du 22 novembre 1915 dont on peut citer un long passage :

            « Ce matin, m’est arrivée ta petite carte disant que tu étais employé au bureau du cantonnement et cela m’a fait le très grand plaisir que tu comprends. Il me semble que tu souffriras un peu moins, les nuits surtout ; tu ne parles pas de Salvan et je pense que cela te fera une certaine peine de te séparer de lui. Il m’a écrit une très gentille lettre dernièrement, quand j’étais si anxieuse ; je lui ai écrit et il m’a répondu sur un si joli ton, si discret et si délicat que cela m’a touchée. Je lui avais dit de ne pas te parler de ma lettre pour ne pas t’inquiéter et il me répond qu’il a suivi mes instructions et que tu es en train d’écrire à côté de lui sans te douter qu’il m’écrit aussi. Ne lui en parle donc pas puisqu’il a gardé le secret, mais maintenant que tu seras moins exposé que lui, je te le raconte. Sa lettre m’a réellement émue et elle était parfaite comme orthographe, il y avait même un imparfait du subjonctif. Peut-être pourra-t-il être envoyé un peu à l’arrière comme père de quatre enfants ? »

            Exprimer son amour

            Deuxième évidence : la guerre signifie séparation et exposition des hommes au danger. Les lettres rétablissent le lien familial ; celles qui viennent du combattant prouvent qu’il est toujours en vie. Le fantassin Maurice Pensuet le dit nettement : « Le plus souvent possible je vous écrirai ; ce sera un signe de vie. » Les retards de distribution provoquent l’angoisse, d’autant qu’ils coïncident souvent avec des périodes d’offensive et de danger accru. Loin de toute théorie établie sans tenir compte des réalités, l’étude sérieuse des correspondances de 1914-1918 prouve qu’elles expriment l’amour conjugal et l’affection au sein de la famille. La guerre n’a pas transformé les combattants en brutes. Ce que notre équipe a montré dans 500 témoins de la Grande Guerre est confirmé par les publications plus récentes comme celles de Clémentine Vidal-Naquet.

            C’est cette même  historienne qui a préfacé le livre construit avec la correspondance de Léon et Madeleine Plantié, dont le titre même est évocateur : Que de baisers perdus… On pourrait en citer de nombreux passages, les uns peu originaux (« Nous avons besoin du pain, c’est la nourriture des corps, mais actuellement les lettres sont une nourriture de l’âme »), d’autres plus étonnants (« Pour me plaindre compare-moi à un alcoolique, s’il n’a pas sa ration habituelle d’alcool, il est de mauvaise humeur ; si moi je n’ai pas de tes lettres, je suis malheureux »). Léon évoque l’amour physique à mots couverts ou il a recours à des points de suspension, mais parfois avec des mots crus. Il pense à son fils : « Ce que je regrette le plus, Chère Amie, ma chère bien aimée, je vais te le dire et je te le dis du fond de mon cœur, c’est de n’avoir pas assisté aux progrès qu’Étienne a réalisés tous les jours depuis mon départ. […] Quel doux plaisir, quel bonheur ce serait été pour moi que de l’enseigner à marcher, à parler, à s’amuser, et dire que j’en suis privé. » L’Albigeois Émile Banquet écrit à peu près la même chose : « Comme j’aimerais être là-bas et rentrer le soir de mon travail, prendre les enfants sur mes genoux, jouer avec eux au milieu de ceux que j’aime. »

            Le Corrézien Henri Taurisson est persuadé que la guerre lui a montré où se trouvait le vrai bonheur : dans sa famille. Ses allusions sexuelles sont retenues (« j’ai toujours peur que les enfants lisent les lettres ») : « Et puis n’être pas sûr de revoir celle que l’on aime tant et qu’on voudrait serrer entre ses bras et puis autre chose encore que je ne dis pas mais que tu comprends. » Le Toulousain François Guilhem, le Tarnais Émilien Rocacher, le Drômois Henri Sénéclauze redécouvrent l’amour conjugal et le proclament. Les instituteurs Alfred et Rosa Roumiguières constatent que leur amour augmente avec la durée de la guerre. Un autre instituteur, Zacharie Baqué, écrit le 14 octobre 1914 à sa femme et à ses filles : « Je vous aime tous les jours davantage. »

            « Écrivez-moi souvent », demande le Breton Jules Lachiver à sa famille. Le Savoyard Fernand Lugand, vaguemestre, dépasse son cas personnel en remarquant : « Les lettres sont au moral ce que le ravitaillement en vivres est au corps. » Pour Paul Cazin, les lettres sont « un baume », et pour Pierre Suberviolle « une caresse ». Elles « chassent les idées noires » de Maurice Faget. Jean Caussade dit à plusieurs reprises que sa seule consolation réside dans l’échange des lettres ; il emploie des termes sans équivoque : « Ma chérie », « Mille baisers », etc. Le 17 septembre 1917 : « Dans l’après-midi, je suis allé visiter un peu partout dans les jardins, et j’ai trouvé encore ces petites pensées toutes couvertes d’herbes dont j’ai ramassé très délicatement pour te les envoyer. Je les ramassais si précieusement qu’il me semblait te caresser à toi-même, mais hélas tu es cependant bien trop loin de moi pour cela. Il faut encore vivre dans l’espoir d’y arriver un jour, mais ce jour heureux, où est-il ? » « Je me demande comment je pourrais vivre sans ma lettre à peu près quotidienne », constate Henri Chabos qui ajoute : « Je deviens sentimental de plus en plus. » « Tâchez de m’écrire chaque jour », demande Aimé Vigne. « Les uns ou les autres, vous pouvez bien arriver à ce résultat. Il me semble que nous devons bien mériter cela. Si vous saviez comme l’on en a besoin. » Marie Séguy écrit à son fiancé afin de lui faire vivre un peu de sa vie au village de Larrazet.

            Loin d’être devenus des brutes, les poilus sont sensibles à la nature. Avant d’être tué le 27 septembre 1915 à la ferme de Navarin, Léo Latil avait écrit à ses parents : « Chaque matin nous entendons chanter les alouettes les plus joyeuses. » En rapportant ce témoignage, Jean Norton Cru ajoute : « L’idée de la mort réveille toujours cet attendrissement pour la nature ; nous l’avons tous éprouvé. Je connais mieux les alouettes depuis la guerre, à Verdun, en particulier, elles me fascinaient. » Dans la tranchée, le territorial Louis Hourticq se souvient d’un célèbre entomologiste : « Si j’avais l’esprit d’observation d’un Fabre, je trouverais plaisir, pendant des heures, à regarder les bestioles infimes et étranges qui rampent, sans bruit, sur les parois. » L’Irlandais Willie Redmond évoque les coquelicots et les bleuets au moyen desquels l’été décore la tranchée, et il écrit un poème aux pies (« Magpies in Picardy »). En marge du passage du Feu de Barbusse qui montre que « le haut de la tranchée s’est orné d’herbe vert tendre », Marx Scherer ajoute « et parfois de coquelicots ».

            Nous sommes très loin de la théorie de la « brutalisation » avec ce beau passage du marbrier Louis Chirossel à sa femme : « Tu me dis que les Loriolais sont ensemble et que moi je suis seul. C’est vrai, mais j’ai aussi de bien braves gens, des Toulousains, des Marseillais, des Nîmois et enfin des Ardéchois, mais tous bien courageux et bons amis. Il n’y a que la guerre pour rendre amis et doux. »

            « Travaille bien en classe », conseille le même Louis Chirossel à sa fille. L’agriculteur Robert Rey est heureux d’apprendre que ses fils font des progrès à l’école : « plus tard ça pourra leur rendre service ». L’instituteur Émile Mauny, depuis le front, se préoccupe de la réussite scolaire de son fils et de ses anciens élèves. Au milieu des horreurs de la guerre, Louis Chaléat souhaite faire de ses enfants des citoyens conscients qui sauraient s’opposer à une nouvelle guerre. Léon Plantié donne une mission à sa femme : « Dis à notre fils que jamais quand il sera homme, il ne soutienne le parti, n’importe quel qu’il soit, qui veuille faire la guerre car il n’y a rien de plus terrible. »

            Un corpus potentiel énorme

            Les paragraphes qui précèdent expliquent le nombre considérable de lettres échangées pendant les cinq années de guerre. La pratique de la franchise postale militaire favorise le phénomène. La correspondance de l’officier d’infanterie Benjamin Simonet publiée en 1986 porte ce titre à double sens : Franchise militaire. Sous la neige ariégeoise, en janvier 1915, Marie Escholier souligne, avec humour : « Quand le temps est trop mauvais, le facteur envoie sa femme. Elle est arrivée ce matin, blanche comme le paysage et elle dit : « Je n’apporte que le courrier de ceux qui sont à la guerre, les autres peuvent attendre. » » Fabio Caffarena évalue à 4 milliards le nombre de lettres échangées en Italie pendant la guerre, à 10 milliards en France, à 30 milliards en Allemagne.

            Pierre Champion note : « Tout le monde écrivait et, des tranchées à nos foyers, c’était un perpétuel envol de petits papiers. » Paul Cazin évoque les soldats écrivant « du matin au soir ». Zacharie Baqué constate, le 4 novembre 1914 : « Je fais des lettres, des lettres, des lettres. J’en ai reçu dix en trois jours. » Le corpus Plantié représente 1500 lettres ; celui de Jean Rouppert en compte 1926. En seulement dix-huit mois, entre mars 1915 et août 1916, Jules Puech écrit 463 lettres à sa femme, et celle-ci lui en envoie 428. L’ensemble représente plus de 2300 pages de format A4. Thierry Hardier et Jean-François Jagielski ont établi la liste impressionnante des produits envoyés à Barbusse par sa femme dans des colis. Sur le carnet du simple soldat Marius Monbel, les mêmes auteurs ont compté les courriers qu’il avait envoyés pendant une durée de 48 jours : 117 lettres, cartes ou poésies, dont 37 % à sa femme. Comme l’indique le titre du livre préparé par son fils, le Forézien Joannès Berger écrivait Une lettre par jour. Le Savoyard Delphin Quey remarque, le 8 septembre 1915 : « Je reçois en moyenne deux lettres par jour. » Le Tarnais Dieudonné Boyer explique à ses parents pourquoi le courrier est parfois retardé et il ajoute : « Malgré cela, je vous donne des nouvelles tous les 3 jours et il est inutile de vous alarmer. »

            Paul Mencier livre une information peu fréquente en signalant le savon que lui passe son capitaine, fin septembre 1914, parce qu’il n’écrit pas régulièrement à son père. Le sergent Louis Chirossel critique ceux qui ne donnent des nouvelles à leur famille qu’une fois par mois : « Pour parer à ça, nous avons mission de les forcer à écrire, et cela n’arrive pas qu’à quelques-uns ! Le fils du pasteur protestant de Chomérac m’a avoué avoir resté 2 mois sans donner de ses nouvelles et c’est pour ça, quoique je te dise toujours la même chose, que j’écris tous les jours et que je tiens et désire tant en recevoir de tes nouvelles. Quand je passe un jour, cela m’ennuie, cela m’est arrivé de rester quelquefois 2 jours, alors je maudis la poste et ses employés. » Mais l’artilleur Charles Nordmann se fait plutôt l’interprète de la majorité des poilus dans son invocation : « Ô vaguemestre, être béni des dieux et surtout des hommes […], tes humbles galons de sous-officier, pourtant bien usés, déversent lorsqu’ils surgissent à l’horizon, plus de soleil aux âmes que le soleil levant. »

            Moins de lettres de femmes conservées

            Si nous disposons de moins de lettres de femmes, la raison est très simple : il était facile de conserver les envois des soldats dans le tiroir d’une armoire au domicile familial ; le soldat ne disposait que de son sac à dos déjà très pesant. Souvent les combattants ont demandé à leur famille de ne pas détruire leurs lettres, en précisant qu’ils auraient plaisir à les relire après la guerre. C’est le cas d’Étienne Tanty, de Léon Plantié et de bien d’autres. Mais eux pouvaient rarement faire de même.

            À quelques jours d’intervalle, entre le 14 et le 24 mars 1915, Léon Plantié écrit :

            « Je n’ai jamais pensé, chère amie, à te demander ce que tu fais de mes lettres. Je me suis mis dans l’idée que tu les gardes toutes, et sans doute que tu le fais, en effet. Plus tard, il me semble que je serais content de repasser ces longues lettres où je te disais toutes les horreurs de la guerre, toutes mes inquiétudes et tout ce que je souffrais de cette longue séparation, et Étienne crois-tu qu’il ne sera pas content lui aussi de les lire ; petit, il les lira pour se distraire, mais une fois homme il les lira alors pour se faire une idée de ce que c’est que la guerre, de ce qu’un père souffre loin de sa femme et de son enfant et peut-être il apprendra aussi à me connaitre et il verra comme je l’aime. »

            « Tu me parles, chère Amie, de mes lettres. J’étais sûr d’avance que tu les gardais et que plus tard nous pourrions les relire ensemble. Quant à moi ne m’en veux pas, je les ai gardées longtemps mais quand je m’en suis vu encombré j’ai fait comme tous les autres et je les ai faites brûler. À présent, je les garde par paquets et quand j’en ai les pleines poches, je profite d’une journée tranquille pour les relire, je les embrasse parfois et je les fait brûler aussi. »

            Le livre Au front à 17 ans rassemble les Lettres d’un jeune Morbihannais à sa famille comme son sous-titre le précise ; il ne contient qu’une seule lettre de la mère de Charles Gaillard, celle du 23 octobre 1915 qui lui a été retournée après la mort de son fils, avec la mention « Retour à l’envoyeur. Le destinataire n’a pu être atteint ». La correspondance conservée du couple Lamothe comprend 159 lettres de Louis et 11 de sa femme Dalis. On ne multipliera pas les exemples qui illustreraient une règle générale.

            Cependant les correspondances dans les deux sens ont parfois été conservées. C’est le cas des lettres de Jules Puech et de sa femme Marie-Louise, comme exposé plus haut. On dispose de 2013 lettres d’Alfred Roumiguières à sa femme Rosa, et de 2018 de celle-ci à son mari. Entre le front et la Drôme, on peut suivre les échanges entre Louis et Augustine Magnan, retranscrits dans l’épais recueil départemental paru en 2002. César Vincent, un autre Drômois, n’était pas encore connu à cette date. Sa correspondance a été étudiée par une doctorante de l’université néerlandaise de Nimègue. Le fonds compte 1295 pièces, pour la plupart des lettres du soldat à sa famille, mais aussi des missives reçues par César Vincent, apportées chez lui lors des permissions. Cela permet de reconstituer son réseau de relations amicales et amoureuses. Le jeune soldat a été tué en octobre 1917 lors de l’attaque de la Malmaison ; après sa mort, une jeune fille a tenu à récupérer les lettres qu’elle lui avait adressées.

            L’absence des lettres du poilu et la présence de celles qu’il a reçues, voilà une situation beaucoup plus rare, mais pas inexistante. Le capitaine Bonneau a conservé les lettres de sa maîtresse et future épouse, mais celle-ci, déjà mariée et en instance de divorce, préfère détruire celles qu’il lui adresse car elles pourraient la desservir dans la procédure. Un fonds récemment déposé aux Archives départementales du Gers est constitué par les lettres envoyées au combattant Frix Cabos par sa mère, sa tante, son cousin et sa fiancée. Mais les messages dans l’autre sens sont rarissimes. On ne connait pas la raison de ce cas atypique. Le fait que le soldat ait arraché plusieurs pages de son carnet personnel pourrait laisser penser à une volonté d’oublier, d’effacer. Mais il n’a pas tout détruit. En creux, par ce que disent ses correspondants, on peut apprendre quelques détails sur sa vie au front. Les lettres du cousin Victor, en particulier, montrent l’accord des deux hommes sur la condamnation de la guerre et les joies de la vie civile.

Ouvrages cités :

– Romain Ducoulombier, « La « Sociale » sous l’uniforme : obéissance et résistance à l’obéissance dans les rangs du socialisme et du syndicalisme français, 1914-1916 », dans Obéir/désobéir, Les mutineries de 1917 en perspective, Paris, La Découverte, 2008, p. 266-279.

– Clémentine Vidal-Naquet, Couples dans la Grande Guerre, le tragique et l’ordinaire du lien conjugal, Paris, Les Belles Lettres, 2014.

Sources :

– Dans Témoins de JNC, notices Cazin, Latil, Hourticq, Champion, Nordmann.

– Dans 500 témoins, notices Puech, Banquet, Blanchard, Papillon, Gaillard, Barthas, Pensuet, Taurisson, Guilhem, Rocacher, Sénéclauze, Roumiguières, Baqué, Lachiver, Lugand, Suberviolle, Faget, Caussade, Vigne, Chirossel, Rey, Mauny, Chaléat, Simonet, Escholier, Rouppert, Berger, Quey, Mencier, Tanty, Lamothe, Magnan, Vincent, Bonneau.

– Sur le site du CRID, notices Plantié, Chabos, Séguy, Redmond, Scherer, Boyer, Cabos.

2. Une écriture différente selon les correspondants

            Lorsque l’historien analyse une correspondance, il ne suffit pas de bien se renseigner sur celui qui écrit, il faut aussi connaitre le destinataire et ses rapports avec le scripteur. Le fonds Bonneau contient les lettres que ce capitaine artilleur envoyait à sa famille. Lorsqu’il s’adresse à son père, un médecin toulousain réputé, il lui parle de haute stratégie, d’homme à homme, en style châtié. À sa mère, de façon plus familière, il donne des détails sur sa vie quotidienne. Avec sa jeune sœur, les sujets les plus divers sont abordés assaisonnés de la pointe d’humour nécessaire pour dédramatiser les situations. Sans doute adoptait-il une autre manière dans ses lettres à sa maîtresse, mais on a vu plus haut pourquoi celles-ci n’avaient pas été conservées.

            Pour rester dans le domaine des maîtresses, quand Roland Dorgelès s’adresse à la sienne, il ne minimise pas toutes les horreurs de la guerre, alors qu’il les cache complètement à sa mère très sensible. Pierre Ribollet fait de même avec sa mère. Mais la vérité est trop terrible, et il faut qu’elle sorte ; ce sera dans les lettres à son cousin, mais il termine celle du 22 septembre 1915, écrite au Violu dans les Vosges, par ces mots : « Ne dis pas un mot de tout cela à Maman ! » On trouvera d’autres exemples dans une prochaine rubrique consacrée à l’autocensure.

            Le soldat qui écrit à son ancien instituteur insiste sur le devoir de défendre la France. Du moins les quatre notables, auteurs du journal de guerre du village de Larrazet, ont-ils sélectionné les lettres venant du front qui confortent leurs propres positions patriotiques. Le capitaine Marcel Rostin a été élevé par son oncle, qui fut lui-même officier. Les lettres qu’il lui adresse pendant la guerre se caractérisent par leur conformisme : « Je vous le répète, tout l’honneur qui m’échoit doit être reporté sur vous, qui m’avez instruit, élevé et dirigé dans la bonne voie. La guerre seule pouvait me donner une occasion très belle de vous prouver que je n’étais pas inférieur au soldat que vous avez rêvé. » Dans cette correspondance abondent les passages grandiloquents sur « notre race [qui] possède des trésors de vertu que la guerre seule pouvait révéler » et sur les « tueries sans nom d’où s’élève la gloire ». Ce parti pris aboutit à des affirmations absurdes. Les soldats sous les ordres du capitaine Rostin seraient parfaits ; ils ne s’enivreraient pas ; ils rentreraient de permission sans un jour de retard, et avec le sourire. Or ce capitaine avait fait une conférence, avant la guerre, opposant le dressage des soldats allemands à la mentalité des soldats français. Ceux qu’il décrit dans les lettres à son oncle sont sortis de sa conférence et non de la réalité. Dans l’intéressante postface qu’il a donnée au livre de Marcel Rostin, Jean-Marie Guillon écrit : « On voit bien ce qu’il doit, dans sa façon d’entrer dans la guerre, de la faire et de la supporter, à cette culture que l’armée lui a inculquée. Culture militaire et non « culture de guerre », cette expression, qui n’est pas sans intérêt et sans efficacité, est devenue si banale qu’elle est utilisée à tort et à travers, tant et si bien qu’on ne sait plus ce qu’elle recouvre. »

            Je cite pour mémoire la lettre du soldat corse Jacques Ambrosini reproduite dans le recueil Paroles de Poilus. Depuis la péninsule de Gallipoli où des Français sont engagés contre les Turcs, ce jeune homme raconte en mai 1915 à son frère des « exploits » de manière peu crédible. Au cours de l’assaut, un soldat turc aurait fait mine de se rendre puis aurait essayé de mettre en joue notre « héros » qui poursuit : « Plus leste que lui, je lui flanque ma baïonnette dans la tempe gauche et, instinctivement, je fais partir un coup. Les cervelles sautent en l’air et viennent jusqu’à ma figure. Il me crie pardon et meurt. » Voilà un Turc bien endurant qui trouve la force de demander pardon alors que « ses cervelles » ont sauté en l’air ! Plus tard, le héros est blessé : « Je souffrais, mais pas un murmure ; au contraire je chantais. » Ambrosini conclut son récit par cette phrase atypique : « Fais parvenir cette lettre à la maison afin qu’eux aussi connaissent ce que sont trois jours de guerre sous une pluie de mitraille. »

Ouvrage cité :

Paroles de Poilus, Lettres et carnets du front 1914-1918, sous la direction de Jean-Pierre Guéno et d’Yves Laplume, Librio, 1998.

Sources :

-Dans 500 témoins, notices Bonneau, Dorgelès, Ribollet, Larrazet, Rostin.

3. Dire l’intime

                                      Marie-Louise et Jules Puech

            Comme on l’a vu plus haut avec les lettres de Léon Plantié, la séparation des couples entraine de lourdes frustrations, mais la pression sociale fait en sorte que la pudeur impose la plupart du temps ses codes. Léon s’en dégage quelquefois. Henri Sénéclause envoie régulièrement baisers et caresses à sa femme Rosalie et se montre parfois plus précis. Ainsi lorsqu’il écrit, le 18 juin 1916 : « C’est près de midi, je vais aller dormir, on devient flemmard de rien faire ; il n’y a que mon petit frère qui est courageux de ce repos, il te ferait bien un coup double en ce moment, car aussitôt que je pense à toi il s’endurcit. […] Je finis en te caressant bien bien fort. Je te voudrais bien une heure de temps pour me faire passer l’envie qui me tient. Puisqu’il n’y a pas moyen, je vais dormir. Encore des bons baisers sur tes yeux et sur ta bouche que j’aime bien. » Même si les allusions sexuelles et les expressions amoureuses sont peu exubérantes dans les lettres de Jules Puech à Marie-Louise, celle-ci lui fait remarquer qu’elles l’empêchent de montrer toutes ses lettres à la famille. Car, dit de son côté Marie Escholier, les lettres des combattants appartiennent à tout le monde.

            Dans sa notice sur la famille Résal, Vincent Suard confirme que l’intime masculin affectif et surtout sexuel est rarement évoqué dans les écrits de la Grande Guerre, ce qui rend précieux un passage de Louis Résal (20 ans) à son frère Paul où il expose sa conception de ce que doit être sa sexualité : « Pour moi, tu seras peut-être épaté par ce que je vais te dire : je n’ai jamais baisé de femme et je ne suis pas allé au bordel ; voici pourquoi : d’abord je ne veux pas faire cette opération avec n’importe qui, cela me dégoûte et me fait le même dégoût que de me laver les dents avec une brosse à dent d’une personne étrangère ; on me proposerait de le faire avec telle jeune femme que je connais depuis longtemps et qui est bien, évidemment j’accepterais, mais avec la première putain venue cela me couperait la chique […] cela ne m’empêche pas de dire des grivoiseries et d’en entendre et de les comprendre, et même de grosses cochonneries. »

            Vincent Suard expose également, d’après le témoignage publié à compte d’auteur par Marie-Noëlle Gougeon en 2014, le thème de la relation amoureuse entre Mathilde Rozet et Jean-Marie Relachon, le camarade de son frère, dont les parents habitent le bourg voisin. Les deux jeunes gens usent d’abord d’un ton très réservé car les parents de Mathilde lisent son courrier, puis ils s’enhardissent. Mathilde insère dans ses lettres des extraits de poésies (Lamartine par exemple). Au printemps 1917, Jean-Marie est reçu chez Mathilde et écrit au frère de celle-ci : « Bien cher beau-frère, excuse-moi si je prends ce titre pour te causer, c’est manière de rigoler et puis tu n’es pas ignorant des relations que j’ai avec ta sœur et les affaires marchent à merveille.» En 1919, le régiment occupant une ville de Rhénanie, Jean-Marie taquine Mathilde en évoquant les bonnes fortunes possibles avec les Allemandes : « J’ai un café attitré. Il y a une serveuse qui a le béguin pour moi. Et maintenant je bois à l’œil et je fais laver mon linge et si je voulais je pourrais coucher toutes les nuits mais tu me connais je ne veux pas endommager ma santé pour le restant de ma vie. » Les parents de Mathilde ont lu cette lettre et l’ambiance familiale est devenue catastrophique. Jean-Marie se rend compte trop tard des conséquences de ses plaisanteries.

            Hiérarchie respectée, c’est peut-être dans certaines lettres du général puis maréchal Pétain que l’on trouve le sommet de l’érotisme. On consultera cette correspondance aux Archives nationales ou on en lira quelques extraits dans la biographie récente publiée par Bénédicte Vergez-Chaignon. Celle-ci remarque : « Quoiqu’un peu déconcertante par son ampleur et par le temps qu’elle exigeait, cette correspondance montre que pour Philippe Pétain le « plaisir » – l’un de ses mots favoris – passe beaucoup par l’anticipation, la mise en scène, le spectacle, dont l’écriture constitue un élément crucial. On comprend ainsi qu’il ait rédigé et conservé les brouillons de certaines des lettres dans lesquelles il met au point avec une maîtresse ou une autre une séance sophistiquée. »

            Chez certains « poilus du Midi », le patois a pu servir de « cache-sexe » relatif, comme le montrent les auteurs du livre La Plume au Fusil. L’expression « M’as comprès » est considérée comme l’équivalent épistolaire du clin d’œil complice. Le combattant ariégeois Maurice Armengaud est représentatif, d’après ses lettres à son épouse Pauline, publiées par leur petit-fils Michel Rivière. Représentatif par le recours au patois pour exprimer l’intime et par la graphie phonétique d’une langue qu’il parle mais qu’il n’a jamais appris à écrire. Le mot qui revient le plus souvent est « poutous » (baisers) qui vont par salves de mille (« Millo poutous del tiou homé », 4 octobre 1914). Le 12 octobre : « Té mé boli mangea dé poutous. » Le 5 février 1915 : « Qué tant dé poutous té respoundi que méboli rétrapa del tens perdut. » Le 25 janvier 1917, les baisers se sont multipliés : « Té fa un million dé poutous ». Mais le patois n’est pas la langue exclusive de l’amour : « Ton mari qui voudrait bien te prodiguer beaucoup de caresses » (30 novembre 1914) ; « Mon ange chérie adorée » (18 décembre 1914) ; « Combien de fois je me retourne vers le sud, vers celle qui m’est si chère » (11 février 1915) ; « Ah chérie toi qui dors, combien de poutous je te ferais en ce moment-ci et combien je me serrerais contre toi, moi qui tremble du froid. Mamour, que c’est malheureux d’être séparés, mamour mamour j’attends ce jour de délivrance qui doit nous réunir dans notre petit lit avec beaucoup d’impatience » (26 février 1915), etc. Le petit-fils de Maurice et Pauline, Michel Rivière, note dans un avertissement au lecteur des lettres qu’il a publiées : « De très nombreuses lettres postérieures à 1914 n’ont pas été restituées dans leur intégralité en raison d’un contenu trop intime… (d’ailleurs rédigé en occitan phonétique). »

Ouvrages cités :

– Bénédicte Vergez-Chaignon, Pétain, Paris, Perrin, 2014.

– Gérard Baconnier, André Minet & Louis Soler, La Plume au Fusil, les poilus du Midi à travers leur correspondance, Toulouse, Privat, 1985.

Sources :

– Dans 500 témoins, notices Puech, Escholier.

– Sur le site du CRID 14-18, notices Résal, Relachon et Rozet, Armengaud.

4. Les langues régionales

            En 1914, la pratique orale des langues des provinces est très répandue dans la vie civile et elle se poursuit en temps de guerre. Les régiments ont une forte assise régionale. Dans « l’escouade minervoise » du caporal Barthas, on parle occitan, et quelques expressions sont apprises par les jeunes filles du Nord de la France. Pierre Champion et Charles Gaillard entendent leurs hommes bavarder inlassablement en breton. Dans l’armée allemande, l’Alsacien Dominik Richert cherche des camarades avec qui converser en dialecte. Mais l’emploi des langues régionales à l’écrit est plus rare. Le soldat basque Joseph Gracy se fait envoyer le journal Eskualduna. Le Rayon, supplément au Poilu Saint-Émilionnais, journal créé par l’abbé Bergey à destination des soldats du Sud Ouest, contient quelques articles en basque, en béarnais et en gascon du Médoc. Les langues régionales pouvaient donc aussi être lues par les soldats.

            Mais, dans leurs lettres personnelles, la règle pour les contemporains de 14-18 est d’utiliser la langue que l’école leur a appris à écrire (cette règle est également valable pour la rédaction des carnets de route). On a vu plus haut quelques expressions occitanes de Maurice Armengaud. D’autres passages du même soldat, en occitan phonétique, contiennent une dimension critique. Ils décrivent l’animosité entre les troupes du Midi et les populations de l’Est : « A las tropos del mièchoun nous poden pas bési ; tabé les traitant d’alboches et parlos si s’en saboun mal » (16 mars 1915). Ou encore ils évoquent les pertes subies par le régiment (12 septembre 1916), la faim (25 avril 1917) et la nécessité, si on veut manger, de se faire peler le porte-monnaie (« nous péloun lé porto mounédo », 15 juillet 1918). Joseph Gracy glisse une phrase en basque pour signaler les pertes lors de combats et pour critiquer l’attitude des Anglais. Mais ce n’est pas général. Coordinateur de Mémoires de la Soule, Robert Elissondo écrit : « Nous n’avons qu’un petit nombre de lettres en basque. Comme il s’agit d’une langue que les censeurs ne comprenaient pas, on aurait pu s’attendre à un contenu très différent de celui des lettres en français. Ce n’est pas ce qu’on constate. Mais la liberté de ton est plus grande, le style plus direct et plus incisif lorsqu’il s’agit d’exprimer le mécontentement ou l’indignation. »

            Les lettres d’Élie Barthaburu contiennent de rares expressions en basque ; celles de René Abjean, peu de phrases en breton ; celles de Joseph Charrasse, quelques tournures provençales avec, cependant, une lettre presque complète, le 23 octobre 1918 qui critique la lenteur des négociateurs qui, eux, ne sont pas au cœur de la tuerie, mais « an li pé aù caù, lou dina toujou servi a pouint ». Prisonnier en Allemagne, Antoine Biesse essaie d’écrire en occitan à ses parents, le 3 septembre 1915. Sa très longue lettre qui occupe cinq pages du livre commence par trois lignes en occitan ; l’auteur ne peut poursuivre, et l’occitan ne revient vers la fin qu’avec trois autres lignes. Par contre, les lettres récemment publiées de Louis Bonfils dit Filhou sont intégralement en occitan. Mais celui-ci était félibre. Il avait écrit en 1911 la pièce Jout un balcoun en collaboration avec Pierre Azéma. Le témoignage disponible est la transcription par Azéma des lettres en occitan que lui adressait Bonfils. Les originaux ont disparu. On sait qu’Azéma a effectué des coupures. On ne sait pas s’il a apporté des modifications.

            Quant au soldat alsacien de Saverne, Auguste Bernard, engagé dans l’armée française et portant un nom français, il ne peut écrire à Marie-Louise Puech qu’en allemand, commençant toujours ses lettres par la formule « Liebe gute Dame » et les terminant par : « Euer treuer Elsässer Auguste Bernard ». Son témoignage de guerre comprend une cinquantaine de courtes lettres ou de cartes postales envoyées à Marie-Louise Puech qui joua le rôle de marraine de guerre pour plusieurs soldats du front ou prisonniers en Allemagne. Les parents d’Auguste étant restés en Alsace allemande, Marie-Louise et son mari lui ont servi de parents de substitution, lui envoyant de l’argent, des colis, un soutien psychologique, et l’accueillant à Paris lors de certaines permissions. Les lettres sont conservées aux Archives départementales du Tarn dans le fonds Puech. Elles ont été étudiées par Françoise Knopper qui remarque : « sa manière de calligraphier les caractères gothiques est régulière, sans rature, son orthographe et sa grammaire sont relativement correctes, malgré son inexpérience en la matière ».

Ouvrages cités :

– Loïc Borreda, Les soldats basques durant la Première Guerre mondiale, mémoire de Master 2, Université de Toulouse-Jean-Jaurès, 2012.

– Robert Elissondo, Mémoires de la Soule 1914-1918, Mauléon, Imprimerie Ideki-Ozaze, 2006.

– Françoise Knopper, « Un épistolier dans la Grande Guerre », Cahiers d’études germaniques n° 71, 2016, « L’art épistolaire entre civilité et civisme : de Jean Paul à Günther Grass », p. 159-169.

Sources :

– Dans Témoins, notice Champion.

– Dans 500 témoins, notices Barthas, Gaillard, Richert, Bieisse, Puech.

– Sur le site du CRID, notices Bergey, Armengaud, Barthaburu, Charrasse, Bonfils, Bernard.

5. Quelques cas particuliers de fonds et de types de lettres

            Le fonds Puech

            La correspondance 14-18 de Marie-Louise Puech-Milhau ne concerne pas seulement les lettres d’Auguste Bernard dont on vient de parler. Le fonds est important et varié. De 1915 à 1918, Jules Puech étant dans l’armée, elle le remplace dans ses diverses tâches pour les associations de défense de la Paix par le Droit et de l’Arbitrage entre les Nations, et elle abat un travail de secrétariat considérable. Ses archives contiennent la copie de centaines de lettres adressées à diverses personnalités, à quoi il faut ajouter la correspondance quotidienne avec son mari.

Dans son courrier, Marie-Louise Puech reçoit parfois l’annonce du décès d’un de ses anciens étudiants de l’université McGill.

            En même temps, elle a reçu et conservé dans trois boîtes marquées « Soldats 1914-1918 », « Soldats Guerre » et « Poilus 1916 » plus de 700 lettres à elle adressées par 75 correspondants : des membres de sa famille mobilisés ; des anciens élèves canadiens de l’université McGill, eux aussi sur le front ; des prisonniers en Allemagne ; des poilus ayant toute leur famille en pays envahi ; et jusqu’à cet Alsacien, Auguste Bernard qui lui écrit en allemand et à qui elle répond dans la même langue. Tous la remercient de ses bienfaits. Elle leur envoie des colis de nourriture et de vêtements, des livres, des mandats, avec toujours une lettre personnelle, appréciée de ses correspondants. « J’ai vu des camarades tout déçus de recevoir des colis sans la moindre pensée, ni un mot de sympathie, tandis que vous n’oubliez ni le corps ni l’âme », lui écrit Maurice Lévêque, PG à Giessen (30 avril 1918). Elle sait à quelles œuvres s’adresser pour venir en aide aux soldats, et elle participe aussi directement à l’association de la Sauvegarde des Enfants en faveur des petits réfugiés. Le mélange de bonté et d’efficacité quelle que soit la situation qu’on lui expose, qui caractérisera son action sous l’Occupation de 1940-44, à partir du domaine de Borieblanque, est déjà sensible en 1914-18. Elle réussit à réunir les membres de familles déplacées. Cherchant des nouvelles sur le sort d’un camarade, le maréchal des logis Charles Kuentz lui écrit (19 mai 1917) : « J’avais pensé à m’adresser au général Hébert, mais j’ai préféré m’en remettre à vous qui approchez tant de personnalités influentes et qui incarnez cet esprit de charité attentive grâce à quoi les déshérités de cette guerre ne se sentent pas absolument abandonnés. » Un autre la prie d’écrire à son officier une lettre de recommandation et s’en trouve bien (26 mai 1918) : « Vous pouvez penser avec quelle joie je constate être remonté dans l’estime du lieutenant. Je vous remercie donc de la lettre que vous lui avez adressée… » Elle réussit à faire affecter dans une usine en mai 1917 un ouvrier métallurgiste de 37 ans, Émile Baudens, père de quatre enfants, sur le front depuis le début, et qui ne savait comment procéder pour faire respecter son droit. Il la remercie (orthographe respectée) : « Sa me semble au Paradis cher Madame, au si longtemps que je vivrée je penserait à vous. » Le même a besoin de son soutien moral après la guerre. Le 4 mai 1919, il avoue : « Ma petite fille n’est plus la même, elle me dit de retourner ou je vient, ici ce n’est pas ta maison, elle a 8 ans. » Il conclut : « Il nous faudra 10 ans pour revoir la vie comme en temps de paix. »

            Le fonds Puech est déposé aux Archives départementales du Tarn.

            Les archives Brusson Jeune

            Les papiers de l’entreprise de pâtes alimentaires Brusson Jeune, de Villemur-sur-Tarn, sont aujourd’hui déposés aux Archives de la Haute-Garonne. Certains dossiers contiennent des correspondances de 1914-18 : 137 lettres ou cartes adressées au patron par le personnel sous les drapeaux ; 239 lettres envoyées à sa famille par André Brusson mobilisé ; 140 lettres écrites à André par son grand-père Jean-Marie, son père Antonin, sa mère Gabrielle et ses sœurs Jeanne et Marie-Louise. Le fonds contient également 163 négatifs de photos prises par André. C’est la guerre, crise et séparation, qui a fait naître une telle documentation, textes qui se recoupent, se répondent et révèlent rapports de fidélité et de confiance, conflits larvés et explosions.

                              La mère et les deux sœurs d’André Brusson.

Les lettres envoyées au patron par les ouvriers témoignent de fidélité et de fierté d’appartenir à une entreprise dont la production renommée est appréciée jusque sur le front. Le patron fait distribuer des mandats par un cadre, lui-même mobilisé comme sous-officier. Le contenu des lettres passe de l’exaltation du début à l’expression d’un malaise. Les soldats n’écrivent plus « maudite race » à propos des Allemands, mais « maudite guerre », alors qu’ils connaissent les sentiments patriotiques des Brusson. La guerre du fils de famille André Brusson n’est pas la même que celle des fantassins. Mobilisé dans la cavalerie, il se fait pistonner par un général ami de la famille pour entrer dans l’aviation.

            Les lettres reçues par André décrivent les difficultés de la production industrielle à l’arrière, mais aussi les vacances familiales à Arcachon où on rencontre en1917 un nombre considérable de baigneurs, ainsi que des soldats russes qui « ne veulent pas aller combattre les Allemands », et qu’on ne peut pas renvoyer chez eux « où ils aggraveraient la révolution ». Une lettre de Jeanne Brusson, enfin, adressée à son frère destiné à prendre les rênes de l’entreprise, exprime des sentiments féministes.

            La malle de la famille Papillon

            Après avoir acheté la maison de la famille Papillon à Vézelay en 1991, Madeleine et Antoine Bosshard ont découvert une malle contenant les lettres échangées pendant la guerre par le père, la mère, quatre fils mobilisés, un dernier trop jeune pour partir, et un fille placée comme domestique à Paris. Ces lettres sont la trace d’échanges incessants entre l’Yonne, la capitale et divers secteurs du front : on se tient au courant de la situation de chacun, on se demande des nouvelles, on les transmet. Pierre Fiala (Université de Paris 12 Val de Marne) présente ainsi le corpus Papillon : « Point de trace d’héroïsme, de leçons sentencieuses, sinon quelques conseils matériels des aînés aux cadets pour éviter les coups durs, prolonger les permissions, échapper aux corvées, bref maintenir chacun dans le lieu qu’il occupe, un équilibre antérieur et une économie familiale suffisante. Il s’agit d’abord d’organiser la poursuite de cette économie matérielle dans les nouvelles conditions de dispersion, d’insécurité et de restrictions imposées par la guerre. »

                                                    Marthe Papillon

            Les membres de cette famille du peuple – le père est cantonnier – sont allés à l’école. Marcel, devenu clerc de notaire, écrit un français correct ; il fournit des descriptions détaillées intéressantes de la vie dans les tranchées, sous les bombardements. L’écriture de son frère Lucien est laconique et phonétique : « Je te garanti que nous anvoillons [en voyons] des merdes. » Mais il se fait comprendre, même lorsqu’il évoque la « saldepolisse » ou « les ras qui nous sussais les doits de piets » et qu’il demande à ses parents de « mécrire de tan en tan ». Curieuse différence de niveau scolaire au sein de la même famille dans laquelle, aussi, on peut noter que le père a laissé à la mère la plus grande partie de la charge du courrier.

            La correspondance des Papillon, en octobre et novembre 1915, tourne autour du silence de Joseph. Celui-ci, dans la cavalerie, était le moins exposé. Mais son régiment est venu occuper les tranchées le 22 octobre et y a subi une attaque aux gaz à laquelle Joseph Papillon a succombé. Les autres membres de la famille demandent pourquoi ne donne-t-il pas de ses nouvelles. Marthe écrit à Lucien, le 7 novembre : « J’ai eu une lettre de maman hier. Elle était sans nouvelles de Joseph depuis quinze jours. Je me demande ce qui lui prend de temps en temps de ne pas écrire. » Le 15, la lettre de Marthe à ses parents montre qu’elle ne veut toujours pas croire à l’inéluctable : « Avez-vous des nouvelles de Joseph ? Une lubie ne lui durerait pas aussi longtemps. Je commence à me tourmenter. […] Mais si jamais il est en bonne santé et que ce soit un caprice, qu’est-ce que je lui passerai ! » En fait, les parents auraient dû comprendre en recevant leur dernière lettre envoyée à Joseph portant la mention « Lettre retournée à l’envoyeur, le destinataire n’a pu être atteint ». La nouvelle officielle de la mort de Joseph leur parvient le 20 novembre, et il faut qu’ils la transmettent à leurs autres enfants.

            Annonces de mort

            La mention administrative froide « Retour à l’envoyeur » a provoqué dans beaucoup de familles une montée d’angoisse préparant une vague de chagrin. C’est le cas pour Madeleine Plantié, encouragée par son mari à écrire souvent et dont les dernières lettres reviennent. Le « destinataire » qui n’a pas pu être joint est mort. Émilien Rocacher qui souhaitait la « fine blessure » (lettre du 16 janvier 1915 à sa femme Marie) a été tué quelques jours après. Le livre composé avec la correspondance de Charles Gaillard contient aussi une lettre de sa mère, qui réagit à propos de « souvenirs » enlevés à des prisonniers allemands : « J’aimerais mieux que tu ne leur prennes pas leurs lettres privées, cela est d’ordre intime ; ces gens-là ont leurs affections comme nous avons les nôtres et, durant leur temps de captivité, ils seront réconfortés de relire leurs lettres comme tu le serais dans le même cas. Ce n’est pas une vaine sensiblerie qui me fait parler ainsi, mais c’est le respect de la famille, des affections, qui subsistent au-delà des frontières. » Ces conseils maternels sont datés du 23 octobre 1915 ; Charles ne les a pas reçus. Il a été tué dans la nuit du 24 au 25 au ravin de La Courtine, secteur des Hurlus en Champagne. Il avait 18 ans.

            Paul Bascoul était à peine plus âgé, 22 ans, lorsqu’il fut tué, le 17 mars 1915 à Beauséjour. Ce sont quatre lettres de sa mère qui ont été retournées avec la formule fatale. Mais Paul avait prévenu sa famille dès la fin de novembre 1914 :« Je ne voudrais pas que vous ayez trop de foi en mon retour, Certes nous devons le souhaiter et pour ma part je le désire ardemment, mais ma chérie vous devez vous préparer à la pire fatalité. Si je ne reviens pas ma volonté est que vous ne fassiez pas rechercher mon corps comme j’ai vu certaines familles le faire, je voudrais que mon souvenir ne vous soit léger, agréable et non pas obsédant et triste. »

            Louis Chirossel écrit à sa femme, le 15 janvier 1915 : « J’ai reçu une lettre de Clément qui m’annonce que Mazet est disparu depuis le 25 décembre. Dans un cas pareil il faut prendre patience et attendre. Rien ne dit qu’il ne soit pas prisonnier. C’est ainsi que l’on porte disparus tous ceux dont on ne retrouve plus leur corps ; de notre attaque du 20, nous avons appris que le capitaine est prisonnier blessé, un lieutenant prisonnier sans blessure et déjà plusieurs soldats ont écrit ces jours-ci qu’ils étaient prisonniers. Quand d’autres qui sont restés avaient déjà annoncé leur mort, tu vois d’ici quelle bêtise l’on fait d’annoncer la mort de quelqu’un sans en être sûr. »

C’est ce qui est arrivé à la famille de Jules Laffitte. En décembre 1914, ce soldat ariégeois est gravement blessé près d’Ypres. Une balle lui a traversé la bouche d’une joue à l’autre. Il est ramassé par les Allemands qui avancent, et soigné à Tourcoing, puis à Lille. Un de ses camarades écrit qu’il l’a vu tomber, et la famille le croit mort. Elle reçoit des lettres de condoléances patriotiques : « Votre fils a eu la plus belle mort qu’un soldat puisse rêver : il est tombé mortellement frappé par une balle au front en combattant pour son pays. Puisse cette pensée adoucir votre peine. » Une autre, cependant, remarque que l’annonce n’est pas officielle : « Du courage, il n’est peut-être pas mort. » En effet, après plusieurs semaines, un avis de la Croix Rouge arrive, puis c’est une lettre de Jules lui-même. Il est prisonnier au camp de Göttingen. Un autre cas est celui de Lucien Lanois. Il reçoit le baptême du feu le 21 août 1914 et s’en tire « sans une écorchure », mais il est blessé au pied le 6 septembre ; la balle de shrapnel n’est extraite que le 20 octobre. Dans la deuxième quinzaine de novembre, sa famille reçoit des autorités militaires l’annonce de son décès. Heureusement, Lucien n’avait pas cessé d’écrire depuis l’hôpital de Moulins où il était soigné.

            Bien sûr, l’annonce du décès est le plus souvent réelle. Chefs et camarades, spontanément ou à la demande des familles, racontent les circonstances de la mort. Ainsi Isidore Pézière écrit à la veuve de Victorien Fournet : « Madame et chère amie, je m’empresse de vous rendre réponse à votre gentille lettre. Vous me demandez, chère amie, quelques petits renseignements de votre pauvre chagrin. Chère amie, je vous dirai qu’avec votre mari, pendant l’attaque, on avait dit, s’il nous arrivait un malheur, de prévenir nos épouses. Alors, malheureusement, il l’arrivait à lui. Aussitôt j’ai envoyé une lettre à M. Chatelan pour vous prévenir. Car, moi, madame, je n’osais pas vous le dire, car j’avais le cœur plein de larmes. » La publication de cette lettre dans un recueil de témoignages du département de la Drôme est accompagnée d’une photo représentant Fournet et Pézière, la main de Victorin sur l’épaule d’Isidore. Dans le livre tiré de sa thèse, Alexandre Lafon fait ainsi la synthèse de ce type de lettres : « La solennité du ton, l’emploi du mot « camarade » lissé dans ce type de courrier, disent surtout le souci des épistoliers de ménager la famille et de construire un récit positif capable d’être entendu. »

            Le 17 décembre 1914, le territorial Albert Cols reçoit l’annonce de la mort de son jeune frère Augustin, parti dans l’active avec le 15e régiment d’infanterie. Comment avertir une mère ? Voilà une dimension à prendre en compte si l’on veut écrire une véritable histoire de la guerre. Le cas de conscience se pose aussi à Alfred Roumiguières, sergent au 343e RI. Deux lettres se croisent. Celle du 13 juillet 1915 par laquelle Alfred annonce à sa femme Rosa : « Hier, je t’ai dit que mon frère avait été grièvement blessé. Aujourd’hui, il ne me reste plus qu’à te dire toute la vérité : mon frère est mort. » Celle du 17 juillet, de Rosa (née Astruc) : « J’attendais avec impatience des nouvelles d’Irénée et je n’ai pas vu le facteur. Je ne sais plus que penser, je fais hypothèse sur hypothèse et j’arrive toujours au même point. Qui sait ? et j’ai peur de savoir. Et dire qu’on ne peut rien faire, qu’il faut rester là à attendre. » Le 18, Rosa a reçu la mauvaise nouvelle et elle se préoccupe de savoir comment « adoucir le malheur » de la mère d’Irénée et son angoisse car son deuxième fils est lui aussi exposé aux dangers du front.

            Le caporal Georges Creugnet est l’auteur de lettres adressées à Émile Fangeaud d’Oran à propos de la mort de son frère François, soldat de son escouade. Ces six lettres, du 9 janvier au 4 février 1915, sont un bon exemple de la façon d’annoncer une mort avec des ménagements. Ainsi, le 9 janvier, dit-il que François a été blessé et qu’il ira le voir à Soissons où il a été évacué. Le 12 janvier, il écrit qu’il vient d’aller voir François et que sa blessure « est affreuse ». Le lendemain, le blessé serait à la dernière extrémité, mais il reste encore un espoir. Les autres lettres reconnaissent finalement que François a été tué dans l’attaque du 8 janvier. Le 4 février, Creugnet ajoute à l’intention du jeune frère Fangeaud qui pourrait être tenté de s’engager : « Ne fais pas l’imbécilité de venir. » Il s’agit là d’une autre catégorie de lettres dont il faut parler.

            Lettres invitant à ne pas s’engager

            Le cas de Charles Gaillard est sans doute le plus remarquable dans ce domaine puisque lui-même s’est engagé à 17 ans dans l’infanterie. Arrivé sur le front en décembre 1914, il a vite fait de comprendre et il s’écrie « Vivement la fin ! » dans des lettres à ses parents datées du 4 février et du 11 mars 1915. En octobre, apprenant que son frère voudrait le rejoindre, il écrit à sa mère : « Surtout ne le laisse pas s’engager. » Quelques jours après cette lettre, Charles Gaillard est tué.

            Plus tôt, dès la fin d’août 1914, l’artilleur René Lavaissière de Lavergne, apprenant que son jeune neveu a l’intention de s’engager, « griffonne un mot » à sa famille : « Que Georges reste tranquille. Il ne peut pas et vous ne pouvez pas savoir ce que c’est. »

            La lettre du 7 juin 1916 d’Aimé Vigne du 52e RI à son jeune frère Gustave est longue et détaillée, parfois véhémente. Elle est reproduite dans le recueil départemental de la Drôme déjà cité. J’en donne quelques extraits : « Cher Gustave, je reçois aujourd’hui ta carte-lettre du 2 juin. Mais… dis donc ! Est-ce que tu deviendrais un peu fou ! T’engager… pauvre gosse, va ! Tu vas m’écouter… Hein ! C’est entendu… […] À l’heure actuelle, moi, ton frère aîné, je te refuse mon consentement… Je n’ai aucun pouvoir sur toi. Mais à toi de juger. Je prie mon cher papa de te refuser le sien. […] ». Aimé Vigne a été tué en août de la même année.

            Pour Roger Delteil, fils de pasteur protestant, les horreurs de la guerre sont « indignes d’une civilisation soi-disant chrétienne de nom ». Il souhaite que son jeune frère ne vienne pas les connaître. Par contre, que « les glorificateurs de la guerre comme école de courage » viennent passer ne serait-ce qu’une heure sous le bombardement.

            Beaucoup d’autres donnent des conseils à leurs frères ou cousins pour se faire réformer. Delphin Quey conseille à son cadet de se faire porter malade, de dire « que tout les jours sa te prend des tournements de tête et qu’à ses moments tu voie tout trouble », puis de faire « le fou par moment devant les autres devant tes chefs surtout ». Pour conclure : « Enfin continu à suivre mes conseils et tu irras faire les foins avec papa cet été. » Malade, Dieudonné Boyer reçoit d’un ami ce conseil laconique : « Tâche de te cramponner à l’hôpital tant que tu pourras car ça chie par là-haut. »

            Certains, anticipant sur la prochaine guerre, expriment leur satisfaction de n’avoir comme enfants que des filles. Henri Taurisson, du 7e RI, écrit le 2 janvier 1915 : « Heureuses les familles qui sont comme nous qui n’avons que des filles car j’aurais un gosse, je l’étoufferais aussitôt au monde. » Une formulation sans doute exagérée, mais significative. S’adressant à sa « chère Eugénie », Louis Chirossel est plus nuancé, mais c’est dès le 11 décembre 1914 qu’il écrit : « Cela ne veut pas durer éternellement, car les gouvernements doivent tous se ruiner. Mais à voir ce que je vois, je suis heureux d’avoir une fille et de savoir qu’elle ne courra pas pareilles souffrances, quoique je reconnais que cela a des répercussions sur tous les sexes. »

            Le 15 février 1916, Bertrand Vonet félicite sa sœur : « J’ai reçu une lettre de papa hier en m’apprenant que j’avais une petite nièce de plus. Heureusement que c’est une fille, au moins comme ça on ne pourra pas l’envoyer à la boucherie quand elle aura 20 ans. » Plus tard (30 juin 1917), il va plus loin : « Je suis en train de lire les petits bouquins néomalthusiens. C’est très intéressant et surtout bon à lire. Le lieutenant [dont il est l’ordonnance] veut les lire lui aussi, mais autant que possible il me dit de ne pas les laisser trainer. Lui s’en fiche mais comme il vient souvent des officiers supérieurs c’est pas la peine qu’ils nous jugent mal car dans ce métier c’est malheureux mais il faut faire celui qui ne comprend pas. Pendant que l’on s’en tire assez bien tous les deux, faut pas faire les cons. »

            C’est un fils qu’a Léopold Noé. Dans son carnet, le 29 septembre 1915, il s’adresse à lui : « La guerre que nous faisons ne peut se décrire comme souffrances. J’ai un fils et lui dis d’ici en ce jour que, quand il sera en âge d’y aller, s’il voit qu’une autre guerre va éclater, qu’il vende tout ce qu’il a, s’il le peut, et de s’en aller dans un pays neutre, afin d’éviter tant de souffrances et d’horreurs, pour mourir aujourd’hui ou demain. »

Ouvrages utilisés :

– Rémy Cazals, Lettres de réfugiées. Le réseau de Borieblanque. Des étrangères dans la France de Vichy, Paris, Tallandier, 2003.

– Pierre Fiala, « Topographies des plans énonciatifs dans des réseaux épistolaires », dans SEMEN (Presses Universitaires de Franche Comté), n° 20, 2005.

Sources :

– Dans 500 témoins, notices Puech-Milhau, Brusson, Papillon, Rocacher, Gaillard, Chirossel, Fournet, Roumiguières, Lavaissière, Vigne, Quey, Taurisson, Vonet, Noé.

– Sur le site du CRID, notices Bernard, Plantié, Bascoul, Laffitte, Lanois, Cols, Astruc, Fangeaud, Delteil, Boyer.

6. L’autocensure pour rassurer  

Voici Victorin Bès du 161e RI. Il a 20 ans en 1915. Il écrit régulièrement à ses parents à Castres (Tarn) ; il tient également un carnet de route dans lequel il prend des notes même pendant le temps de ses permissions (ce qui est assez rare). Sa correspondance est perdue mais le carnet est conservé par ses descendants. En permission en janvier 1916, il arrive par surprise au moment du repas familial du soir. Il fait nuit. Intense émotion. Son père lui dit de se mettre à table. Non, il faut d’abord se débarrasser des poux, se laver avec énergie, apporter les vêtements au fond du jardin pour qu’ils soient mis à bouillir le lendemain. Ceci fait, Victorin poursuit : « Je remets mes habits civils avec un bien-être inconnu de ceux qui n’ont pas vécu notre vie de misère, et nous nous mettons enfin à table. Et nous parlons, et je parle intarissablement, racontant maintenant d’une façon décousue mais abondante toute ma vie lamentable du front. Plus de réserve comme dans les lettres. »

            Plus de réserve comme dans les lettres ! Cette « réserve » avait-elle pour but d’éviter la censure militaire ou de rassurer sa famille sur la situation du poilu ? Dans le cas de Victorin, on peut hésiter ; on peut aussi penser que les deux motifs coïncidaient. Dans l’ensemble des témoignages connus, les preuves d’une volonté consciente de ne pas augmenter l’angoisse des proches sont largement présentes.

            Quand on possède correspondance et carnet personnel, la comparaison des deux textes à même date est éclairante. Jean Norton Cru l’a vu chez Paul Cazin. C’est aussi le cas d’Eugène Bayle du 255e RI : l’autocensure dans ses lettres élimine ce qui pourrait susciter l’appréhension ; le carnet fait office d’exutoire. Dans 500 témoins de la Grande Guerre, Alexandre Lafon écrit, à propos du territorial Auguste Collomp : « Si l’autocensure est lisible dans chaque lettre, le carnet personnel mis en parallèle révèle les non-dits : la pluie, le froid, les alertes, les bombardements qui tuent régulièrement, les blessés en continu. Et ce n’est que dans les lettres écrites plus tard, au repos, qu’il dévoile à son épouse les dangers qu’il a pu traverser. »

            Le 10 décembre 1914, Léonce Duc, du village de Sauzet dans la Drôme, décrit le séjour dans les tranchées à son beau-frère Victorin Fournet et ajoute : « Tâche de ne pas l’écrire à Sauzet : ils s’en feraient trop du mauvais sang. Il vaut mieux que tu gardes tout pour toi. Je suis en train d’écrire une carte à Yvonne. Mais je lui parle de rien de la guerre. » Le carnet du territorial vosgien Georges Curien porte cette phrase : « J’en profite pour écrire à mes chéries, mais je suis obligé de leur mentir car, si elles savaient, quels tourments ! » Dans les lettres de René Andrieu, le danger menace le plus souvent à droite ou à gauche des positions de son 9e RI qui, lui, se trouverait en secteur calme. Aux Éparges au printemps de 1915, dans la division de Genevoix, Léo Latil parle à ses parents de la nature, et dans son carnet il décrit les horreurs du secteur. Le territorial savoyard Maurice Marchand fait part à son ami Alexandre Quey (le père de Delphin déjà cité) de la trépanation qu’il vient de subir : « On m’a opéré samedi 15 avril [1916], on m’a ouvert la boite du crâne, il y avait encore trois petits éclats et des fraguements d’os ; paraît-il qu’il était temps de les enlever ; sa allait sous peu devenir très dangereux. […] Pour le moment j’espère faire un petit sommeil on vient de m’introduire une mèche à chaque pansement c’est un morceau de toile bourré dans le crâne mais cette dernière il faut pas que chez moi sa se sache. » Le territorial breton Armand Fontaine écrit dans son carnet, le 7 novembre 1914 : « Pauvre Henriette, pauvres enfants. Heureusement que vous ne me savez pas là. »

            « J’écris à ma sœur », note Gabriel Chevallier dans son livre de témoignage intitulé La Peur, paru en 1930, quatre ans avant Clochemerle qui allait le rendre célèbre : « Il n’y a rien de vrai là-dedans, de profondément vrai. C’est le côté extérieur, pittoresque de la guerre que je décris, une guerre d’amateurs à laquelle je ne serais pas mêlé. Pourquoi ce ton de dilettante, cette fausse assurance qui est à l’opposé de nos vraies pensées ? Parce qu’ils ne peuvent pas comprendre. Nous rédigeons pour l’arrière une correspondance pleine de mensonges convenus, de mensonges qui « font bien ». Nous leur racontons leur guerre, celle qui leur donnera satisfaction, et nous gardons la nôtre secrète. Nous savons que nos lettres sont destinées à être lues au café, entre pères, qui se disent : « Nos sacrés bougres ne s’en font pas ! – Bah ! ils ont la meilleure part. Si nous avions leur âge… » À toutes les concessions que nous avons déjà consenties à la guerre, nous ajoutons celle de notre sincérité. » Apportant des lettres de poilus au vaguemestre du secteur, Pierre Paraf fait allusion à leur « suprême noblesse de mentir ». Jean Valmy-Baysse parle aussi de « mots magnifiques et menteurs ». Jean Norton Cru dit de Robert Desaubliaux, du 129e RI du Havre, que, s’il était mort et qu’on n’ait publié que sa correspondance, sa pensée vraie nous échapperait. Dorgelès ment à sa mère. Le pilote italien Francesco Baracca décrit les beautés vues du ciel mais applique l’autocensure aux situations les plus périlleuses pour ne pas augmenter l’appréhension maternelle.

            Le caporal François Vacquié vient de recevoir un mandat de dix francs de son patron Antonin Brusson et le remercie : « Mon cher patron, hier 27 [décembre 1914] j’ai reçu de M. de Saint-Victor dix francs venant de votre part. Je vous dirai, Monsieur Antonin, que vous m’avez réellement rendu service. Car, croyez-le bien, nous sommes dans une mauvaise situation en ce moment. Car nous sommes dans les tranchées en avant-postes, tranchées qui contiennent trente centimètres d’eau, et en même temps nous avons même quelques prises avec les Allemands. Pourrai-je dire, cher patron, la fin de ce supplice ? Non, je ne puis, malheureusement. Je préfèrerais être ou du moins revenir bientôt à votre service. Mais en ce moment nous sommes ici pour faire chacun notre devoir. Mais avec beaucoup de souffrances. Car nous avons continuellement des journées complètement entières de pluie, et depuis cinq mois nous n’avons pas encore quitté les pantalons, et depuis quinze jours nous n’avons pas encore quitté les chaussures. Mon cher patron, je vous remercie beaucoup d’avoir eu un peu d’attention pour moi car j’en avais bien besoin. Mais ne faites jamais savoir à ma femme que je suis ici dans un si mauvais état. »

            Dans son journal, René Clergeau du 206e RI note sa volonté de mentir dans ses lettres pour ne pas alarmer sa femme. Le 13 mars 1915, toujours souffrant d’une mystérieuse épidémie, Bertrand Vonet écrit à sa sœur et à son beau-frère : « Ce n’est pas le filon d’être malade en ce moment, surtout à La Courtine. Tout ce que je vous dis là n’en parlez pas chez nous, car je leur ai écrit en sortant de l’hôpital que j’étais tout à fait bien portant. On devait partir du camp jeudi dernier, c’était sûr, et puis avec cette sale épidémie on va encore rester jusqu’à nouvel ordre. Le camp est consigné, aussi à cause de ça personne ne peut sortir du tout. »

            Jean Bouteille, du 407e RI, essaie, quand il le peut, de cacher la réalité à Jeanne, sa femme, lorsqu’il stationne dans des secteurs dangereux. Lors de l’offensive de la fin septembre 1915 en Artois où le 407 va donner, il a écrit ce qui l’attend à ses beaux-parents (25 septembre) : « Les cœurs sont gros car l’heure grave est arrivée nous allons entreprendre une besogne bien dure surtout sanglante. Enfin il n’y a rien à faire il faut y aller de bon cœur. […] ne parlez pas à Jeanne de rien. » Jean est tué le 28 septembre et Jeanne continue de lui écrire jusqu’à ce qu’elle apprenne la funeste nouvelle, probablement le 10 octobre. Quelque temps auparavant, le soldat avait écrit cette phrase : « Au lieu de devenir brutal ici on prend toujours plus la guerre en horreur. »

            L’artilleur Marc Valette entretient une correspondance suivie avec sa « petite mère ». Il décrit son parcours avec minutie, mais il cache sa participation à la bataille de Verdun, n’y faisant allusion qu’après sa sortie de la fournaise. Le 27 août 1918, Élie Barthaburu écrit à son frère qu’il ne reprendra contact avec ses parents qu’après « le coup de tampon ». Dans l’ensemble de sa correspondance, ce soldat basque minimise le danger et cache la dureté de la guerre sous un humour de connivence qui rappelle les lettres de Dorgelès à sa mère.

            De Verdun, le 31 janvier 1917, Jean Norton Cru, auteur de Témoins et témoin lui-même, envoie une lettre à sa sœur Alice, lui annonçant qu’après deux ans et demi dans la « vie si dure » du front, il vient d’être nommé interprète auprès de l’armée britannique, poste qu’il devra rejoindre après une permission. « L’épreuve a assez duré, écrit-il, elle est finie. » Il ajoute : « Songe, Alice, comment concevoir tant de bonheur à la fois. J’en suis tout étourdi. C’est à toi, la première, à qui j’annonce cette grande joie, à toi qui as tant fait pour moi dans les moments graves, toi ma seconde Maman, toi que j’ai choisie comme la seule personne à qui j’oserais confier mes dangers, mes angoisses. […] Pardonne-moi, Grande Sœur, de t’avoir fait souffrir, de t’avoir angoissée pour que quelqu’un au moins sût que je risquais la mort ; pour que quelqu’un pût expliquer aux autres. »

            Une situation proche est décrite par Émilie Carles : son frère Joseph lui fait des confidences qu’il cache à son père. Elle raconte qu’au début elle était peu consciente des réalités de la guerre, influencée par les sermons du curé : « À l’entendre, la France était l’enfant chérie de Dieu tandis que l’Allemagne n’était que la terre du diable. Le poilu n’avait pas de devoir plus sacré que d’étriper le boche venimeux. » C’est le témoignage de son frère mobilisé qui lui ouvre les yeux, lors d’une permission. Il lui décrit, en cachette du père, son refus de la guerre voulue par les capitalistes qui font des fortunes, par les chefs qui prennent du galon. Il déclare que les Allemands « sont comme nous ». Il explique à sa sœur que la guerre n’est pas ce qui en est dit, « c’est quelque chose de monstrueux, je suis contre, mille fois contre. Parce que tu es jeune, tu veux devenir institutrice, tu dois savoir la vérité. »

            Mensonges et silences peuvent avoir des conséquences à déplorer. Ainsi, le 16 octobre 1915, Léon Plantié doit écrire à son épouse Madeleine : « C’est encore une bêtise de tenir ses familles dans l’ignorance de ce que nous faisons. Et voilà pourquoi, ayant tous le même principe de cacher un peu la vérité pour ne pas vous faire inquiéter, on a tenu le public, et le 130 chez nous passe pour avoir rien fait. »

            Mais…

            Mais il arrive que l’autocensure ne soit pas respectée, soit volontairement, soit parce que le soldat finit par craquer. Dans les lettres d’Albert Viard, l’autocensure se fissure dès 1915. Le 3 février de cette même année, Louis Chirossel écrit à sa femme Eugénie une lettre non conforme aux précédentes, contenant les mots et expressions : « monstrueuse guerre », « ruine pécuniaire, morale et physique », « canonnade incessante », « de partout ça crache ». Surtout le cafard vient de l’incertitude : « Ce qui m’étonne c’est de voir durer si longtemps pareille abomination  que la guerre, car à qui peut plaire pareille brutalité ? » Le lendemain, Louis s’excuse : « Hier, j’étais un peu fatigué par toute cette canonnade, c’est ce qui fait que je t’ai écrit cette lettre un peu brutale sur les faits actuels. Ne t’alarme pas pour ça, tant qu’on est bien portant, ça va encore. » On pourrait citer bien d’autres cas semblables.

            Les lettres à ses parents du chasseur alpin (né dans le Tarn) Charles Auque ne faisaient pas totalement silence sur les combats, les souffrances du front, les privilèges des officiers, la méconnaissance des réalités à l’arrière y compris dans sa propre famille. Mais c’est le 9 juillet 1917 qu’il s’emporte contre sa sœur qui lui a écrit des phrases conformistes sur les héros tombés au champ d’honneur. On croirait l’entendre : « Ah cette phrase je la retiens. J’étais à table quand je reçois la lettre. Instinctivement je donne un coup de poing sur la table en lisant cette phrase. Non, c’est pas à moi qu’il faut envoyer ces boniments ! Comprends-tu, j’ai trop marre de la guerre pour avoir la force d’entendre dire : « ah nos héros morts au champ d’honneur ». Au champ d’honneur, parle ainsi, oui. Si jamais c’est ainsi ma destinée, eh bien tu diras « Encore un héros », oui mais j’aurai ma peau et mes os dans la terre. » Une même situation se trouve dans l’édition des lettres du chasseur à pied Delphin Quey. À sa sœur qui lui a demandé l’envoi du texte d’une chanson patriotique, il répond vertement, le 24 mars 1917 : « Des chansons militaires, le moral n’est pas assez haut pour te faire ce plaisir. Je t’enverrais des autres, mais celle-là je n’ai jamais ouvert la bouche pour apprendre l’air. Le patriotisme j’en ai sous les talons de mes souliers, il n’y a qu’une chose que je demande, c’est la même que vous, la fin de toutes ces misères. Après cela on verra bien si on apprend des chansons. »

            André Tanquerel pouvait exprimer plus fortement son désespoir puisque les lettres de lui qui ont été conservées et publiées n’avaient pas sa famille pour destinataire mais sa marraine de guerre. Vincent Suard qui les a étudiées remarque cette « liberté du ton, originale parmi les correspondances de poilus, c’est-à-dire dans l’absence de l’autocensure habituelle pour ce type de courrier ».Tanquerel s’indigne contre les responsables de la guerre et les profiteurs, la conduite des opérations, les embusqués, l’horreur des combats. En Artois en septembre 1915 : « Et ceux qui écrivent chez eux des lettres épatantes, sont de sinistres farceurs ou des vantards. Il n’y a pas de nature humaine qui puisse résister au spectacle d’une telle boucherie. » Le 30 septembre : « Je me demande quel crime nous avons commis pour être si cruellement punis. » Il brave la censure avec des propos que celle-ci qualifierait de défaitistes (29 novembre 1915) : « On préfère attendre une victoire problématique et sacrifier encore des milliers d’existences, bêtement, pour quelques bandits assoiffés d’or ! Ah ! Je vous supplie de ne plus me parler de Patrie, non, jamais. » André Tanquerel a été tué dans la Somme le 7 novembre 1916.

            C’est bien à ses propres parents que s’adressait Maurice Pensuet dans son courrier publié par Antoine Prost, et il ne pratiquait guère l’autocensure. Il parlait de l’enfer, il critiquait le communiqué, les chefs, le bourrage de crâne, les profiteurs et les embusqués, les beaux aviateurs, le Pape et même Dieu, ce qui lui valut une réprimande. Il y répondit, le 10 janvier 1917 : « Je suis désolé de vous avoir causé de la peine et je te jure que dorénavant je ne vous écrirai que de bonnes choses. Je croyais pouvoir vous dire sans crainte toute la répulsion que me produit cette guerre sans merci. Je suis démoralisé c’est vrai, mais je suis certain que le grand amour que j’ai pour vous, mes très chers, m’aurait arrêté au moment de faire mal. J’ai pleuré mon cher papa lorsque j’ai vu que je faisais du mal à ma petite maman si bonne. Je ne suis plus un gosse et j’aurais dû trouver en moi la force de vous cacher ce qui me passe par la tête. » Mais ça ne s’arrange pas. À la veille de l’offensive Nivelle, le 25 mars 1917, il termine encore sa lettre par : « On va les avoir, parait-il ! Maman me parait pleine d’espoir. Moi je m’attends à une superbe piquette et vous embrasse de tout mon cœur. » Son aveu du 2 avril n’a pas dû bien passer : « Vivement un petit secteur à l’hôpital car pour ces coups-là je ne m’en ressens plus, mais plus du tout. Oh ! si seulement je pouvais avoir une guibole en moins. » Après l’échec du Chemin des Dames, le 22 avril, Maurice constate : « Je crois de plus en plus que nous sommes tombés sur un formidable bec de gaz. […] On y a fait tuer des héros sans résultat. Je vous donnerai un jour je l’espère des détails de vive-voix. On se f… de vous, de nous, de vous ! jusqu’à la gauche ! » Il continue sur le même ton et avoue, le 2 septembre de cette même année 1917 : « Je ne dis plus rien, une croix sur la bouche et je la ferme. Je vous promets de ne plus l’ouvrir, ce sera dur car cela me soulageait rudement d’épancher mon trop-plein de ma bile, mais je promets et je tiendrai. »

            Dans sa lettre du 18 juillet 1917, Maurice Pensuet déversait en effet toutes ses critiques virulentes et terminait en les adressant aux « indiscrets qui décachètent la correspondance des poilus ». Entre 1914 et 1918, la censure officielle, omniprésente, concernait aussi le courrier des poilus et ceux-ci souhaitaient ne pas en être les victimes.

Sources :

– Dans Témoins, notices Cazin, Latil, Paraf, Valmy-Baysse, Desaubliaux.

– Dans 500 témoins, notices Bès, Bayle, Collomp, Fournet, Curien, Andrieu, Marchand, Fontaine, Chevallier, Dorgelès, Brusson, Clergeau, Vonet, Valette, Cru, Viard, Chirossel, Auque, Quey, Pensuet.

– Sur le site du CRID, notices Baracca, Bouteille, Barthaburu, Carles, Plantié, Tanquerel.

7. L’autocensure pour éviter la censure

  On évoquera d’abord la censure exercée dans les camps sur le courrier des prisonniers de guerre. Le Français André Charpin en Saxe, l’Allemand Hans Rodewald à l’île d’Oléron, et tant d’autres y ont été soumis. On examinera plus loin la question des carnets personnels que les PG cherchaient à cacher lors des fouilles.

            La censure concerne également la correspondance des soldats au combat. Il est évident que les censeurs n’ont pu contrôler toutes les lettres échangées, par millions et même par milliards. Dans un article de 1968, Jean-Noël Jeanneney estimait qu’on avait pu contrôler entre une lettre sur 40 et une sur 80. Une seule des 463 lettres de Jules Puech à sa femme a été ouverte par la censure : cette statistique est fiable car Marie-Louise a conservé les enveloppes. Surtout on peut dire que la censure a joué du fait même de son existence. Les soldats en ont conscience. Ils savent qu’il est interdit de dire où on se trouve (motif officiel : de crainte que les espions ennemis ne réussissent à percer les plans militaires les mieux préparés, en recoupant les informations contenues dans les lettres) et qu’il vaut mieux ne pas exprimer de critiques envers les autorités ou raconter des épisodes tels que mutineries et fraternisations. Le 15 mars 1915, Léon Plantié écrit à Madeleine : « Je t’avais promis la vérité et je te l’ai toujours dite, dans la mesure du possible bien entendu, car si nous disions trop de choses, surtout sur les opérations, et que nos lettres soient ouvertes nous serions sérieusement punis, des exemples nous ont été donnés il n’y a pas encore longtemps. » Le 7 mars 1916, Jules Puech écrit à Marie-Louise : « Nous avons, comme tu le sais, de sévères instructions pour ne pas commettre d’indiscrétion dans nos lettres, et cela me paralyse un peu parce que je voudrais te parler de ce qu’on dit, de ce qu’on fait, etc. » Les censeurs eux-mêmes le reconnaissent comme on peut le constater en lisant leurs rapports. Ainsi, à titre d’exemple, celui du 28 mai 1917 pour la VIIe armée : « Une fausse interprétation qu’il se fait sur la censure fait croire au troupier que sa correspondance est purement et simplement supprimée lorsqu’il s’écarte un tant soit peu de la ligne, surtout quand il croit exprimer ce qu’il appelle des vérités. Cela explique fatalement le vide constaté dans la majeure partie des lettres et le peu de renseignements que la commission de contrôle est à même de fournir. » Ce texte est extrait d’un ouvrage collectif sur les fraternisations qui cite aussi des pourcentages de ce type établis par les censeurs : lettres exprimant un bon moral 6 % ; lettres exprimant un mauvais esprit 4 % ; sans intérêt 90 %. Plusieurs rapports de censeurs se répètent : « La crainte de la censure, nettement exprimée dans les lettres du front, continue à rendre les correspondances discrètes » (juillet 1916) ou « la crainte du censeur unifie le ton » (mars 1917) (deux citations prises en exemples dans la liasse 16N 1405 au Service historique de la Défense. Un bel article d’André Loez montre également les limites de la source du contrôle postal pour connaitre les vrais sentiments des poilus. Une source ne peut livrer des informations fiables que si on tient compte des conditions de son élaboration.

            Dans les lettres adressées à sa famille, Joseph Barjavel écrit qu’il aurait bien des choses à dire, mais qu’il ne les exprimera que de vive-voix. Il est tué le 15 juin 1915 avant d’avoir pu bénéficier d’une permission. Maurice Armengaud a survécu et a pu tenir sa promesse du 19 juin 1915 : « Plus tard, si j’ai le bonheur de m’en revenir comme j’espère, personne ne m’empêchera de dire ce qu’il en est, et je n’aurai pas peur qu’on se garde les correspondances, le disant de vive-voix. » Promesse réitérée le 11 mars 1916 : « Quand j’irai en permission je te raconterai tout ; pour le moment il faut que je m’abstienne car nos lettres seront visitées et ne pourraient te parvenir. » Albert Marquand tient compte de la censure pour ne pas parler des mutineries qui ont affecté gravement la 43e division d’infanterie à laquelle il appartient. Dans sa lettre à ses parents du 11 juin 1917, il risque seulement une allusion : « Je ne veux pas vous parler de l’agitation morale de certains corps. Ce n’est malheureusement que trop vrai ! Enfin… censure et Espoir. Je crois fermement que d’ici peu se produira un changement profond. » Même le médecin Emmanuel Morisse craint la censure parce qu’elle pourrait retarder ou confisquer le courrier. Dès le 29 septembre 1914, sa femme est informée : « J’ai peur, en te disant trop de choses, que ma lettre soit interceptée. J’espère, néanmoins qu’elle ne le sera pas, car je ne dévoile rien de bien grave. Plus tard, lorsque la guerre sera terminée, oh ! alors je pourrai tout te dire. » Les archives militaires du contrôle postal fournissent plusieurs exemples de ces situations, par exemple à propos des fraternisations : « Je vous conterai cela plus tard. »

            Toujours à propos des fraternisations, la lettre du 19 juin 1915 de Paul Mascaras à ses parents est tout à fait curieuse. Deux des quatre pages sont barbouillées de noir, comme si la censure avait sévi, et c’est la première idée qui vient à l’esprit. Par transparence, on arrive à lire le récit de conversations et d’échanges avec les Allemands. Donc un sujet hautement censurable ! Mais c’est le soldat lui-même qui a caviardé son texte. Il a imaginé ce subterfuge maladroit pour échapper au contrôle. En effet, à la fin de sa lettre, il demande naïvement à ses parents : « Avez-vous bien lu ? » Ainsi la lettre est un témoignage sur la crainte d’être censuré et non sur l’action de la censure.

            Cependant, on ne peut pas toujours se contrôler ou se retenir, surtout quand des excès d’autoritarisme affectent le combattant. Blessé, hospitalisé à Marseille, le Lotois Henri Taurisson n’hésite pas dans ses lettres à traiter de « vache » et de « cochon » un colonel inspecteur, et de « saloperie » une « bonne » sœur sévère et injuste. Souhaitait-il être entendu pour faire changer les choses ? On ne sait. L’Ariégeois Maurice Armengaud s’est plaint lui aussi des sœurs d’un hôpital au Mans (9 mars 1918) : « Ici il fait beau et suis toujours dedans pas moyen de sortir en ville pour aller m’acheter les souliers. Ces sacrés sœurs nous ont enlevé nos effets exprès ; l’on est soignés par elles et t’assure qu’elles sont bougrement ronchons. » Auparavant (lettre du 17 mai 1917), Maurice s’était adressé directement aux censeurs, vraisemblablement après qu’ils aient ouvert une de ses lettres : « Je suis très content que ces messieurs de la censure fassent les curieux et pour ça ils n’en auront pas davantage dans leurs poches. Tu n’as pas à rougir de tout ce que je te dis, devant personne, quand même ce serait les personnes qui ont lu ma lettre ; ça ne les regarde nullement et tout ce que j’ai à dire d’eux c’est qu’ils sont tous une bande de grands cons et que je les emmerde. » De son côté, le Savoyard Delphin Quey écrit à ses parents, le 29 février 1916 dans une orthographe respectée ici : « On nous mêneras ou ils voudrons ; puis qu’il nous supprime une douce permission entendu de si longtemps et maintenant sans motif ce la voir suprimé je ne sais pas pour combien de temps. Je serais bien comptant que la lettre souvre en chemin il saurait au moins se que la France est juste pour ses permission. Après tout il y à 8 mois que je suis au front est quil y en a qui ont pas plus de front que moi ses [c’est] malheureux. » Dans son article sur le contrôle postal, Jean-Noël Jeanneney avait déjà exposé de tels cas de figure.

Ouvrages cités :

– Jean-Noël Jeanneney, « Les archives des commissions de contrôle postal aux armées (1916-1918), une source précieuse pour l’histoire contemporaine de l’opinion et des mentalités », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1968, p. 209-233.

– Marc Ferro, Malcolm Brown, Rémy Cazals & Olaf Mueller, Frères de tranchées, Paris, Perrin, 2005.

– André Loez, « Pour en finir avec le « moral » des combattants », dans Combats, Hommage à Jules Maurin, Paris, Michel Houdiard éditeur, p. 106-119.

Sources :

– Dans 500 témoins, notices Charpin, Puech, Marquand, Morisse, Mascaras, Taurisson, Quey.

– Sur le site du CRID, notices Rodewald, Plantié, Barjavel, Armengaud.

8. Comment contourner la censure ?

            L’autocensure est donc un moyen d’éviter la censure. Elle n’est pas toujours pratiquée et les censeurs n’ont pas pu tout contrôler. Beaucoup d’informations interdites ou contestataires ont passé à travers les mailles. On peut aussi les transmettre en utilisant des moyens volontairement détournés. Jules Puech, déjà plusieurs fois évoqué, les a tous employés dans ses lettres à Marie-Louise. Nous savons qu’il s’agit d’un couple d’intellectuels et que Marie-Louise conservait les enveloppes de toutes les lettres.

            Jules Puech a d’abord contourné les équipes de censeurs militaires en envoyant certaines lettres par la poste civile par l’intermédiaire de camarades partant en permission. Ainsi une lettre écrite près de Verdun le 24 novembre 1915 porte le cachet de la poste de Bollène (Vaucluse). Elle est timbrée puisqu’elle ne bénéficie pas de la franchise militaire. L’adresse de l’expéditeur est celle de la famille Puech à Castres (Tarn). Un peu plus tard (26 décembre), une autre lettre expédiée de la même manière contient des critiques sévères sur les conditions de vie des soldats, et des demandes précises d’améliorations à transmettre au ministère de la Guerre : « Voici ce que P. Barthe pense et dit à Gallieni : il faut qu’en descendant des tranchées les hommes aient une période de vrai repos ; on conçoit qu’il faille prendre de ces hommes-au-repos pour des travaux utiles, mais il ne faut pas que, sous prétexte d’obéir à un ordre de faire ces travaux, on fasse partir des hommes par des temps horribles pour ces travaux rendus précisément impossibles à cause du temps […]. »

            Dans la phrase ci-dessus, précaution supplémentaire, le soldat utilise un pseudonyme que sa femme pouvait décrypter : Barthe était le nom de la famille maternelle de Jules. Celui-ci emploie aussi parfois le pseudonyme de Jules Helle (pour Jules L. Puech) qu’il avait utilisé dans divers écrits avant la guerre. Mais passer par la poste civile ne peut marcher que ponctuellement. Il faut être capable de tromper la censure dans la correspondance quotidienne passant par la voie militaire.

            Le soldat Puech pratique fréquemment l’acrostiche pour dire où il se trouve ou pour annoncer une nouvelle grave. C’est un exercice quelquefois acrobatique car il s’agit de constituer un mot ou même une courte phrase en prenant la première lettre de chaque ligne d’un paragraphe. Pour annoncer que son régiment se trouve dans le secteur de Montzéville près de Verdun, il faut employer un mot dont la première lettre soit un Z. Il n’en trouve pas et il est obligé d’écrire « ze ne te dis pas »… À la veille de l’attaque allemande attendue sur Verdun, il monte plus facilement l’acrostiche « On évacue les villages ». Et : « Commandant 6e bataillon suicidé hier matin secret demandé ».

            Près de Verdun encore, écrire que l’on se trouve juste en face du gibet, cela désigne une colline portant le nom de Montfaucon. Lors de l’offensive de la Somme, Jules Puech signale qu’il est passé par des villages qui évoquent le héros d’Elseneur, la matière de la pantoufle de Cendrillon, le chien de Vitalis, du gazon tondu : Hamelet, Vaire, Cappy (Vitalis est un personnage du livre d’Hector Malot, Sans Famille), Herbécourt. S’il avait lu ces lettres, un censeur attentif aurait pu décrypter, et on a l’impression que l’amusement de Jules Puech l’a emporté sur la volonté de transgression.

            Par contre, quand il s’agit de critiquer Joffre ou Poincaré, le général en chef et le président de la République, mieux vaut avoir recours à des périphrases de connivence avec Marie-Louise mais hors de portée des censeurs. Ainsi Joffre n’est désigné que par « le compatriote de Drevet », celui-ci, ami des Puech, étant comme le général originaire des Pyrénées-Orientales. Poincaré est « le compatriote de Cim », un ami de Bar-sur-Aube, pays du président. Un autre ami des Puech, Alexis François, vivait en Suisse. Écrire que des soldats d’un régiment cantonné près de la frontière « sont allés chez Alexis François » signifie qu’ils ont déserté.

            Les lettres ainsi codées de Jules Puech ont fait partie de l’exposition Cacher, coder, 4000 ans d’écritures secrètes, au musée Champollion de Figeac en 2015.

            Je ne connais pas d’autre cas aussi intéressant et « complet ». Mais le recours à la poste civile par les permissionnaires est bien attesté. Jean Hustach a voulu envoyer à sa famille les feuillets détachés d’un carnet et des feuilles volantes. Le 1er juillet 1916, il note : « Mon journal est parti, je suis bien content, j’ai joué un bon tour à la censure en le faisant partir par un permissionnaire. » Le cas le plus remarquable est celui de Frantz De Witte. Il a décidé de déserter et il organise l’opération dans le moindre détail dans une lettre à sa femme, envoyée évidemment par la poste civile le 20 décembre 1916 : qu’elle vende toute la marchandise qu’elle a en magasin, même à perte, pour accumuler du numéraire ; qu’elle lui fasse confectionner des vêtements civils ; qu’elle loue sous son nom de jeune fille une maison dans une ville loin de Paris…Frantz profite d’une permission pour mettre son plan à exécution ; sa fiche matricule porte la trace de sa désertion ; il finit par se rendre aux autorités en septembre et il doit rejoindre un régiment actif.

            Très nombreux sont les soldats à avoir convenu d’un code pour faire connaitre leur secteur, par exemple en soulignant certaines lettres ou en les marquant d’un point : en les rassemblant, on pouvait former un mot, par exemple Verdun. C’est un système proche de l’acrostiche. Raymond Garnung a mis en place avec sa famille son système de codage juste avant de s’engager dans l’artillerie en juillet 1915 à l’âge de 18 ans.

            Quant à Étienne Tanty, un intellectuel au 129e RI du Havre, il est vite écœuré par ce qu’il voit et subit. Dans les lettres adressées à son père, plusieurs phrases codées évoquent son regret de ne pas s’être fait prendre comme prisonnier dès le début de la guerre. Pour cela, il transcrit parfois la phrase française avec des caractères grecs. Même méthode pour écrire « Le lieutenant nous a lu ce matin une proclamation du général Joffre annonçant la reprise de l’offensive » (22 décembre 1914), et « Nous sommes devant Neuville-Saint-Vaast » (26 mai 1915). Mais Étienne n’hésite pas à écrire très souvent en clair des choses fortement censurables dont je ne présente qu’un nombre infime : « Tout le monde en a plein le dos de la guerre » (29 janvier 1915) ; Poincaré, Viviani et les « sacripants du gouvernement » sont des « animaux malfaisants » (16 avril) ; « j’en ai soupé, de la patrie » (27 avril) ; « nous souffrons pour les intérêts d’une bande de jouisseurs » (22 juin) ; le 3 juillet, il souhaite même que le palais de l’Élysée soit bombardé.

            Le 5 juillet 1915, la lettre d’Étienne Tanty – un intellectuel, rappelons-le – s’adresse directement à la vieille Anastasie : « Ô Censure, Censure tu es aussi vieille que le monde car tu es fille de l’Impuissance et du Mensonge ; tu fus la maîtresse fidèle des tyrans du monde antique ; quand la voix du Christ réveilla les peuples latins de leur torpeur, gorgés de vices et d’oisiveté, la Sainte Église te recueillit dans son sein maternel : ce fut l’âge d’or pour toi ; choyée par les abbés et les évêques, choyée par la race de Loyola, ce fut ta jeunesse éblouissante, tu connus les splendeurs d’une puissance sans limites ; et l’on sut de quel bois tu te chauffais, quand tu allumais les bûchers ! […] Tu brûlais encore les œuvres de Voltaire et de Diderot, mais eux t’échappaient. Hélas ! Les sans-culottes se laissèrent duper par ton astuce ; l’homme de Waterloo fut ton amant et ceux qui lui succédèrent te gardèrent auprès d’eux. […] Bonne maman Censure a circonvenu Marianne en se mettant à son service […] pauvre petite Marianne ! jolie fille, très jolie fille, mais de cervelle point. »

            Lui qui connait le latin et le grec regrette de ne pas avoir appris plutôt le morse. Cela lui aurait fourni enfin ce filon qu’il cherche désespérément : « Trouver un filon ! Ironie. Avec quoi le dénicher ? Au rapport, on demande des dactylos ; je ne suis pas dactylo. Tout de suite, l’agent de liaison vient demander des gens connaissant la télégraphie Morse : Plutarque ne signale pas qu’elle ait été employée chez les Grecs et les Romains et Kant n’en souffle mot dans sa Critique de la raison pure. » Ironie pour quelqu’un qui a utilisé les caractères grecs pour tromper la censure !

            Une censure omniprésente pendant toute la durée de la guerre. Marie-Louise Puech a dû l’affronter lorsque son mari lui a laissé la responsabilité de publier la revue La Paix par le Droit. Les revues et les journaux étaient censurés ; les livres de témoignage publiés avant l’armistice y étaient également soumis. Même s’il ne s’agit pas toujours de correspondances, on peut faire ici, en complément, une place à la présentation de ces ouvrages.

Ouvrage cité :

Cacher, coder, 4000 ans d’écritures secrètes, catalogue d’exposition, Figeac, Musée Champollion, 2015.

Sources :

– Dans 500 témoins, notices Puech, De Witte, Garnung, Tanty, Puech-Milhau.

– Sur le site du CRID, notice Hustach.

9 Complément : la censure des témoignages publiés pendant la guerre

            Un retour à l’expertise de Jean Norton Cru

            La principale source de cette rubrique est Témoins puisque ces ouvrages ont pu être lus par Jean Norton Cru avant 1929. Celui-ci a condamné les interventions de la censure et il a souvent souhaité qu’une réédition complète vienne rendre justice aux meilleurs.

            Les lettres du commandant Samuel Bourguet, tué devant Tahure le 25 septembre 1915, sont classées en catégorie 2 (sur 6) malgré les affaiblissements du texte dus à la censure. Les éditions Ampelos ont livré récemment (2017) une nouvelle édition qui rétablit le texte. Les passages censurés par les autorités militaires sur la première édition sont restitués surlignés. Ils concernent : l’insuffisance de liaison entre infanterie et artillerie que Bourguet, disciple du général Percin, a essayé de compenser ; l’incompétence de certains chefs, ainsi le 22 mai 1915 à propos de la protection des soldats au travail : « J’avais d’abord obtenu que l’artillerie voisine couvrît de ses feux, à raison d’un coup toutes les deux minutes, toute la nuit de travail. Mais le général commandant l’artillerie a ensuite donné contrordre et on attend que j’aie des hommes tués pour intervenir. » On constate que la « pré-censure » ou censure préventive par la veuve de l’officier a été encore plus importante : les passages sont également restitués et marqués. Un exemple : une lettre dans laquelle l’officier dit qu’il a à lutter encore plus avec « l’ignorance ou la mauvaise volonté des grands chefs qu’avec l’ennemi ». Le nouveau livre s’ouvre sur une biographie détaillée de cet officier non conformiste. JNC aurait apprécié.

            « La censure a littéralement massacré » le livre de Jacques Civray (pseudonyme du capitaine Plieux de Diusse), Journal d’un officier de liaison, paru en mai 1917. Des passages sont supprimés sur 53 pages d’un livre qui en compte 194. JNC ne peut le classer qu’en catégorie 4, mais il précise : « En toute justice il faut se dire que peut-être les passages les plus dignes d’être notés se trouvaient dans les phrases effacées par la censure, car le plus censuré des livres de guerre est sûrement celui du capitaine Plieux de Diusse, et c’est sur les jugements trop indépendants ou originaux que le censeur exerçait sa sévérité. »

            JNC regrette aussi que le livre posthume du lieutenant Marcel Étévé, tué le 20 juillet 1916 lors de l’offensive de la Somme, ait été « émondé », « tronqué ». Même la préface de Paul Dupuy, secrétaire de l’École normale supérieure, a été coupée. Sur mon exemplaire acheté chez un bouquiniste, quelqu’un a rétabli le passage à la main. Il s’agit de l’évocation de la distribution des couteaux de boucher pour achever les blessés, que le lieutenant Étévé se refusait à utiliser, exactement comme le caporal Barthas, mais le texte de ce dernier, publié seulement en 1978, n’a pas été censuré.

            Le livre plutôt conformiste de Gustave Binet-Valmer, Mémoires d’un engagé volontaire (en tant que citoyen genevois), paru chez Flammarion en mai 1918, dédié à Maurice Barrès, a eu de brèves coupures dans onze pages. La plupart évoquaient quelques contestations, des critiques, les pertes, le suicide d’un soldat « hanté par la mélancolie ». Voici exactement le passage (p. 109) qui concerne les hommes qui s’inquiètent et même se désespèrent : « L’un d’eux, hanté par la mélancolie   (censuré)   . On l’enterre sans lui rendre les honneurs, lugubre spectacle. » On comprend mal l’efficacité d’une telle coupure.

            Même Maurice Genevoix figure parmi les victimes. Son témoignage est classé en catégorie 1 par JNC qui précise : « La censure a dû en être faite par un incompétent car les suppressions qui portent sur 32 pages atteignent la valeur de plus de 9 pages pleines et les passages incriminés sont certes bien innocents. » D’après Bernard Maris, la censure n’a pas accepté que le jeune officier subalterne « évoque la bêtise du commandement qui renvoie les hommes exténués, encore et encore, vers les cadavres des camarades ».

            Dans le livre de Louis Hourticq, Récits & réflexions d’un combattant, paru en juillet 1918, les passages supprimés concernent la description d’une fraternisation et l’incendie du tunnel de Tavannes qui a fait de nombreuses victimes. Mais les phrases qui précèdent et qui suivent le réglementaire « Supprimé par la censure » restent parfaitement explicites.

            Dans son récit de captivité en Allemagne paru en 1916, l’aviateur Renaud de la Fréjolière avait décrit l’hommage rendu par les Allemands à des PG français décédés. Cela n’a pas plu à la censure qui en a supprimé dix lignes. « On devine pourquoi ! » précise JNC. Là encore, le contexte permet de définir l’épisode.       

            Fernand Laurent, interprète, a publié en mai 1917 son livre intitulé Chez nos alliés britanniques. On a du mal à imaginer ce qui pourrait donner prétexte à censure militaire dans un tel témoignage. JNC nous le dit : « Il a écrit un chapitre de treize pages qui est une critique courageuse de ce qui fut une honte pour la France sur le front anglais : la propagande effrontée de la Vie Parisienne pour ses prétendues marraines. La censure s’est empressée de supprimer trois passages, vingt et une lignes en tout, pour empêcher que l’on nuise aux intérêts de cette respectable publication. »

            Dans Le tube 1233 de l’artilleur Paul Lintier (Plon, 1917), il est facile de comprendre que la suppression d’une pleine page par la censure concerne l’explosion d’un canon de 75 qui a tué et horriblement mutilé ses servants. Les lecteurs ne devaient pas connaitre une situation aussi dévalorisante pour l’industrie française, mais, encore une fois, les phrases d’avant et d’après le passage censuré ne laissent aucun doute. D’autres cas similaires, mais sans la censure, se trouvent dans les témoignages de Marius Hourtal (publié pour la première fois en 1983) et de Dieudonné Boyer (évoqué dans un article de revue en 1984), par exemple.

            Loin d’être un contestataire des autorités établies et plutôt hostile aux « cervelles primaires, cervelles d’un Zola ou d’un Tolstoï », le capitaine artilleur Gaston Pastre a tout de même été censuré parce qu’il s’était plaint d’un mauvais accueil par des villageois, et s’était étonné que l’offensive allemande sur Verdun ait été une surprise.

            Professeur en école primaire supérieure, ayant refusé tout grade, Albert Thierry était simple soldat au 28e RI d’Évreux. Dans les tranchées et à l’hôpital, avant sa mort en Artois le 26 mai 1915, il a rédigé un carnet personnel et un livre de réflexions, Les Conditions de la Paix, Méditations d’un combattant. En 1916, ses amis ont fait paraitre un tirage confidentiel du manuscrit, qui a subi les foudres de la censure. Si bien que l’éditeur Ollendorf, pressenti pour une réédition, a refusé et a attendu décembre 1918 pour publier le livre en ajoutant les passages censurés. Nous avons ainsi l’œuvre complète de Thierry et les éléments pour analyser le travail des censeurs qui avaient coupé 9 % de l’ensemble. Les considérations abstraites sur le droit des peuples et les bons principes de justice internationale avaient été peu touchées, mais la partie concrète sur ce que devrait apporter le traité de paix avait été amputée de 41 %, jugée trop favorable à l’Allemagne.

            Henriette Mirabaud-Thorens est une civile qui ne pouvait donc pas figurer dans le corpus de combattants de JNC. En 1917, cette bourgeoise vosgienne et parisienne a publié le Journal d’une civile avec seulement pour nom d’auteur les initiales H. R. M. La présentation dit que l’ouvrage a été victime « des mutilations de la censure, qui ont fait disparaitre d’intéressantes critiques », mais on n’en sait pas davantage. Elle-même ne semblait pas hostile à la censure, écrivant : « Les enfants et le peuple ont besoin d’être trompés pour avoir du courage. Pour nous, nous devons en avoir en regardant les réalités en face ! » Après avoir fait part de son admiration pour Joffre, sauveur de la France, son passage hostile au gouvernement civil n’est pas censuré : « Nos gouvernants, actuellement, font la fête à Bordeaux, où ils ont fait venir leurs maîtresses. » Ses critiques des populations du Midi, considérations qui ne respectent guère l’Union sacrée, ne sont pas censurées non plus. Espérons que les passages supprimés pourront être rétablis dans une nouvelle édition envisagée chez Edhisto.

            Ceux qui ont eu peur de la censure

            D’autres auteurs ou éditeurs disent clairement qu’ils ont dû modifier leur projet de publication à cause de la censure.

            L’aumônier Pierre Lelièvre a eu maille à partir avec elle ; il la connait, décrivant un épisode de janvier 1917 : « J’ai une telle horreur de cette guerre que j’écris une thèse passionnée contre la guerre. La censure l’a naturellement interdite ; et comme je la défends avec énergie, un censeur laisse échapper ce mot terrible : N’éclairez pas le peuple : laissez-le tuer. » C’est pourquoi l’aumônier a attendu 1920 pour publier son témoignage sous le titre Le Fléau de Dieu. JNC note : « Il est le plus solide, le plus sincère des livres de guerre d’ecclésiastiques. Parmi les autres auteurs, il en est qui dépassent Lelièvre par les qualités du style, par le tragique ou le pittoresque du récit ; aucun ne le dépasse par l’indépendance de la pensée, par l’énergie de sa réprobation de la guerre. »

            Industriel, officier, Paul Lefebvre-Dibon a lui aussi attendu la fin de la guerre et de la censure pour publier chez Berger-Levrault, en 1921, son petit livre Quatre pages du 3e bataillon du 74e RI, Extrait d’un carnet de campagne 1914-1916. Mais il a lui-même sélectionné les « extraits » évoqués par le sous-titre. Il le dit dans son avant-propos : « Sollicité par de nombreux camarades de publier ces notes, je me suis heurté à la difficulté d’en extraire ce qui me paraissait intéressant, tout en éliminant ce qui présente, soit un intérêt trop personnel, soit des détails dont il est prématuré de parler. » JNC adresse ses éloges à « ce récit probe d’un soldat au grand cœur », mais aussi une critique : « L’homme d’après guerre assume une grave responsabilité envers sa conscience en éliminant des notations que, sous le feu, il a cru bon de confier à son carnet, c’est-à-dire de conserver. Comme Laurentin et Schmitz, Lefebvre-Dibon, pieux et patriote, craint l’effet pernicieux de certaines vérités qu’il a bien voulu noter jadis, mais qu’il n’ose rendre publiques quand l’heure est venue de témoigner. » JNC considère en effet le livre d’André Schmitz comme une « œuvre manquée » à cause de ses réticences. Et il regrette le choix de Maurice Laurentin exprimé dans son avant-propos : « Je tairai toujours les égoïsmes et les couardises, car j’aime trop mon pays pour prêter les yeux aux vilenies capables d’attrister ou de troubler les âmes avides d’espérances. » Si leurs témoignages avaient été complets, ces trois auteurs auraient sans doute été mieux classés (Lefebvre-Dibon est quand même en catégorie 2, Laurentin et Schmitz en catégorie 3).

            JNC regrette fortement que Crès, l’éditeur en octobre 1919 du Carnet d’un combattant du sous-lieutenant Louis Mairet tué le 16 avril 1917 à Craonne, ait censuré le texte, « prenant peut-être trop à la lettre » la recommandation de l’auteur à propos de ses notes à publier « dans la mesure du possible ». Même amputé, le livre de Mairet est assez fort pour appartenir à la catégorie 1 des témoins d’après JNC. Les manuscrits du lieutenant Marc ont également été censurés par l’éditeur, Hachette, qui avoue avoir supprimé « les critiques trop violentes contre des personnes ou des institutions ».

Ouvrages utilisés :

– Bernard Maris, L’homme dans la guerre, Maurice Genevoix face à Ernst Jünger, Paris, Grasset, 2013.

Paroles de paix en temps de guerre, sous la dir. de Sylvie Caucanas, Rémy Cazals & Nicolas Offenstadt, Toulouse, Privat, 2006.

Sources :

– Tous les auteurs cités ont une notice dans Témoins, sauf Hourtal dans 500 témoins, et Boyer et Henriette Mirabaud-Thorens sur le site du CRID.

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III. Les œuvres des familiers de l’édition

86-111 minutes


            Je pense que les œuvres les plus intéressantes sont celles des non-familiers des maisons d’édition. Toutefois la littérature de témoignage doit être abordée dans ses divers aspects. Dans cette partie, on commencera par les mémoires des chefs militaires et des hommes politiques importants de 1914-1918 et de ceux qui allaient le devenir par la suite. On évoquera les cas des romanciers célèbres Barbusse et Duhamel, les écrivains britanniques, l’Allemand Remarque et le Hongrois Latzko, les Italiens Lussu et Gadda. Puis, en France, il sera question des notables profitant du marché éditorial favorable, et de la figure très particulière de Maurice Barrès. Pour terminer seront présentés les meilleurs témoins à la date de 1929 d’après Jean Norton Cru.

1. Dirigeants politiques et militaires

            L’idée admise est que ceux qui ont exercé une charge importante pendant la guerre ont cherché ensuite à justifier leurs décisions qui ont eu des conséquences graves. Dans son témoignage personnel déjà cité, Gabriel Chevallier le remarque : « Tu sais bien que les chefs font une carrière, une partie de poker. Ils jouent leur réputation. La belle affaire ! Gagnants, ils sont immortels. Perdants, ils se retirent avec de bonnes rentes et passent le reste de leur vie à se justifier dans leurs mémoires. » On connait aussi les rivalités des chefs entre eux, et on s’attend à des règlements de comptes par l’écriture. Les cas examinés ici confirment ces deux attitudes.

            Généraux

Un des rares généraux marqués à gauche, Sarrail, que Joffre a voulu marginaliser en l’envoyant commander à Salonique une trop faible troupe, s’est défendu en publiant en 1920 chez Flammarion son témoignage sous le titre Mon commandement en Orient (1916-1918). Il y justifie sa stratégie dans des conditions rendues très difficiles par la mésentente des Alliés, la duplicité du gouvernement grec, et surtout les ordres contradictoires venant du Grand Quartier Général en France. Un seul exemple de l’opinion exprimée par Sarrail sur le GQG, page 188 : « Travailler à faux dans un bureau, sur des idées générales préconçues, ne pouvait qu’entraîner fautes sur fautes ; le GQG n’y manquait pas. » Les pièces justificatives en annexe occupent 120 pages sur un total de 424. Le livre du général Sarrail a eu un bon succès. Mon exemplaire figure dans le vingtième mille.

            Plus nettement marqué à gauche (ancien chef de cabinet du général André lors de l’affaire des fiches et auteur d’articles dans L’Humanité), le général Percin dut consacrer un livre entier paru chez Grasset en 1920 à prouver qu’il n’avait pas de responsabilité dans l’abandon de Lille en août 1914. Il faut dire qu’il ne s’était pas fait que des amis en publiant chez Albin Michel 1914, les erreurs du haut commandement et Le massacre de notre infanterie 1914-1918 qui estime à 75 000 le nombre de poilus tués par les canons français à cause du manque de coordination entre l’artillerie et l’infanterie. Ce dernier livre est dédié à la mémoire du lieutenant-colonel Bourguet, lui-même militant de la coopération entre les armes, un témoin présenté dans une précédente rubrique.

            Plus tard, en 1932, également chez Albin Michel et seize ans après la mort du maréchal, son fils et son collaborateur P.-B. Gheusi ont publié Les Carnets de Gallieni. Il s’agissait de répondre aux détracteurs de l’homme qui avait joué un rôle décisif dans la victoire de la Marne en 1914. Dans sa présentation, Gheusi s’en prend aux légendes « bassement injustes et mesquines » dont on a tenté « d’obscurcir sa gloire ». Ces « racontars dont on voulait le diminuer devant l’avenir » ont atteint un tel point qu’il n’est plus possible de garder le silence et qu’il faut publier les carnets que Gallieni avait gardés secrets. « Le dédain ne suffit plus à répondre aux légendes ourdies par des chefs, militaires ou civils, bénéficiaires d’un respect symbolique, qu’il eût été sacrilège de ruiner de leur vivant. La disparition des plus en vue nous permet enfin d’ouvrir impartialement des archives de preuves sans répliques à la Vérité. » Le maréchal Joffre est mort en 1931. Les Carnets de Gallieni critiquent vertement l’action (ou l’inaction) du général en chef, ses erreurs et la recherche de boucs émissaires quand ça tourne mal. Joffre, son GQG et la théorie de l’offensive à outrance sont responsables de l’entrée des Allemands sur le territoire français, de la nomination de chefs complaisants, de l’inorganisation de la défense de Verdun. Joffre « dut à la nécessité de ne pas démoraliser nos alliés d’être sauvé d’une destitution cent fois méritée. »

            Dans l’autre camp, on connait la justification du général en chef Falkenhayn pour l’offensive de février 1916 sur Verdun : il voulait saigner à blanc l’armée française. Mais les historiens allemands, parmi lesquels Gerd Krumeich, ont montré, documents à l’appui, qu’il ne s’agissait là que d’une tentative de justification a posteriori après l’échec face à une défense pourtant mal organisée au début. Les ennemis de Falkenhayn, Hindenburg et Ludendorff, ont profité de son échec pour prendre sa place. Au cœur de ces rivalités pour la direction des armées, un paragraphe de Ludendorff exprime son mépris pour ceux qui se trouvaient hiérarchiquement au-dessus de lui : l’empereur, le premier ministre, le commandant en chef Hindenburg. À propos de ce dernier, Ludendorff écrit qu’on le lui a « adjoint », lui-même Ludendorff étant le véritable « cerveau responsable des opérations ». Ce passage est tiré du livre écrit par le complice d’Adolf Hitler lors du putsch de Munich en 1923. Titre : La guerre totale, mais ne nous contentons pas de tirer des conclusions hâtives du seul titre de ce livre qui cherche à montrer, en fait, que l’Allemagne n’a pas su mener une guerre totale en 1914-18.

            En 2006, chez L’Harmattan, le petit-fils du général français Guillaumat a publié la Correspondance de guerre de celui-ci, adressée à son épouse à Toulouse. Le général ne semble pas à l’abri des bobards. Le 1er février 1915, il décrit les atrocités allemandes : « On a trouvé des familles, le père les yeux crevés, la mère les seins coupés, leur fille de 6 ans les poignets hachés. » Oui, les atrocités allemandes ont existé, mais pas celles-là. La principale critique de Guillaumat porte sur Joffre, son entourage et ses méthodes coûteuses en vies humaines (21 février 1916), sur « ce que nous avons eu à souffrir de cette camarilla odieuse, bête et méchante » (9 janvier 1917), « une bande de galopins que toute l’armée maudit sous le nom de Jeunes Turcs » (1er mai 1917). Mais les autres ? Les conceptions de Mangin et Nivelle « touchent à la folie pure » (même date) ; Foch est un « génie désorganisateur » et Fayolle « une vieille baderne » (18 mai). Ami de Pétain, il se met à le critiquer dès le début de 1917. Quant aux politiques, le ministre Painlevé est un « hanneton mathématique », expression peu claire mais clairement péjorative (15 novembre 1917). Lors d’une visite de Poincaré à son QG, le 27 juin 1915, le général Guillaumat avait souligné son inintelligence, son manque de cœur, et jugé ridicule sa « tenue de chauffeur d’automobile ».

            Politiques

            Alors, Poincaré. Les 10 volumes de ses mémoires (Au service de la France) qui couvrent la période 1912-1918 sont une œuvre de justification de sa politique comme président du Conseil des ministres, puis président de la République. Jules Isaac avait pris en 1935 un sujet de thèse en Sorbonne qui allait montrer que Poincaré avait une part de responsabilité dans le déclenchement de la guerre de 1914 parce qu’il avait donné un caractère plus offensif à l’alliance franco-russe. Or le doyen de la faculté a refusé « par raison de convenance » que le nom de Poincaré apparaisse dans le libellé de la future thèse. Jules Isaac a réagi à cette résurgence de la censure : « Cette première atteinte à la liberté du travail en entrainera logiquement d’autres qui seraient plus graves. C’est pourquoi, désireux d’éviter de nouveaux incidents et de travailler en toute indépendance, je préfère renoncer dès maintenant au projet que j’avais formé de présenter une thèse en Sorbonne. » Déboulonner les statues de Joffre ou de Poincaré n’était pas tâche facile.

            Voici le livre de 1923 de Paul Painlevé, Comment j’ai nommé Foch et Pétain, aux éditions Félix Alcan. Sur la couverture, le nom de l’auteur est suivi de l’intitulé de ses fonctions qui lui font comme un devoir d’apporter son témoignage : « Ancien ministre de la guerre, Ancien président du Conseil ». Le titre du livre est valorisant (« j’ai nommé ») et il affirme la supériorité du pouvoir civil sur les chefs militaires aussi célèbres soient-ils. Les premiers chapitres décrivent la période critique de la fin de 1916 et du début de 1917 : crise du haut commandement ; échec de l’offensive Nivelle ; mutineries dans l’armée. C’est alors qu’il est porté au pouvoir. Painlevé justifie sa politique et met en valeur ses décisions fondamentales, d’avoir nommé Pétain général en chef de l’armée française, et choisi Foch comme futur généralissime des armées alliées. Dans ce livre aussi, les pièces placées en annexe occupent une large place car Painlevé a eu besoin d’organiser une défense argumentée contre ses adversaires politiques et militaires, en particulier ceux qui ont cherché à mettre en cause le pouvoir civil pour effacer les erreurs des généraux Nivelle et Mangin.

            La France n’avait pas le monopole de ces luttes internes. On doit à l’historien Dorin Stanescu des notices sur des témoins roumains, en particulier sur le politicien Constantin Argetoianu et sur le général Alexandre Averescu. Dans ses mémoires, ce dernier se livre à de véritables cours de stratégie militaire qui justifient ses décisions et mettent en avant ses capacités de commandement. Le général Averescu et son armée sont présentés comme de véritables « pompiers » du front roumain, toujours appelés là où la situation était désespérée. Par opposition, ce général fait rarement l’éloge des autres généraux et des politiciens qu’il considère comme responsables des échecs de la campagne de 1916 et du sabotage de ses propres initiatives militaires. Très populaire, il voulut jouer un rôle politique et il occupa brièvement le poste de président du Conseil des ministres au début de 1918.

            « Le meilleur portrait de ses faiblesses », écrit Dorin Stanescu, a été réalisé par son mémorialiste et collaborateur Constantin Argetoianu. Celui-ci, issu d’une famille aristocratique, politicien, a écrit ses mémoires sur la longue période de 1888 à 1944 en 25 volumes. Pour les années de la Première Guerre mondiale, il a souligné les tares et la corruption des élites dirigeantes. Sur le général Averescu, il écrivait : « Sa complexité était plus apparence que réalité. Averescu n’avait que deux passions dans le monde : les femmes et les galons. Pas la femme, mais les femmes ; pas l’ambition de grandes réalisations, mais les galons. Pour satisfaire ces deux passions, au service desquelles il plaçait une intelligence, une ruse et une force de volonté incontestables, il était capable de tout sacrifier, même les croyances qu’il avait, et d’atteindre la cible du jour en prenant n’importe quel chemin. L’homme le plus populaire de son pays en Europe n’a jamais eu une pensée à construire, il a seulement poursuivi le poste de Premier ministre ! »

            Dorin Stanescu nous a également donné une notice sur le témoignage écrit et publié de la reine Marie de Roumanie.

Ouvrages utilisés :

– Antoine Prost & Gerd Krumeich, Verdun 1916, Paris, Tallandier, 2015.

– André Kaspi, Jules Isaac ou la passion de la vérité, Paris, Plon, 2002.

Sources :

– Dans Témoins, notice Bourguet.

– Dans 500 témoins, notices Chevallier, Gallieni, Guillaumat.

– Sur le site du CRID, notices Averescu, Argetoianu, reine Marie de Roumanie.

            2. Futurs « grands »

            De très grands personnages de l’histoire du XXe siècle ont fait la guerre de 1914-1918 dans une position subalterne et ont écrit un témoignage qui a été analysé dans 500 témoins (Charles de Gaulle par Philippe Foro), et sur le site du CRID (Adolf Hitler d’après le livre de Thomas Weber, et Benito Mussolini). En 14-18, de Gaulle n’était que lieutenant puis capitaine ; Mussolini soldat puis caporal puis sergent ; Hitler soldat de première classe (le Gefreiter est au-dessous du caporal). Les trois hommes ont été blessés. Pour chacun l’historien dispose de textes faisant office de témoignage ; il dispose aussi de son esprit critique pour les examiner.

            Adolf Hitler

            Dans son livre fondamental, La Première Guerre d’Hitler, Thomas Weber a exploité une riche documentation en grande partie inédite qui montre la fabrication d’un personnage. Le texte de Mein Kampf a été construit en fonction des idées d’Hitler en 1923-24 et de l’utilité politique de se présenter comme combattant des tranchées, forgé par son expérience de guerre et la camaraderie du front au sein de son régiment. Les citations de Mein Kampf ne manquent pas, par exemple : « Alors que dans les premiers temps je montais à l’assaut avec des hourras et des rires, j’étais désormais calme et résolu. Et cet état d’esprit perdura. Si le sort en venait à m’imposer l’épreuve suprême, ni mes nerfs ni ma raison ne cèderaient. » Cette version a été ensuite relayée par la propagande nazie qui a révisé l’histoire du régiment List pour l’accorder au texte du Führer ; des « témoins » ont été choisis pour défendre la version Hitler dans des procès contre ceux qui tentaient d’apporter des informations divergentes. Après la prise du pouvoir, les nazis firent disparaître des témoignages et des témoins gênants et exagérèrent encore la légende des états de service exceptionnels et des risques affrontés par leur chef. Un article du Völkischer Beobachter du 14 août 1934, par exemple, consacré au « soldat de première ligne Hitler », exalte la camaraderie des tranchées qui a « engendré l’aspiration à un socialisme allemand » et affirme que « le sang et la mort sacrificielle de nos camarades sont apparus comme la preuve de la sainteté de nos convictions ». Sans aller jusqu’à ces outrances, la plupart des historiens ont accepté l’idée que l’expérience de guerre dans le régiment List avait engendré Hitler. Or Hitler n’était pas un soldat des tranchées, mais une estafette et à ce titre installé près du QG du régiment. Exemple de falsification : dans Mein Kampf, il raconte que, blessé en octobre 1916, il avait « eu la chance de pouvoir regagner nos lignes », ce qui laisse entendre qu’il était aux premiers rangs dans un assaut ; en fait il se trouvait dans un village à deux kilomètres du front.

Thomas Weber prouve que ce n’est ni la guerre de 14-18, ni la camaraderie au sein du régiment qui ont produit le Führer. Pour le démontrer, il a accompli un énorme travail de recherche documentaire dans de multiples dépôts d’archives, en particulier en Bavière, tandis que de nombreux fonds privés lui ont été ouverts. Weber peut conclure : « Une fois assemblées, élément après élément, toutes les données subsistantes, a émergé une image nette : celle d’un homme [Hitler] tenu à distance par la grande majorité des soldats de première ligne et considéré par eux comme « un cochon de l’arrière » (Etappenschweine), celle d’un personnage encore plongé dans la confusion idéologique, en 1918, au moment où la guerre s’achevait. Le régiment List figuré comme un groupe solidaire dont Hitler aurait été le héros est une œuvre de la propagande nazie sans aucun fondement. La Première Guerre mondiale n’a pas « fait » Hitler. Le constat vaut aussi pour les hommes de son régiment. Dans leur majorité, ils n’ont pas suivi la pente d’une brutalisation et d’une radicalisation politique. De retour dans leur ville, leur village, leur hameau, ils ont renoué avec les attaches politiques et la vision du monde qui étaient les leurs avant la guerre. »
            Certes, Hitler est resté dans un régiment du front d’août 1914 à novembre 1918, en tenant compte, évidemment, des périodes de permissions, de soins, de stage. Mais, lors du baptême du feu du régiment List, lorsque celui-ci connaît de lourdes pertes, Hitler sert dans une compagnie peu éprouvée. Dès le 9 novembre 1914, il devient estafette de régiment, vivant à proximité du QG, en arrière, chargé de porter des messages aux commandants de bataillons sans avoir à se rendre en première ligne. « La réalité de la vie dans les tranchées comme la camaraderie du front lui étaient étrangères », écrit Weber. Plus tard, le régiment échappe à Verdun, et Hitler lui-même aux journées les plus dures de la Somme puisque, le 5 octobre 1916, il est blessé à la cuisse par l’éclat d’un obus qui est tombé sur l’abri des estafettes qui n’est pas en première ligne. Au tournant de la guerre en 1918, il se trouve en stage du 21 août au 27 septembre, puis il est atteint par les gaz, le 14 octobre, ce qui justifie son évacuation. Mais, des témoignages et des rapports médicaux, Thomas Weber conclut à une cécité psychosomatique. Hitler avait craqué et fut soigné pour symptômes hystériques.
            Refusant toute promotion qui aurait pu le rapprocher des tranchées, il « tenait à ne pas quitter la relative sécurité que lui procurait son affectation au quartier général ». Celui-ci constituait également pour lui « une famille de substitution ». L’attribution de la Croix de fer de 2e classe tenait aux relations entretenues avec les officiers du QG devant lesquels, d’après les témoins fiables, Hitler se montrait d’une déférence ostensible. Plus rare pour un soldat du rang, la Croix de fer de première classe reflétait « moins son courage que sa situation particulière et la longévité de son service au quartier général du régiment ». Il est utile de remarquer que l’intervention décisive pour la lui faire obtenir fut celle d’un officier juif, ce qui laisse entendre qu’Hitler ne se répandait pas alors en propos antisémites, et qui permet de comprendre que l’auteur de Mein Kampf ne se soit pas étendu sur ce fait.

            Les archives bavaroises et les récits des témoins fiables montrent le vrai régiment de List très différent de sa représentation par Hitler et les nazis. D’abord il ne s’agit pas d’un régiment de volontaires ; ceux-ci ne furent qu’une minorité. Ensuite, le régiment était mal considéré, mal équipé, mal entraîné. Un aumônier remarquait dès décembre 1914 que « tout le monde » souhaitait la paix. Le refuge dans la religion, important au début, évolua : d’une part, on ne comprenait pas que Dieu ait voulu ces horreurs ; d’autre part on ne supportait pas que les aumôniers fassent de la propagande patriotique. En période chaude, les automutilations, les refus d’obéissance et les désertions se multipliaient, ces dernières ayant la complicité des autres soldats. Vis à vis de l’ennemi, principalement britannique, alternaient les actes de brutalité et de générosité. Le régiment de List participa à la trêve de Noël 1914 ; il pratiqua, lorsque c’était possible, le « vivre et laisser vivre ». Même si l’égoïsme l’emportait souvent sur la camaraderie, il n’y avait pas d’hostilité entre communautés religieuses, catholiques, protestants, juifs. Il y avait plutôt des sentiments antiprussiens qu’Hitler ne pouvait pas connaître puisqu’il ne fréquentait guère les premières lignes. Enfin, après 1918, la grande majorité des hommes du régiment d’Hitler n’eurent pas d’engagement extrémiste. Comme l’avait montré Benjamin Ziemann de façon plus générale, ils aspiraient à la paix et à vivre tranquillement de leur travail dans leur famille. Peu d’entre eux adhérèrent au parti nazi. Non, le régiment de List pendant la Première Guerre mondiale n’a pas été le creuset de l’hitlérisme.

            Benito Mussolini

            Dans sa biographie du Duce, Pierre Milza donne cette information : « Selon sa fille Edda qui en fera la révélation en 1950, il [son père] aurait tenu un journal intime, non destiné à la publication et par conséquent non soumis à la censure, que la comtesse Ciano remit au docteur Ramiola avant de se réfugier en Suisse et qui disparut après l’arrestation de celui-ci. ». On doit donc se contenter de Mon Journal de guerre, dont les pages ont d’abord paru en feuilleton dans Il Popolo d’Italia, puis ont été réunies dans le premier volume des œuvres du Duce, traduit en français chez Flammarion dès 1923. Le texte est clairement travaillé pour servir à une propagande patriotique et personnelle.

            La partie la plus fiable concerne la dureté de la guerre dans les Alpes. « Quelle autre armée tiendrait dans une guerre comme la nôtre ? » demande Mussolini qui fait dans ce texte très peu de remarques négatives sur l’organisation militaire et les chefs. Au contraire il signale à plusieurs reprises des contacts familiers entre gradés et simples soldats ; il insiste sur le bon moral des troupes italiennes. Juste avant de mourir, les bersagliers prennent le temps de crier « Vive l’Italie ! » et Mussolini lui-même termine ses pages sur la guerre par la victoire et la phrase : « Qu’un cri immense s’élève des places et des rues, des Alpes à la Sicile : Vive, Vive, Vive l’Italie ! »

            En lisant ce journal de guerre, j’ai été frappé par le très grand nombre de noms de soldats italiens cités. Comme s’il s’agissait de faire appel à des témoins. Si Mussolini peut évoquer Tommei, Failla, Pinna, Petrella, Barnini, Simoni, Parisi, di Pasquale, Bottero, Pecere, Bocconi, Strada, Corradini, Bascialla et des dizaines d’autres, c’est comme s’ils témoignaient de sa présence dans les tranchées. Je remarque aussi que Mussolini mentionne la ville ou la province de presque tous ces soldats, une façon de montrer l’engagement des Italiens de toute origine géographique, y compris ceux revenus d’Amérique pour défendre la Mère-Patrie.

            Tous les historiens ont montré l’évolution remarquable de l’antimilitariste ayant manifesté violemment contre la guerre de Libye puis ayant poussé à l’intervention dans la guerre européenne en 1915. Et l’antimonarchiste s’est présenté au roi, après la marche sur Rome (lui-même étant venu de Milan en train à l’appel de Victor-Emmanuel) en prononçant la phrase : « Maestà, vi porto l’Italia di Vittorio Veneto. Majesté, je vous apporte l’Italie de Vittorio Veneto. » Le régime fasciste s’est présenté comme l’héritier unique de l’expérience de guerre, en particulier dans l’enseignement, comme l’a montré la communication de Stéfanie Prezioso au colloque de Sorèze, Enseigner la Grande Guerre.

            Charles de Gaulle

            Le jeune officier français a tenu un carnet de bord et a correspondu avec ses parents. Le 5 août 1914, il note : « Adieu mon appartement, mes livres, mes objets familiers. Comme la vie paraît plus intense, comme les moindres choses ont du relief quand peut-être tout va cesser. » Entré en Belgique le 13 août, il décrit l’accueil enthousiaste de la population. Le surlendemain, c’est l’épreuve du feu qu’il appréhendait parce qu’il ne savait pas comment il se comporterait : « Deux secondes d’émotion physique : gorge serrée. Et puis c’est tout. Je dois même dire qu’une grosse satisfaction s’empare de moi. Enfin ! On va les voir ? » Mais il livre aussi une constatation plus générale : « En un clin d’œil il apparaît que toute la vertu du monde ne prévaut point contre le feu. » Quelques jours après, il témoigne de sa première blessure : « Je reçois au genou comme un coup de fouet. » Dans le courrier adressé à ses parents, il lui arrive d’exercer son esprit critique sur ce qu’on n’appelle pas encore le bourrage de crâne, sur les prétendues victoires des Russes, sur les millions d’hommes « que l’Angleterre met soi-disant sous les armes », sur la famine imminente en Allemagne. Il décrit les conditions de vie dans les tranchées, la mer de boue (lettre à sa mère du 11 janvier 1915). Dans une tranchée de l’Aisne, il ironise sur les artilleurs : « Quand il fait beau et que tout est calme, l’artilleur vient parfois en première ligne. Il a dans ces circonstances l’air d’une belle dame qui va voir les pauvres. » De Gaulle se livre à une dure critique des attaques stériles de 1915 : « Les fantassins qui y ont pris part et qui y ont survécu se rappellent avec tristesse et amertume ces terrains d’attaque lamentables où chaque jour de nouveaux cadavres s’entassaient dans la boue immonde ; ces ordres d’assaut coûte que coûte donnés par téléphone par un commandement si lointain, après des préparations d’artillerie dérisoires et peu ou point réglées ; ces assauts sans illusion exécutés contre des réseaux de fils de fer intacts et profonds où les meilleurs officiers et les meilleurs soldats allaient se prendre et se faire tuer comme des mouches dans des toiles d’araignée. » Louis Barthas aurait pu écrire ce texte. 

            Au début de l’offensive sur Verdun, de Gaulle exprime sa conviction de l’échec des Allemands. Il a également raconté sa blessure, sa capture et certaines de ses activités à Ingolstadt entre ses tentatives d’évasion. Par exemple, dans sa lettre du 15 juillet 1916 à son père : « L’interdiction de sortir me détermine à travailler mon allemand et à relire la plume à la main l’Histoire grecque et l’Histoire romaine. » Philippe Foro a souligné l’humour de la formulation.

            D’après tous les documents formant témoignage, réunis dans le tome 1 de ses Lettres, Notes et Carnets (Plon, 1980), son patriotisme ne subit pas d’éclipse, mais il a exprimé son dégoût du système parlementaire, par exemple dans un courrier du 23 décembre 1915 : « Le Parlement devient de plus en plus odieux et bête. Les ministres ont littéralement toutes leurs journées prises par les séances de la Chambre, du Sénat, ou de leurs commissions, la préparation des réponses qu’ils vont avoir à faire, la lecture des requêtes ou des injonctions les plus saugrenues du premier marchand de vins venu que la politique a changé en député. Ils ne pourraient absolument pas, même s’ils le voulaient, trouver le temps d’administrer leur département, ou l’autorité voulue pour galvaniser leurs subordonnés. Nous serons vainqueurs, dès que nous aurons balayé cette racaille, et il n’y a pas un Français qui n’en hurlerait de joie, les combattants en particulier. Du reste l’idée est en marche, et je serais fort surpris que ce régime survive à la guerre. » Finalement le régime était plus solide qu’il ne le pensait.

            Dans d’autres ouvrages, de Gaulle a évoqué la Première Guerre mondiale et ses conséquences, toujours dans une vision générale et non personnelle. Cependant, pour écrire La discorde chez l’ennemi, livre rédigé pendant l’été 1923, il a pu utiliser les souvenirs de son séjour forcé en Allemagne. Un passage du livre évoque les chefs militaires présentés dans une rubrique précédente : de Gaulle pense que la défaite allemande s’explique par la domination absolue du duo Hindenburg-Ludendorff sur le pouvoir exécutif. Autre leçon de cette étude gaullienne sur la Grande Guerre relevée par Philippe Foro : l’art militaire n’est pas une doctrine préétablie. « À la guerre, à part quelques principes essentiels, il n’y a pas de système universel, mais seulement des circonstances et des personnalités. »

Ouvrages utilisés :

– Thomas Weber, La Première Guerre d’Hitler, Paris, Perrin, 2012.

– Benjamin Ziemann, Front und Heimat : Ländliche Kriegsfabrungen im südlicher Bayern 1914-1923, Essen, Klartext Verlag, 1997 (en anglais : War Experiences in rural Germany 1914-1923, Oxford, Berg, 2007).

– Rainer Bendick, « Les répercussions actuelles de l’enseignement de la Première Guerre mondiale en Allemagne de 1900 à 1945 », et Stéfanie Prezioso, « Aux sources de la « nation italienne » ? Enseigner la Grande Guerre dans l’Italie fasciste », dans Enseigner la Grande Guerre, sous la dir. de Rémy Cazals & Caroline Barrera, Éditions midi-pyrénéennes, 2018.

– Pierre Milza, Mussolini, Paris, Fayard, 1999.

– Jean Lacouture, De Gaulle, 1. Le rebelle, Paris, Seuil, 1984.

Sources :

– Dans 500 témoins, notice De Gaulle.

– Sur le site du CRID, notices Hitler, Mussolini.

3. Des prix Goncourt

            De 1914 à 1918, la littérature de guerre a trusté les cinq prix Goncourt. Jean Norton Cru les a retenus dans son corpus et les a jugés en tant que témoignages. Trois d’entre eux figurent en 5e catégorie sur 6 ; Barbusse et Duhamel en 4e.

            Trois romans à faible valeur documentaire

            Le prix Goncourt 1914 n’a pas été attribué cette année-là mais avec deux ans de retard à Adrien Bertrand pour L’appel du sol. JNC l’exécute : « Ceux qui ont fait la guerre dans l’infanterie savent bien (et les autres, les civils mêmes, doivent bien s’en douter) qu’un maréchal des logis [de cavalerie], débarqué au front le 20 août, blessé vers le 15 septembre [1914], n’est pas à même d’écrire un roman qui donne une image tant soit peu fidèle de la guerre des fantassins. Pourquoi sortir de son rôle ? »

            Le Gaspard de René Benjamin a eu un énorme succès mais, dit JNC, le Goncourt 1915 est un recueil de « calembredaines ». Il ajoute : « Quant à son talent d’observer les faits, les faits de guerre, on peut le caractériser de deux façons : ou bien Benjamin a vu le front et n’a aucun talent d’observation, ou bien il a ce talent, mais n’a rien vu du front. Dans un cas comme dans l’autre la valeur documentaire du livre est nulle. »

            Pour mieux décrire la « vérité » de la guerre, Henry Malherbe (Goncourt 1917) se félicite d’avoir jeté son carnet de notes. Quelle aberration ! Son séjour sur le front a été bref. Les erreurs et les clichés fourmillent dans son livre La flamme au poing, ce qui a dû séduire le jury d’intellectuels bourgeois n’ayant pas connu le feu.

            Le Feu, témoignage ou roman ?

            Henri Barbusse était déjà avant 1914 un écrivain reconnu, un auteur engagé au Parti socialiste et dans la Société française pour l’Arbitrage entre Nations en compagnie du sénateur d’Estournelles de Constant, des écrivains Anatole France et Victor Margueritte, des témoins présentés ici-même comme Paul Painlevé et Jules Puech, etc. Âgé de 41 ans en 1914, il s’engagea dans l’infanterie et fut appelé au 231e RI. C’est à propos de son célébrissime livre Le Feu que Jean Norton Cru s’est interrogé sur le caractère ambigu de ce type de littérature. Le Feu a en effet pour sous-titres « Journal d’une escouade » et « Roman ». JNC a hésité à compter les romans dans son corpus de témoignages : « Ceux qui souhaitent que la vérité de la guerre se fasse jour regretteront qu’on ait écrit des romans de guerre, genre faux, mi-littéraire, mi-documentaire, où la liberté d’invention, légitime en littérature, joue un rôle néfaste dans ce qui prétend être un témoignage. Tous les auteurs de romans de guerre se targuent de parler en témoins, de faire une déposition devant l’histoire. Comment concilier cette prétention avec la liberté d’invention ? En fait ces romans ont semé plus d’erreurs qu’ils n’ont proclamé de vérités, ce qui était à prévoir. » JNC a admis la valeur de témoignage de certains romans. La Percée de Jean Bernier figure en catégorie 1, Clavel soldat de Léon Werth en catégorie 2. D’autres romanciers, comme Montherlant, Florian-Parmentier, Paul Géraldy, Jean Paulhan, Jean des Vignes Rouges (pseudonyme de Jean Taboureau) sont classés dans les catégories 5 et 6, celles des témoignages les plus faibles. Barbusse et Dorgelès sont en catégorie 4, au-dessous de la moyenne mais pas au dernier niveau. JNC estime que 44 % des témoins de son corpus sont plus crédibles que Barbusse (catégories 1, 2 et 3), 26 % dans la même catégorie, 28 % au-dessous.

            Encore une fois, à la suite de JNC lui-même, il faut dire qu’il ne s’agit pas là de critique littéraire mais de recherche de valeur documentaire. Thierry Hardier et Jean-François Jagielski ont rapporté cet aveu de Dorgelès disant qu’il a « incorporé dans un récit imaginaire des éclats de vérité », aveu qui conforte la position de JNC. Dans son livre La Camaraderie au front, Alexandre Lafon note que les romans n’apportent qu’une information partielle car ils s’attachent peu à révéler la routine et les aspects peu spectaculaires ou pittoresques. Et pourtant, remarque Bernard Maris, il y a dans les témoignages authentiques, comme celui de Genevoix, des « vivants promis à la mort dont les sentiments nous bouleversent plus que ceux des personnages de romans ».

            La composition du roman Le Feu est éclairée par les lettres adressées par Barbusse à sa femme. Dès le 4 janvier 1915, il découvre son premier mot d’argot : le pinard. Cet argot des poilus devient sa véritable obsession. Le 20 février : « se taper la hotte (id est : manger) ». Puis : s’en mettre plein la lampe, se plumer par terre, en écraser, avoir les pognes amochées, etc. Le 9 février 1916, le projet de livre étant avancé, Henri Barbusse écrit : « Je ne vous envoie pas de notes, parce qu’elles me servent ; je bâtis actuellement tout le bouquin et c’est justement le moment où rien ne doit me manquer de ma documentation pour que j’en colloque chaque fragment à sa place, et cette documentation étant composée en grande partie d’expressions pittoresques trop abondantes pour rester dans ma mémoire à la portée de ma plume, si je puis dire, il me faut des notes écrites. » Le 19 mars : « Mon livre sur la guerre n’est pas nouveau, oh non ! Il s’agit de décrire une escouade de soldats à travers les diverses phases et péripéties de la campagne. Ce n’est pas trop commode à mettre au point. J’en copie des passages et je grappille tout ce que je peux sur mon travail de secrétaire pour mon travail de romancier – mais ça ne fait pas beaucoup, parce que, en ce moment, le métier est ouvrageux, comme disait un vieux père du 8e Territorial. D’ailleurs, vous le voyez, mes lettres ne sont pas longues, c’est vous dire que je sacrifie tout à la nécessité d’aboutir le mieux et le plus tôt possible. »

            Toute la lettre  du 3 août 1916 est consacrée au roman : envoi des chapitres en lettres recommandées, premières pages parues dans L’Œuvre, épreuves et corrections. Après cela, on suit la vie du livre, avec des allusions aux opinions positives et aux chiffres du tirage. Par exemple, le 24 juillet 1917, il est question d’une prochaine édition qui portera le tirage de 136 à 150 mille. C’est le grand succès !

            On a donc beaucoup écrit sur le livre et sur son auteur. Parmi les apports à retenir, il faut dire quelques mots de la communication d’Olaf Mueller lors du premier colloque du CRID 14-18. Barbusse a écrit son livre en 1915-1916, il en a d’abord publié les chapitres dans le quotidien L’Œuvre, puis en livre chez Flammarion, et il a obtenu le prix Goncourt 1916. Olaf Mueller montre que Le Feu ne demande pas la cessation des combats. « Ce que propose Barbusse dans Le Feu, en revanche, c’est l’acceptation inconditionnelle de la guerre présente et de toutes ses souffrances dans la perspective de pouvoir construire un avenir vaguement défini comme meilleur et d’où la guerre serait bannie. » On trouve dans les lettres de Barbusse à sa femme la confirmation des intentions de l’auteur. Ainsi, le 20 juin 1915 : « La guerre est une chose dont on ne peut soupçonner l’horreur lorsqu’on ne l’a pas vue. C’est pour cela qu’il faut que d’autres que nous n’aient pas à la refaire. » Et le 13 octobre 1916 : « La substitution d’un idéal humanitaire et libéral au déroulédisme borgne et crétin, est susceptible d’aider les soldats à accomplir leur terrible devoir. » Olaf Mueller peut conclure : « Ce n’est qu’après la publication du roman suivant de Barbusse, Clarté (1919), et surtout en réaction à son développement politique, se rapprochant de plus en plus du Parti communiste jusqu’à son adhésion en 1923, que commença à prévaloir une lecture soupçonnant chez l’auteur de 1916 les mêmes convictions politiques que défendait celui de l’après-guerre. » En 1919, chez le même éditeur Flammarion, Barbusse écrivit une préface pour La Guerre des soldats de Raymond Lefebvre et Paul Vaillant-Couturier, qui allaient eux-mêmes adhérer au Parti communiste.

            Poilus lecteurs de Barbusse

            Dans son analyse du Feu, JNC rapporte une anecdote intéressante : « Un jour au front en 1917 je discutais des mérites du Feu avec un capitaine, officier de carrière, un vrai poilu et, comme tel, peu liseur et fervent admirateur de Barbusse. Je lui citai plusieurs des absurdités présentées ici [dans Témoins]. « Sans doute, dit-il, c’est inexact, mais voilà assez longtemps qu’on bourre le crâne aux gens de l’arrière sur notre vie d’ici et Barbusse dit exactement le contraire de tous ces articles et récits qui nous donnent sur les nerfs ; ce n’est pas malheureux qu’on entende à la fin un autre son de cloche. » Je lui parlai d’autres livres de combattants déjà parus à cette époque, en choisissant les meilleurs, ceux de Genevoix, Lintier, Roujon, Vassal, Galtier-Boissière. Il n’en connaissait aucun. » JNC confirme que le succès de Barbusse doit beaucoup à une réaction contre les œuvres de Gandolphe, Sanhol et autre Jean des Vignes Rouges.

            L’appréciation nuancée du capitaine Paul Tézenas du Montcel complète celle du capitaine anonyme : « Terminé hier Le Feu de Barbusse, livre détestable, brutal, grossier même ; lecture déprimante aussi, car l’ouvrage ne montre que les misères et les horreurs de la guerre, jamais l’héroïsme et la beauté morale des sacrifices faits par nos soldats et nos officiers. De ceux-ci le nom n’est même pas prononcé. Mais cependant, ces graves réserves faites, je dois dire que dans aucun autre livre encore je n’avais trouvé une peinture plus vraie et plus exacte de nos souffrances et de nos misères. » Et JNC de commenter : « Il faut être poilu pour savoir rendre justice à un tel livre alors qu’on est conservateur et catholique. »

            L’index du livre de Benjamin Gilles sur les lectures des poilus mentionne 21 fois Le Feu, seulement cinq fois les  divers titres de Genevoix, deux fois Les Croix de Bois de Dorgelès et pas grand-chose d’autre. Même si ce n’est pas exhaustif, cela montre encore une fois la place de Barbusse. La majorité des opinions des poilus sur Le Feu sont favorables. Benjamin Gilles cite la lettre du 23 novembre 1917 de Robert Carré (conservée à la BnF dans le fonds Barbusse) : « Votre Feu a été la révélation, le messie attendu. Tous ceux qui ont vu, qui ont senti l’épouvante de la lutte de la chair contre le fer et le feu, tous ceux qui ont vu la détresse de l’être humain obligé de se garantir contre la mort victorieuse souhaitaient, avec quelle ferveur !, le livre qui nous en est venu. Enfin, avons-nous dit, celui-là écrit ce que nous pensons. »

            La lettre du 26 mai 1917 de Jules Isaac à sa femme fait une large place à son commentaire sur le livre qui nous occupe : « Le Feu est décidément un livre admirable, je dirai un livre sacré, tant il est l’image fidèle de la réalité. […] Ce réalisme vigoureux de Barbusse et d’une puissance vengeresse me fait songer à Daumier, à notre Daumier. Évidemment, pour certains qui vivent à l’arrière, c’est déplaisant ; et la violence du contraste est telle que l’esprit peut à peine l’accepter et se plait à croire que « c’est exagéré ». Il est plus commode de le croire en effet et de nous traiter bonnement comme de braves gens qui ont la chance de faire une cure de plein air prolongée et qu’on félicite de leur bonne mine, sans plus s’inquiéter de leur sort que s’il n’y avait pas la guerre. » D’autres historiens, eux-mêmes anciens combattants, André Ducasse, Jacques Meyer et Gabriel Perreux renchérissent dans leur Vie et mort des Français : « Malgré ses outrances macabres et idéologiques, ses omissions volontaires – les officiers sont absents – ce Journal d’une escouade reste un grand livre. Barbusse est le Zola des tranchées. Il a su concilier la vigueur du réalisme et la fougue du visionnaire, qui s’évade parfois aux frontières du symbole et du rêve. Il décrit le poilu, corps et âme, avec ses souffrances, sa grandeur, ses grossièretés. »

            Le capitaine Paul Tuffrau a également apprécié Le Feu : « Un livre très fort, très juste, systématiquement tragique : je l’ai lu la gorge serrée, et tout le cafard de l’Artois m’est revenu. Un livre dangereux pour l’avant – très utile pour l’arrière qui ne sait pas ce qu’est la guerre. Toute l’attaque de la cote 119 est superbe. J’aurais voulu moins d’apocalypse à la fin. La vérité de cette poignante misère humaine suffisait. » Cet aveu (« la gorge serrée ») fait penser au commentaire du poilu Auguste Bastide sur le livre du poilu Louis Barthas : « Ce livre est tellement beau et tellement vrai que j’ai pleuré à plusieurs reprises en le lisant. »

            Le soldat Jean Coyot estime qu’il a fallu du courage pour écrire ce livre. Albert Marquand émet quelques réserves sur Le Feu, mais il le considère comme « le seul bouquin qu’on ait fait de potable sur les Poilus ». Camille Rouvière, lui-même caporal au 231e RI, l’a lu dès novembre 1916. Le 4, dans son carnet, il note : « Un bouquin vient de paraître… Le Feu. Pas de bourrage, là-dedans. Personnages : les types d’une escouade du 231e. L’auteur : Barbusse. Je me rappelle : un bonhomme sec et sombre, vieux, ou vieilli, un engagé. […] Qu’en dites-vous, messieurs les Intellectuels de l’arrière ? […] Vive Barbusse, notre héros, à nous ! Vive Le Feu qui incinère l’officiel mensonge ! » Rouvière revient sur la question quelques jours plus tard, après en avoir discuté avec des officiers qui se plaignent que le livre les ignore : « À vous, messieurs les officiers : tous les académiciens, tous les évêques du bon Dieu, et tous les historiens ! À nous : rien que ce Feu. À nous, rien que Barbusse. » Autre combattant du 231e, intellectuel, Louis Krémer, qui a côtoyé Barbusse et lu son livre, le trouve d’abord « bien plat et déplorablement populaire par moments », mais il l’apprécie davantage par la suite.

            Quelques soldats ont émis des avis défavorables, mais parfois avec des nuances. Conservateur, fervent catholique, nationaliste, le sergent du 7e Génie Jean Augé note début août 1917 : « Un lieutenant me prête un livre paru récemment et intitulé Le Feu d’un écrivain nommé Barbusse. Ce roman, qui se veut le journal d’une escouade, est une insulte au poilu du front dont il trace un portrait d’homme parlant un argot spécial et retombé dans une vie primitive avec quelques situations invraisemblables. D’autres recueillies auprès de blessés dans les hôpitaux sont émouvantes, mais l’ensemble est plutôt déprimant et d’un caractère défaitiste. » En octobre 1917, Édouard Cœurdevey (qui ne recevra le baptême du feu qu’en août 1918) note que Le Feu lui donne le cafard : « Le livre est faux par exagération et parti pris. Je loue la maîtrise de l’artiste à dépeindre l’horrible, mais je dénie à l’écrivain la probité dont il fait étalage, comme ces nouveaux riches d’un faux titre de noblesse acheté en secret. Parce qu’il a fait une peinture hardie, il veut faire croire qu’elle est loyale. » Le sergent Roger Cadot, journaliste dans le civil, écrit que ce livre lui a été recommandé par le commandant Crimail : « Je lus ce livre amer et sombre, où des pages criantes de vérité alternaient avec des tirades déclamatoires […] où un réalisme désolé n’a pour correctif qu’un âpre aspect de révolte contre l’injustice du monde et la hiérarchie sociale qui le perpétue. […] Quel que fût son mérite littéraire, un tel livre, paraissant en pleine bataille, ne pouvait être considéré par les officiers du front que comme une drogue pernicieuse pour l’esprit des troupes. Mais les rêveries anarchistes font toujours résonner des cordes profondes dans les âmes judaïques et l’ingénieur Crimail était juif… Heureusement que les poilus ne lisaient guère. »

            Deux ou trois choses encore sur Barbusse

            Alfred et Rosa Roumiguières étaient instituteurs à Sorèze (Tarn) en 1914. Leur correspondance du temps de guerre, d’un grand intérêt, aborde en janvier 1918 le livre de Barbusse. Le sergent Roumiguières, qui a une forte expérience du front, exprime une opinion nuancée : « Le Feu est un livre qui donne le cafard. Barbusse ne décrit que les mauvais moments du poilu. Il néglige les bons. Je veux bien qu’à la guerre les mauvais moments soient les plus nombreux. Mais, tout de même, il est des fois où le poilu ne s’en fait pas. Il oublie le passé, surtout l’avenir, il oublie sa famille pour ne jouir que du présent. Dans Le Feu, je retrouve les terribles journées de Lesseux, de la Tête de Faux et de 607, mais je n’y vois pas les gaies soirées du Violu et de Laveline. Il est vrai que j’étais sous-officier tandis que Barbusse ne cause que de simples soldats. Mais même les simples soldats sont gais par moments, témoin ma demi-section la veille du jour où nous devions monter à la Tête de Faux et bien d’autres jours encore. Malgré cette critique, Le Feu n’en reste pas moins une œuvre que j’apprécie énormément. Je n’y vois que des choses réelles et décrites sous une couleur toute « poilue » si je peux m’exprimer ainsi. » Rosa, qui approuve, semble en contradiction avec son milieu : « J’admire Le Feu comme toi. Nos collègues trouvent que ce n’est pas de la littérature, qu’on n’écrit pas comme cela et que c’est gênant à lire. Je ne pense pas comme eux ; on s’habitue très vite à l’argot des tranchées ou à l’accent des poilus en scène et cela ne gêne pas du tout. C’est d’ailleurs un si petit détail à côté des beautés du livre qu’il est inutile d’en parler. »

            Nommée professeur au lycée de garçons de Montpellier, Jeanne Baraduc a relaté son expérience dans le livre La femme chez les garçons, paru en 1919 sous le pseudonyme de Jeanne Galzy. Le récit d’un cours, remarqué par Loukia Efthymiou, concerne notre thème : « J’apporte Le Feu et je leur lis cet épisode de l’assaut qui devrait être dans toutes les anthologies scolaires. Mais visiblement cette pitié, que je voulais éveiller en eux, pour qu’à leur exaltation succédât la compassion pour tant de souffrances, ne monte pas de ces pages d’où l’on dirait pourtant que gicle le sang et d’où l’on croirait entendre râler la douleur. »

            D’autres femmes ont-elles lu Barbusse ? Née en 1903, fille de médecin, ayant vécu la plus grande partie de la guerre en territoire occupé, à Vendegies-sur-Écaillon (Nord), Andrée Lecompt note sur son journal intime, le 8 mars 1919 : « Maintenant, espérons-le, le bonheur nous sourira sans tarder et il me semble qu’on saura l’apprécier davantage, l’épreuve nous aura sans doute mûris et rendus plus forts. Et puis, ai-je le droit de me plaindre quand tant d’autres ont eu à subir des souffrances bien plus terribles que les nôtres ? Que sont nos épreuves comparées aux tortures des soldats du front ? J’ai lu un livre, Le Feu d’Henri Barbusse, relatant la vie des tranchées en 1916, il y fait un tableau frappant et réel de l’existence du véritable « poilu » et le livre tout entier n’est qu’un long refrain de misères et de souffrances. Il m’a remplie d’horreur et de pitié, et d’après cela je ne me trouve plus le droit de me plaindre. Quel bonheur n’ont-ils pas mérité, ces pauvres jeunes gens ! »

            En complément marginal, je rappelle l’initiative du poilu Marx Scherer de relier ses propres notes avec un exemplaire du Feu et de mettre sur la tranche le nom des deux auteurs : H. Barbusse, M. Scherer (voir dans la première partie de ce feuilleton le point 7). Quant à l’exemplaire de Jules Puech dont j’ai hérité, il n’apporte rien sur Barbusse, mais il révèle les habitudes de ce poilu intellectuel déjà largement cité : il a noté avoir commencé la lecture du Feu le 1er avril 1917 et l’avoir terminée le 9 avril, lundi de Pâques, à 2 h ¼ du soir.

            Je termine sur une question iconoclaste posée à l’auteur du best-seller par Élie Faure, expert en paradoxes : « Veux-tu qu’il n’y ait pas eu la guerre et n’avoir pas écrit Le Feu ? » Le même Élie Faure, médecin, a divisé son témoignage sur la période 1914-1918, intitulé La Sainte Face, en trois parties : « Près du feu » ; « Loin du feu » qui contient le récit de la visite de ce spécialiste d’histoire de l’art à Cézanne en Provence ; et « Sous le feu », dans la Somme en 1916.

            Le cas Duhamel

            La critique de l’œuvre de Georges Duhamel (Goncourt 1918 pour Civilisation, auteur également de Vie des martyrs et de Les sept dernières plaies) par JNC est moins acerbe que celle de Barbusse. Mais reste l’accusation d’avoir sacrifié le témoignage à la littérature. « Vie des Martyrs est vraiment le livre de la pitié. Mais est-ce que l’auteur n’a pas joué avec trop d’insistance sur cette corde de la pitié, dans un but littéraire, avec l’intention de produire des morceaux à succès ? »  Pour conclure : « Celui qui stylise ou transpose les faits de son expérience peut prétendre faire œuvre de littérateur, jamais de témoin. »

            En dehors d’une notice personnelle sur quatre pages, JNC revient sur Duhamel à propos d’autres témoignages de médecins. La sobriété du récit du médecin belge Max Deauville s’oppose « aux belles phrases sentimentales de Duhamel si abstraites de toute réalité, si détachées du temps, des lieux, des personnes réelles ». Il y a chez Pierre La Mazière, comme chez Duhamel, un récit de trépanation sans chloroforme. « L’anecdote de La Mazière est plus simple, plus vraisemblable et à coup sûr moins arrangée. Notre auteur a d’ailleurs toujours cet avantage sur Duhamel : avec celui-ci on a une émotion esthétique, avec celui-là une émotion directe, humaine, réelle ; les scènes de l’un se passent dans les limbes ou en Utopie, celles de l’autre à Sedd ul Bahr [à Gallipoli], sur l’HCF [Hôpital Chirurgical Flottant] tel jour de tel mois de telle année. » Quant au livre de Léopold Chauveau, si proche de celui de Duhamel, pourquoi est-il resté dans l’obscurité ?

            C’est avec le livre d’Albert Martin qu’on peut terminer cette analyse. Il a été  composé par son petit-fils à partir de ses lettres à sa femme, de son carnet personnel et de quelques échanges d’après-guerre avec Georges Duhamel. Albert Martin était le médecin-chef de l’ambulance 9/3 où exerçait aussi le futur prix Goncourt. Sa description de l’équipe médicale et de son travail trace le cadre de l’activité de l’écrivain : souci de former le personnel ; alternance de phases de surmenage et de désœuvrement ; majorité écrasante de blessures causées par des éclats d’obus ; « une chirurgie ingrate, décevante et pénible » mais la satisfaction de servir à sauver des vies. Ces pages sont très proches du témoignage d’un autre médecin-chef (ambulance 8/18), Prosper Viguier.

            Dans la lettre à sa femme du 24 octobre 1916, le docteur Martin écrit : « Je viens de parcourir les épreuves d’un livre de Duhamel, intitulé la « Vie des Martyrs ». Quand il paraîtra, je te l’enverrai. Il t’intéressera, car c’est une sorte de recueil de ce qu’il a vu et entendu dans mon ambulance. Je crois que ce livre aura beaucoup de succès. » Duhamel a en effet dédicacé son livre « au docteur Albert Martin, en souvenir des deux années passées à ses côtés en campagne, en souvenir des héros obscurs que nous avons soignés ensemble et dont j’ai raconté l’histoire. Hommage d’affectueux dévouement. G. Duhamel, le 2 avril 1917. » C’est dans la préface du livre d’Albert Martin, signée Arlette Lafay, que se trouve cette expression significative qui ramène à l’analyse de Jean Norton Cru : dans les livres de Duhamel, « les paroles et pensées ordinaires mêmes devenaient, au miroir de l’Art, sentences pour l’éternité ».

Ouvrages utilisés :

– Thierry Hardier & Jean-François Jagielski, Oublier l’apocalypse ? Loisirs et distractions des combattants pendant la Grande Guerre, Paris, Imago, 2014.

– Alexandre Lafon, La Camaraderie au front 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2014.

– Bernard Maris, L’Homme dans la guerre, Maurice Genevoix face à Ernst Jünger, Paris, Grasset, 2013.

– Olaf Mueller, « Le Feu de Barbusse : la « vraie bible » des poilus. Histoire de sa réception avant et après 1918 », dans La Grande Guerre, pratiques et expériences, Toulouse, Privat, 2005. En fait, le CRID 14-18 s’est officiellement constitué lors de la sortie de ce livre.

– Benjamin Gilles, Lectures de poilus 1914-1918, livres et journaux dans les tranchées, Éditions Autrement, 2013.

– André Ducasse, Jacques Meyer, Gabriel Perreux, Vie et mort des Français (1914-1918), Paris, Hachette, 1959.

– Loukia Efthymiou, « Témoignages de professeures mobilisées : aspects genrés d’une histoire de l’intime durant la Grande Guerre en France » dans Heroisches Elend, Misères de l’héroïsme, La Première Guerre mondiale dans la mémoire intellectuelle, littéraire et artistique des cultures européennes, Francfort, Peter Lang, 2014. Dans le même ouvrage, voir aussi Léonor Delaunay, « Le Feu en scène : Usages et circulations d’une œuvre de guerre ».

Sources :

– Dans Témoins, notices Bertrand, Benjamin, Malherbe, Barbusse, Bernier, Werth, Montherlant, Florian-Parmentier, Géraldy, Paulhan, Vignes Rouges, Dorgelès, Genevoix, Lefebvre & Vaillant-Couturier, Lintier, Roujon, Vassal, Galtier-Boissière, Gandolphe, Sanhol, Tézenas du Montcel, Tuffrau, Faure, Duhamel, Deauville, La Mazière, Chauveau.

– Dans 500 témoins, notices Barbusse, Isaac, Tuffrau, Barthas, Coyot, Marquand, Rouvière, Krémer, Cœurdevey, Roumiguières, Lecompt, Puech, Martin, Viguier.

– Sur le site du CRID, notices Cadot, Astruc (Roumiguières), Scherer.

Écrire… Publier…

Réflexions sur les témoignages de 1914-1918

9e envoi (20 novembre 2021)

4. Notables profitant d’un marché éditorial

            Dès les premiers mois, les maisons d’édition ont compris que la guerre constituait un marché intéressant. Entre 1915 et 1928, 65 maisons ont édité les 304 livres analysés par Jean Norton Cru ; 15 d’entre elles en ont publié plus de cinq ; Plon, Perrin, Berger-Levrault, Payot et Hachette, plus de quinze. Elles ont créé des collections : « Mémoires et récits de guerre » (Hachette) ; « Les Cahiers de la Victoire » (La Renaissance du Livre) ; « Souvenirs et récits de la guerre 1914-1918 » (Delagrave) ; « Collection de mémoires, études et documents pour servir à l’histoire de la Guerre Mondiale » (Payot) ; « Pages actuelles 1914-1918 » (Bloud). Berger-Levrault en avait même deux : « Collection France » et « La guerre. Les récits des témoins ». La vogue des livres de guerre a encouragé des écrivains de circonstance, des notables connaissant les chemins menant vers l’édition. Beaucoup d’entre eux ont donné des témoignages peu fiables sur l’expérience de guerre ; ils se révèlent appartenir à diverses formes de propagande, ce qui les constitue en témoignages sur les intentions des auteurs. JNC précise encore à leur propos : ils seront vite oubliés.

            Lafond et Lafont

            Dans cette étude que je considère comme sérieuse, je ne peux cependant pas résister à présenter ces auteurs aux noms très proches, qui peuvent évoquer les deux as de la police secrète des aventures de Tintin. Ceux-là ne sont pas policiers ; ils ont un prénom ; JNC les a classés tous deux en 5e catégorie. Georges Lafond, économiste, a publié Ma mitrailleuse en 1917 chez Fayard. Ce livre ne contient que « des fables plaisantes » pour les lecteurs du Petit Parisien, « un tissu d’énormités ». Il bénéficie d’une préface inepte de Barrès. Quant au livre de Bernard Lafont, polytechnicien, Au ciel de Verdun, notes d’un aviateur, paru en 1918 chez Berger-Levrault, il n’apporte rien en fait de témoignage.

            Ouvrages de propagande patriotique et militaire

            Officier de carrière dans une unité de chasseurs à pied, Henri Libermann a réussi à faire publier chez trois éditeurs différents trois livres aussi faibles l’un que l’autre. Il ne s’agit que de glorification de la patrie, de l’armée, du combat de préférence à la baïonnette, et de ses propres exploits de « foudre de guerre ». À propos d’Émile Laure (pseudo : Henri René), officier de carrière dans l’infanterie, JNC conclut : « Au fond je pense que Laure n’a pas eu l’intention d’apporter un témoignage dans ce livre ; il n’a songé qu’à une propagande patriotique et militaire. » Lui aussi officier de carrière, mais dans l’artillerie, Lucien Souchon (pseudo : Scoudert) se manifeste par sa haine « du Boche infâme et reptilien », son rejet des idéalistes et des intellectuels. Le polygraphe prolifique Louis Thomas (dix livres de guerre) est qualifié de « Barrès du front » et d’homme lige du patriotisme illimité. JNC ajoute : « Thomas a l’âme héroïque ce qui implique beaucoup de naïveté : il faut vraiment être naïf pour transcrire toutes les légendes épiques, tous les récits officiellement embellis, toutes les citations lapidaires où le héros tombe en criant Vive la France ! » Autre formule choc, « Debout les morts ! », lancée par Jacques Péricard, exploitée jusqu’à saturation et reprise par Barrès. « Comme tous ceux qui inventent leurs souvenirs, Péricard fait grand usage de la baïonnette », remarque JNC. La thèse de l’historien Cédric Marty a récemment fait le point sur cette arme emblématique, très présente dans les récits inventés, mais d’un usage limité dans la vraie guerre.

            Dans le livre du journaliste puis haut fonctionnaire François de Tessan, on ne trouve que propagande inspirée par les chefs de l’armée. Officier, Maurice Constantin-Weyer a voulu exalter les officiers ; membre de l’Action française, René de Planhol a mis en avant la 17e division d’infanterie, et l’aumônier Vuillermet, son unité de chasseurs. Le titre même du livre du soldat canadien Claudius Corneloup, paru à Montréal en 1919, est sans ambiguïté : L’épopée du 22e (22e bataillon canadien français, seule unité spécifiquement francophone du corps expéditionnaire canadien en France). Mourad Djebabla, auteur de la notice sur le site du CRID, précise que « le but premier de l’ouvrage est de mettre en lumière les exploits » de cette unité, de montrer « sa bravoure, son audace, sa hardiesse, son moral à toute épreuve ». Le tout accompagné de critiques à l’égard des Anglais.

Quant à René Nicolas, il est parti en 1916 faire des conférences aux États-Unis, et son Carnet de campagne d’un officier français doit plus à la mise en avant des idées de gloire et de panache à destination de son public, qu’à sa très brève expérience du front. « Le mensonge inconscient se manifeste chez Nicolas de la façon la plus claire dans son optimisme forcené et dans ses épisodes de bravoure », écrit JNC. Le plus grave, c’est que l’ouvrage a été choisi comme livre de lectures françaises à l’usage d’écoles secondaires américaines. Ainsi  la dimension de propagande a atteint un niveau très élevé.

            Les cas de soldats alsaciens et lorrains, présentés notamment par Raphaël Georges, sont particuliers. Ces hommes ont combattu dans l’armée allemande, mais leur témoignage a été publié après le rattachement à la France. Certains racontent leur expérience concrète sans prise de position pour une patrie ou l’autre : c’est le cas du fantassin Richert et du marin Jolidon. Beaucoup témoignent de leurs sentiments pro-français. En 1934, à Colmar, Eugène Bouillon a publié Sous les drapeaux de l’envahisseur, Mémoires de guerre d’un Alsacien ancien combattant 1914-1918, dont le titre même est très clair, ce qui n’empêche pas l’auteur d’ajouter : « Ces mémoires seront un témoignage de fidélité de l’Alsace à la France. » Raphaël Georges pointe le caractère « manichéen » de ce livre. Charles Rudrauf est également francophile ; il dédie même son livre à Déroulède. Mais celui de Félix Waag est pris dans le mouvement autonomiste alsacien ; un militant de cette tendance a fait publier l’ouvrage, préfacé par un autre. Précisons cependant que le livre n’a été rédigé qu’en 1983, l’auteur étant âgé de 89 ans, et édité seulement en 2005. Il témoigne peut-être sur une autre époque que les années 1914-1918.

            Propagande politique et règlements de comptes

            Georges Gressent a signé du pseudonyme de Georges Valois le livre paru en 1918, intitulé Le cheval de Troie, sous-titré Réflexions sur la philosophie et sur la conduite de la guerre. JNC l’a classé en catégorie 5 en précisant : « La première partie du livre est fausse parce qu’elle est inspirée absolument des opinions politiques de l’auteur, et ne tient aucun compte de la guerre telle qu’elle fut ni des poilus tels qu’ils furent. » Valois critique les idées pacifistes, le thème de la guerre pour mettre fin aux guerres, la Société des Nations qui est « de la folie pure ». La seconde partie est truffée de préjugés « étonnants de naïveté » (JNC). Les tranchées seraient le produit de la démocratie. Une armée royale n’aurait connu que la gloire des victoires en rase campagne. La cavalerie aurait été l’arme décisive.

            Le secrétaire d’état-major Henri Miguet a signé d’un pseudonyme (Henri Dutheil) son livre de 1923 dédié « au chef, à Léon Daudet ». Classé en catégorie 5 pour la valeur du témoignage sur la guerre, cet auteur n’écrit que pour mettre en avant ses opinions politiques et ses préjugés.

            Toujours en catégorie 5, voici Heures de gloire et de misère de Jean Balleidier, paru en avril 1925, qui le signe de son vrai nom. La part de l’expérience de guerre y est très faible au milieu de beaucoup de remplissage et de fiction. Surtout, l’intention première est de critiquer « Caillaux et sa bande », Brizon, Accambray, Raffin-Dugens, « tristes sires » qui « s’efforçaient de salir notre Gloire », mais il s’agit aussi de s’en prendre aux adversaires de 1924, Albert Thomas, Édouard Herriot. JNC conclut : « Espérons que l’exemple de Balleidier et de Dutheil ne sera pas suivi. »

            Mais il l’a été, par André Laffargue, officier en 1914, dont le témoignage va jusqu’en 1945. Je cite l’analyse d’Alexandre  Lafon sur son livre publié par Flammarion en 1962 : Il s’agit de « justifier sa défense de Pétain lors du procès de ce dernier, réhabiliter l’armée de Vichy, appuyer son rejet du gaullisme, de la résistance et du parlementarisme (plein de haine pour Aristide Briand). Il ne faut donc pas se tromper : c’est aussi à un ouvrage politique que nous avons affaire, à travers un exposé de valeurs conservatrices (la légitimité, l’appel au chef…). Bref, le long plaidoyer d’un homme qui semble se refuser à abandonner ce en quoi il a toujours cru. »

            Propagande religieuse

            Les livres chargés de propagande religieuse sont à peine moins mal notés par JNC. L’aumônier Georges Ardant (sous le pseudonyme – encore un – de Jean Limosin) a publié deux grands volumes aux éditions de la Bonne Presse, qui ne peuvent être classés qu’en 5e catégorie. Lisons la notice de JNC : « On se serait attendu à trouver de bonne psychologie chez un prêtre instruit, connu, habitué au maniement des âmes. Non, on ne rencontre que de la religion de catéchisme et un optimisme sans bornes. D’après Limosin, les soldats sont extraordinairement pieux ; il accumule les récits de messes, réunions religieuses, morts édifiantes. » Le chanoine Joseph Payen prétend montrer L’âme du poilu, titre de son livre. À 60 ans, il a fait preuve d’un dévouement supérieur à celui de Barrès en s’engageant réellement. Mais, comme l’écrit JNC, « on peut être un très brave homme de prêtre, un parfait honnête homme, et se trouver l’auteur d’un fort mauvais livre » de 5e catégorie. Payen était sur place en Champagne, à Verdun, dans la Somme, et il n’a rien vu. JNC est forcé d’admettre « cette chose quelque étonnante qu’elle soit : il y a des yeux qui ne voient point, des oreilles qui n’entendent point ».

            Placé en catégorie 4, l’abbé Albert Bessières, qui a publié trois titres chez trois éditeurs différents, aurait pu mieux faire en qualité. En résumé de sa notice, JNC note : « Bessières est un écrivain fort capable, mais qui n’a pas donné ce qu’on pouvait attendre de lui. Il a passé toute la guerre au front et s’il avait voulu s’astreindre à peindre ce qu’il a vu, la religion telle qu’il l’entend n’y aurait rien perdu, au contraire. Car trois livres bien documentés et moins pieusement bavards auraient été lus et appréciés dans tous les milieux. » La fréquentation des officiers de cavalerie lui a fait exprimer des idées absurdes selon lesquelles dans « la guerre française » il y a place « pour la lance et le sabre ».

            Fils de paysan, Henri Volatier est considéré par JNC en 1929 comme « le seul soldat homme du peuple, le seul poilu non bachelier ou breveté dont on ait publié les impressions ». Il fut tué au Vieil-Armand le 4 mai 1916. C’est un aumônier qui a sélectionné à son gré des extraits de ses lettres, produisant un livre « à l’usage de lecteurs que l’on suppose dénués d’intelligence ». JNC peut conclure : « Ce livre fait partie de la série d’ouvrages de propagande religieuse du temps de la guerre. C’est plutôt une biographie pieuse où le héros est idéalisé qu’un véritable livre de guerre. » Une édition plus complète et non retouchée permettrait peut-être de classer Volatier dans une catégorie supérieure à la quatrième.

La correspondance du capucin Xavier Thérésette a subi les mêmes coupures. Le livre du jésuite Frédéric de Bélinay rassemble des articles destinés à des revues catholiques et cela nuit à son indépendance. Le capucin et le jésuite se trouvent en catégorie 4, celle de Barbusse. On trouvera un ton plus libre dans les lettres du jésuite Émile Goudareau étudiées dans le mémoire de master de Jacques Félix soutenu en 2006 à Toulouse. La correspondance échangée entre Teilhard de Chardin, jésuite, brancardier nostalgique du front, et le géologue Jean Boussac, tué à Verdun en août 1916, a été publiée en 1986. Elle révèle l’opposition entre une rhétorique chrétienne abstraite et l’évocation, non moins chrétienne, de la réalité des tranchées. Quelques semaines avant d’être tué, Jean Boussac écrivait à sa femme : « Sais-tu bien que j’aimerais mieux être au bagne qu’ici ? Je serais délivré au moins de cette obsession d’être mis un jour dans la nécessité de tuer pour ne pas être tué, et tuer qui ? Un excellent homme peut-être, et un père de famille ? Crois-tu que c’est un métier pour un chrétien ? »

Côté protestant, le titre du livre d’André Cornet-Auquier (Un soldat sans peur et sans reproche) et son sous-titre (Pages dédiées aux jeunes pour leur servir d’exemple) semblent indiquer une démarche proche de celle des catholiques évoqués ci-dessus. D’autant que, l’auteur ayant été tué le 2 mars 1916, c’est son père, pasteur, qui a organisé l’édition dans le sens d’un panégyrique. Mais JNC estime que Cornet-Auquier parlait comme un vrai poilu et qu’il faudrait collecter des fonds pour réaliser une édition complète de ses 400 lettres du front. Tel quel, son livre de 1918 est déjà classé en deuxième catégorie.

Des témoignages de pasteurs protestants ont été publiés plus récemment. Pasteur, fils de pasteur, père de pasteur, Freddy Durrleman exerce son prosélytisme d’aumônier sur un bateau hôpital en mer Égée. Le livre composé à partir de sa correspondance a été publié par la maison d’édition, La Cause, qu’il avait lui-même fondée. Durrleman lutte contre l’alcool ; il n’hésite pas à pratiquer une censure expéditive sur les « vilains livres de crimes et de débauche » qu’il jette à la mer (la censure officielle, terrestre, ne pouvait utiliser ce procédé). Il souhaite que la guerre apporte « des fruits de repentance » et pour cela une « propagande intelligente et constante » est nécessaire. Mais il n’est pas tout d’une pièce. Il apprécie Jaurès ; il décrit et comprend des situations et des personnages complexes. Les prêtres catholiques qu’il est amené à fréquenter sont matérialistes et incultes. Par contre, Roger Delteil, lui aussi d’une famille de pasteurs, qui pratique assidument un « patois de Canaan » parfaitement intériorisé, écoute avec plaisir l’abbé Birot, un autre de nos témoins. Les livres de guerre de Roger Delteil et d’autres auteurs protestants sont publiés aux éditions Ampelos.

Propagande pacifiste ratée

À la recherche de l’authenticité des témoignages, Jean Norton Cru s’en prend aussi à ceux qui veulent faire de la propagande contre la guerre en produisant des récits mensongers, souvent les mêmes que ceux des frénétiques. Il s’adresse au docteur Poiteau, auteur du livre Les coulisses de l’épopée, paru en 1923 à Lyon : « Ce que nous voyons de plus clair dans le livre de Poiteau c’est justement cette passion, cette haine aveugle de la guerre à qui tous les arguments sont bons, toutes les armes sont permises. Non, docteur, la vérité passe avant la haine de la guerre. Heureusement, car seule elle peut donner la force aux arguments, seule elle permettra à notre campagne contre la guerre d’être efficace. » Émile Poiteau est « un de ces médecins qui prétendent témoigner et convaincre en ne disant presque rien de ce qu’ils ont vu et fait mais en écrivant d’abondance sur ce qu’ils ignorent : le combat d’infanterie. » Classé en catégorie 4.

Des trahisons pour plaire au public

En catégorie 4 ou 5, figurent des auteurs « frénétiques » qui ont tous le souci de donner au public ce qu’il réclame, de l’héroïsme invraisemblable, des charges à la baïonnette, des corps à corps où on se bat au couteau, où tout peut servir d’arme, la pelle, les poings, les dents. Ces auteurs portent « l’invisible casque de la décence universelle », selon l’expression d’un très bon témoin, Léon Werth. Il n’est pas nécessaire de citer leurs noms, sauf peut-être celui du frère belge Martial Lekeux, auteur de Mes cloîtres dans la tempête, livre qui a eu un énorme succès grâce à ses descriptions de « mêlées serrées, compactes, foyers de bruit, d’ivresse, de fureur et de sang comme les artistes les représentent depuis plus de mille ans ». Il n’est pas impossible que le statut insolite de franciscain sanguinaire ait favorisé ce succès.

Plus récemment, dans sa notice sur le témoignage de Jean Laffray, Vincent Suard a employé des termes proches de ceux de JNC : le livre de Laffray offre au public ce que les amateurs d’aviation ont envie de lire.

            Quant à deux auteurs qui exaltent la guerre avec sincérité, ils appartiennent à des familles de guerriers fameux depuis des siècles et doivent écrire en restant fidèles aux générations précédentes. Le témoignage du capitaine de La Tour du Pin, publié en 1920, professe l’amour de la guerre. Une autre explication de cette attitude atypique vient peut-être d’une volonté de réaction contre Le Feu de Barbusse. Quant au duc de Lévis-Mirepoix, il refuse de juger la guerre, mais il idéalise et glorifie ses laideurs. JNC a classé La Tour du Pin en catégorie 4, en compagnie de Barbusse, et Lévis-Mirepoix en catégorie 3.

Publication tardive d’un notable

Cinquante ans après la parution de Témoins de JNC, en 1979 donc, à 85 ans, Pierre Waline a rédigé ses Souvenirs d’un officier d’artillerie de tranchée, livre publié à Strasbourg en 2009. L’auteur appartient à une famille de notables hostiles avant la guerre à l’impôt sur le revenu ; lui-même a représenté le patronat au BIT (Bureau international du travail) et l’a présidé de 1971 à 1974. Le présentateur du livre exprime une opinion très personnelle en se réjouissant qu’enfin l’étude des élites ait « reconquis une légitimité ». L’auteur, lui, a placé son texte sous les auspices de Barrès ; il retrouvait ainsi une posture fréquente chez les notables ayant emprunté bien avant lui les chemins menant à l’édition. L’incontournable Barrès.

Ouvrage cité :

– Cédric Marty, À l’assaut ! La baïonnette dans la Première Guerre mondiale, Paris, Vendémiaire, 2018.

Sources :

– Dans Témoins, notices Lafond, Lafont, Libermann, René, Scoudert, Thomas, Péricard, Tessan, Planhol, Vuillermet, Nicolas, Valois, Dutheil, Balleidier, Limosin, Payen, Bessières, Volatier, Thérésette, Bélinay, Cornet-Auquier, Poiteau, Werth, Lekeux, La Tour du Pin, Lévis-Mirepoix.

– Dans 500 témoins, notices Constantin-Weyer, Richert, Jolidon, Bouillon, Waag, Laffargue, Goudareau, Teilhard de Chardin, Boussac, Birot, Waline.

– Sur le site du CRID, notices Corneloup, Rudrauf, Durrleman, Delteil, Laffray.

5. L’incontournable Barrès

            Maurice Barrès était en 1914 un romancier connu, membre de l’Académie française. Antisémite, antidreyfusard, personnalité marquante de la Ligue des Patriotes. Âgé de 52 ans, il n’avait pas à s’engager dans l’armée, mais il aurait pu se garder de faire des annonces intempestives en ce sens. En fait il s’engagea dans le bourrage de crâne, en restant courageusement dans la capitale, au bureau de L’Écho de Paris. Son « engagement » lui valut d’être classé second, battu de peu par Gustave Hervé, lors de l’élection du grand chef de la tribu des bourreurs de crâne par les lecteurs du Canard enchaîné en juin 1917.

            Barrès a été l’inspirateur de l’étude d’Agathon sur Les Jeunes Gens d’aujourd’hui, une enquête dans les milieux nationalistes où l’on parlait de la guerre comme d’un « sport pour de vrai », parue en 1913. Le pseudonyme Agathon cachait deux auteurs, Alfred de Tarde et Henri Massis. Ce dernier, classé en catégorie 5 par JNC, a publié deux livres à prétention de témoignages. JNC a donc dû les considérer d’autant que l’un a été couronné par l’Académie française. Il précise son jugement : « Dans le sujet qui nous occupe la contribution de Massis est pratiquement nulle, non par incapacité certes, mais parce qu’il n’a pas voulu se raconter. L’eût-il voulu, il n’aurait pas eu grand-chose à dire car son expérience de fantassin dans les tranchées fut des plus courtes. » Le Massis d’Agathon était resté au niveau des considérations mystiques sur la guerre. Par contre, on peut citer un grand partisan d’Agathon et de Barrès qui a su évoluer au contact des réalités. Jean de Pierrefeu écrivait en 1913 : « C’est Barrès qui nous indique le vrai sens où se dirige la jeunesse littéraire d’aujourd’hui. » Plus tard, en 1925, marqué par l’expérience de la réalité, le même Pierrefeu se présentait lui-même dans L’Anti-Plutarque comme « barrésien repenti » reprochant à son ancien maître de fabriquer « des abstractions comme un rosier produit des roses » et de participer activement à enrichir le stock de poncifs de la vieille France.

            Certains témoignages de combattants expriment des opinions favorables à Barrès. Le cavalier Gustave Binet-Valmer ouvre ainsi son livre Mémoires d’un engagé volontaire : « À Maurice Barrès, dont l’œuvre n’a jamais déçu les combattants, je dédie ce livre français. » En le classant en 4e catégorie, JNC a commenté cette phrase : « Binet-Valmer a-t-il jamais questionné les poilus sur Barrès ? A-t-il lu […] Pézard, Paul Cazin, Léon Cathlin et tant d’autres, non seulement déçus, mais agacés, irrités par ce sacrifice par procuration que Barrès faisait chaque jour en paroles, leur laissant le soin de le faire effectivement ? » En effet, Cathlin adresse aux journalistes et à Barrès en particulier un violent pamphlet : « Au coin du feu, tu composes de grandes phrases héroïques […] Ah ! Si tu savais comme dans la tranchée l’on sait extraire le ridicule de ta littérature ! […] Toi qui t’es fait de la peau de tes jeunes confrères morts sur le champ de bataille un tambour retentissant. »

Les notes du sergent d’infanterie Paul Cazin en date du 8 mai 1915, commencent ainsi : « J’ai fort bien dormi sur ma paille, sans trop de souci du bombardement. » Plus loin, il décrit un groupe de soldats qui « écoutent, avec des huées, les radotages d’un grand quotidien parisien. […] Un de mes hommes ne parle de rien moins que d’aller « donner des coups de pied au cul » à un écrivain dont la douleur et la honte me retiennent de citer le nom. » On devine de qui il s’agit.

            Le fantassin Camille Rouvière, en août 1915 en Artois, ironise sur les bourreurs de crâne, Hervé, Barrès, Poincaré, le tiercé gagnant de l’élection par les lecteurs du Canard enchaîné : qu’ils doivent souffrir de servir si loin du front, « si loin des autels où les attend le sort le plus digne d’envie ! » Plus tard, à Verdun, le 19 octobre 1916, Rouvière cite une autre phrase de notre académicien : « Qu’ils sont beaux nos défenseurs dans un trou, embrassant la terre natale. » Et le poilu conclut en trois mots : « Salaud de Barrès ! »

            Le philosophe Alain, lui, s’est vraiment engagé. Il n’aime pas Barrès et l’écrit à plusieurs reprises dans ses lettres à deux amies intellectuelles qui ont été publiées récemment et constituent son témoignage direct de 1914 à décembre 1917. Le 31 janvier 1915 : « On viendrait à aimer les chevaux si l’on ne voyait que des hommes comme Barrès, Déroulède, Psichari, etc. » Le 15 février, à propos de « bas journalistes » : « Tous sont maintenant au niveau de Barrès. C’est du propre. » Barrès a peur des discours vrais (19 mars). Sa devise est : « S’agiter avant, sans servir » (29 mars). Le 4 avril : « J’ai fait une terrible déclamation contre les aumôniers militaires, contre Barrès et contre tous les bedeaux. » Le 9 novembre : les romans de Barrès et de Bazin sont « des offenses à Dieu certes ; et toutes les déclamations nationalistes de même. »

            Des 77 préfaciers recensés par JNC, la plupart en ont rédigé une seule, dix en ont fourni de deux à quatre, Barrès vient largement en tête avec neuf préfaces. Six d’entre elles concernent des livres classés en quatrième ou cinquième catégorie. Un des auteurs, Boudon, exploite sa proximité avec Péguy ; un autre est le Lafond (avec d) dont nous avons déjà parlé. Dans ces livres reviennent les histoires d’espions, la Gloire et le Sublime, le Sacrifice, les pages immortelles, toutes les erreurs proliférant chez les non-combattants.

            Trois des ouvrages préfacés par Barrès méritent cependant un examen plus fin car JNC les a classés en catégorie 3 (Louis Campana) et même 2 (Georges Kimpflin et Paul Rimbault). Campana a écrit des choses intéressantes et critiqué « la Guerre aimée seulement de ceux qui ne l’ont pas faite et de ceux qui ne la feront pas ». Barrès ne pouvait peut-être pas refuser de préfacer le livre d’un officier sorti de Saint-Cyr, mais son texte de mars 1919, qui exalte la gloire de la France, ne compte que douze lignes. Barrès est allé jusqu’à 26 lignes pour le livre du capitaine Rimbault. Cette préface et celle du livre de Kimpflin exaltent la victoire de la Trouée de Charmes et la Lorraine.

            Maurice Barrès avait un fils, Philippe, authentique combattant, même s’il est resté cavalier jusqu’en février 1918. Son livre, La guerre à 20 ans (Plon, 1924) contient des choses justes (et aussi le plus grand nombre de références culturelles, de Marc Aurèle à Oscar Wilde en passant par Eschyle, Fenimore Cooper, les préraphaélites et tant d’autres). Jean Norton Cru remarque sobrement : « Il est bon de signaler cette probité intellectuelle dans les cas où, comme ici, elle ne peut se manifester sans heurter de front les idées reçues à l’arrière dans la famille et chez les amis de l’écrivain. »

Ouvrages cités :

– Agathon, Les jeunes gens d’aujourd’hui, présenté par Jean-Jacques Becker, Paris, Imprimerie nationale, 1995.

– Alain, Lettres aux deux amies, Paris, Les Belles Lettres, 2014.

Sources :

– Dans Témoins, notices Binet-Valmer, Cathlin, Cazin, Boudon, Lafond, Campana, Kimpflin, Rimbault, Barrès (Philippe).

– Dans 500 témoins, notice Rouvière.

6. Les meilleurs témoins d’après Jean Norton Cru

            JNC considère que le témoignage du fils Barrès est assez bon, mais il ne le classe qu’en catégorie 3. Les 51 auteurs de ce niveau (20 % du total) ne sont donc pas à rejeter. Au-dessus, la catégorie 2 compte 34 témoins solides (13 %). Les meilleurs sont au nombre de 29 (11 %). Je vais citer ceux que je connais directement, ayant acheté leurs livres d’occasion à la fameuse librairie Duchêne (qui avait obtenu un numéro de téléphone se terminant en 14 18 et un numéro de fax en 39 45) ou en réédition récente. Il est bon de préciser que ce sont les témoignages les mieux classés par JNC qui ont été retenus pour des rééditions ; la mention ajoutée « Norton Cru + » justifiait le prix plus élevé des originaux. Bon de préciser aussi mon accord avec JNC sur la valeur documentaire de ces ouvrages.

« Parmi tous les auteurs de la guerre, Genevoix occupe le premier rang sans conteste. » C’est la première phrase de la notice de treize pages que JNC a consacrée aux cinq livres de Maurice Genevoix, chez Hachette pour le premier (Sous Verdun, avril 1916), chez Flammarion pour les autres (entre 1916 et 1923). Né en 1890, Genevoix était normalien en 1914. Il resta en ligne avec le 106e RI du 25 août 1914 jusqu’à sa grave blessure, le 25 avril 1915. Le secrétaire général de l’ENS, Paul Dupuy, l’encouragea à écrire et à publier son témoignage. Il n’a pu obtenir le prix Goncourt en 1916, le jury lui ayant préféré Barbusse. Il ne le reçut qu’en 1925 pour Raboliot. En 1949, membre depuis deux ans de l’Académie française, Genevoix réunit les cinq ouvrages en un seul, sous le titre général Ceux de 14. Flammarion en a donné une belle réédition en 2013 par Michel Bernard, contenant en annexe un « repère biographique des personnages ». Parmi eux se trouve Robert Porchon, le camarade très souvent cité, tué le 20 février 1915 aux Éparges. Le carnet de guerre de celui-ci, suivi de lettres de Maurice Genevoix a été publié à La Table Ronde en 2008, et Alexandre Lafon a rédigé pour le site du CRID une notice sur ce nouveau témoin déjà indirectement connu.

            À peine plus jeune, André Pézard était également normalien. Parti simple soldat en 1914, il était lieutenant lorsqu’il eut le genou brisé en septembre 1916. En 1917, il rédigea son livre en suivant de près son carnet de notes, sans ajouter de ces fictions qui affaiblissent le témoignage. Nous autres à Vauquois a été publié en août 1918 à La Renaissance du Livre. Pour JNC, il s’agit là aussi d’un chef d’œuvre qui a bien mérité d’être réédité, notamment en 1992 par Gérard Canini dans la collection « Témoins et témoignages » des Presses universitaires de Nancy. Après la guerre, André Pézard a publié d’autres livres, en particulier sur Dante et la littérature italienne.

            J’ai d’abord « rencontré » Daniel Mornet dans son livre La pensée française au XVIIIe siècle (Armand Colin, 1962). Puis dans Tranchées de Verdun, repris dans la collection de Gérard Canini. La première édition de ce livre de 54 pages est sortie en décembre 1918 chez Berger-Levrault. JNC invite les historiens à lui faire confiance : « Ce petit livre est en vérité le modèle du document. Les historiens pourront utiliser tout ce qu’il contient : pas une ligne qui ne contribue à faire un portrait achevé du combattant, à donner de la guerre une vue exacte mais sans aucune outrance. » JNC conseille un autre « document indispensable qu’aucun historien de la période 1914-1918 ne pourra se permettre d’ignorer », le livre de Georges Bonnet, L’âme du soldat paru en1917 chez Payot, qui ne semble pas avoir été réédité mais dont la lecture confirme l’opinion de l’auteur de Témoins.

            Parmi les rééditions des témoignages placés par JNC en catégorie 1, on peut citer : Jean Bernier, La percée, livre de 1920 repris par Agone en 2000 ; Fabrice Dongot, gravement blessé à Notre Dame de Lorette en décembre 1914, Soixante jours de guerre, réédité par Bernard Giovanangeli en 2004 sous le vrai nom de l’auteur, le peintre Valdo Barbey. Ce même éditeur a repris les Lettres d’un soldat d’Eugène-Emmanuel Lemercier (2005), et Sous le fouet du destin, d’André Maillet (2008). Ysec éditions à Louviers a réédité les Lettres d’un fils de Jean Pottecher (2003) et Là-bas avec ceux qui souffrent, de Guy Hallé (2004). À la maison d’édition belge Espace Nord, Pierre Schoentjes a publié un choix de textes de Max Deauville, notamment La boue des Flandres ; ce médecin parle bien de ce qu’il connait, approuvait JNC.

            Le cas de Jacques Meyer est intéressant. Normalien de la promo de Pézard, lieutenant dans un régiment d’infanterie, il a publié La Biffe en 1928 chez Albin Michel. Avec André Ducasse et Gabriel Perreux, autres normaliens, il a écrit l’important livre de 1959, Vie et mort des Français 1914-1918 qui s’appuie sur des témoignages concrets et fiables, puis une Vie quotidienne des soldats de la Grande Guerre dans la collection créée par Hachette. La lettre qu’il m’a adressée le 6 février 1979, à la suite de la publication du livre de Barthas, constitue le lien entre un ancien combattant de 1914, témoin de première catégorie de Jean Norton Cru, et un autre témoin de même valeur mais qui ne connaissait pas les chemins menant à l’édition. On trouvera plus loin le contenu de cette lettre admirative pour le récit du tonnelier.

            Jean Galtier-Boissière est classé aussi en première catégorie pour En rase campagne 1914, Un hiver à Souchez 1915-1916, dont le texte a été mutilé par la censure. Blessé, en convalescence à Albi, il a encore écrit et publié Loin de la riflette. Il est le créateur d’un journal dit de tranchée, Le Crapouillot, dont il a conservé le titre pour un périodique des années 20 et 30 qui a consacré alors quelques numéros à des études non conformistes sur la guerre.

JNC a été sensible aux ouvrages des témoins qui ne sont pas restés enlisés dans les préjugés de leur milieu social. C’est le cas de l’abbé Pierre Lelièvre (Le fléau de Dieu, 1920), de l’étudiant en faculté catholique Étienne Derville (Correspondances et notes, 1921), de l’avocat catholique conservateur Paul Tézenas du Montcel (Dans les tranchées, 1925) dont les récits véridiques ont pu choquer ses amis n’ayant pas fait la guerre. En catégorie 2, JNC a salué les idées saines d’un Marc Boasson venant de l’Action française, et des officiers de cavalerie Pierre Bréant et Robert Desaubliaux. Même Charles Nordmann, troisième catégorie, est remercié avec humour d’avoir su mettre « la clientèle très orthodoxe de la Revue des Deux Mondes » devant des remarques militaires pleines de bon sens.

            Il a été question dans les pages précédentes du livre d’Albert Thierry massacré par la censuré, de celui de Paul Cazin, L’humaniste à la guerre, féroce critique de Barrès, et « un régal pour les esprits délicats, épris aussi de vérité ». Appartiennent également à la première catégorie : les universitaires Jean-Marie Carré et Charles Delvert, Pierre La Mazière, l’artilleur Paul Lintier, Jules Henches tué dans la Somme le 16 octobre 1916 et Louis Mairet tué à Craonne le 16 avril 1917, Jean Marot, Henry Morel-Journel, Gaston de Pawlowski, le marin Jean Pinguet, le docteur Joseph Vassal, le territorial Francisque Vial. On consultera avec profit les notices que JNC leur a consacrées.

            Un mot encore, sur le docteur Paul Voivenel. Avant la publication de Témoins, il avait écrit en collaboration avec d’autres médecins quatre livres, œuvres médicales utilisant parfois des témoignages directs. Dans Le courage (Alcan, 1917), « il était trop tôt encore pour pouvoir choisir les témoignages de combattants dignes d’être cités », écrit JNC qui poursuit : « Les auteurs ignorent les meilleurs, citent quelques bons et beaucoup de médiocres. » Les livres de Voivenel sont utiles, mais il aurait dû publier son témoignage personnel, pense JNC. Or le docteur Voivenel a accepté la critique : « Il fait à mes livres de guerre les reproches que précisément je leur ferais moi-même. » Et il a suivi le conseil en publiant dans les années 30 ses carnets de route sous le titre Avec la 67e division de réserve. Ce témoignage aurait vraisemblablement été classé en première catégorie par JNC. Paul Voivenel est un des rares auteurs à figurer dans Témoins et dans 500 témoins.

7. Quelques auteurs non francophones

            Dans les pages qui précèdent, il a été question de témoins belges, suisses et canadiens. Britanniques, Italiens et germanophones n’ont pas de notices dans les deux livres de base, mais certains ont leur place sur le site du CRID 14-18.

            Écrivains britanniques

            Francis Grembert est le principal fournisseur de notices sur les Britanniques qui ont apporté un témoignage sur la Grande Guerre, parmi lesquels les plus connus sont Vera Brittain, Richard Graves, Wilfred Owen, Siegfried Sassoon. Mais il faut accorder aussi une bonne place à Understones of War, d’Edmund Blunden, publié à Londres en 1928, un classique réédité depuis et traduit en français par Francis Grembert lui-même sous le titre La Grande Guerre en demi-teintes.

            Plusieurs ont livré leur témoignage sous forme poétique comme Owen et Sassoon, mais aussi Cameron Wilson (Magpies in Picardy), et Alan Patrick Herbert publiant ses poèmes dans Punch. Ralph Mottram, francophone, a raconté une expérience très particulière, celle d’un homme chargé de régler les litiges entre l’armée britannique et la population locale ; Galworthy l’a encouragé à écrire. Des relations ont existé entre ces auteurs. Sassoon a apprécié Nothing of Importance de Bernard Adams et en a conseillé la lecture à Owen. Blunden a édité Owen et Ivor Gurney. Graves a encouragé Frank Richards à écrire Old Soldiers never die ; Sassoon a conforté Arthur West dans son œuvre poétique de dénonciation de la guerre. Trois de ces écrivains britanniques ont été tués au combat : Bernard Adams, Arthur West, Cameron Wilson. Pour s’extraire de la réalité de la guerre, se « perdre dans le monde si paisible d’avant 1914 et [se] persuader que la guerre n’existait pas » (selon sa propre expression), Alfred Burrage s’est lancé dans l’écriture de romans de type « boy meets girl ». Mais la vague éditoriale de la fin des années 20 a conduit son éditeur à lui demander d’écrire ses mémoires, et cela a donné War is War en 1930, publié sous un pseudonyme.

            Ces auteurs ne sont pas oubliés. Leurs livres ont été réédités récemment dans la langue originale, par exemple War is War de Burrage. Il faut signaler aussi les traductions en français : Edmund Blunden cité plus haut (2018, éditions Maurice Nadeau) ; Mort d’un héros de Richard Aldington (1987, Actes-Sud) ; Mémoires de guerre de Wilfred Bion (1999, éditions du Hublot).

            Lussu et Gadda

            Un éminent spécialiste de la littérature italienne, Christophe Mileschi, a rédigé les notices Emilio Lussu et Carlo Emilio Gadda pour le site du CRID. Ces deux jeunes hommes de milieux aisés avaient à peu près le même âge, 25 ans pour Lussu, 22 ans pour Gadda, deux interventionnistes, mobilisés en 1915 et promus officiers. Gadda est devenu célèbre avec la publication du roman L’affreux pastis de la rue des Merles (1957) ; Lussu par son action politique antifasciste et son livre La marche sur Rome… et autres lieux (1933, traduction française en 1935).

            Mais ils ont également donné, chacun, un livre de guerre, plus ou moins proche du témoignage. Gadda a publié tardivement son Giornale di guerra e di prigionia, plein des contradictions de l’interventionniste qui ne veut pas reconnaitre qu’il a eu tort. Christophe Mileschi y découvre le « conflit sans cesse rejoué entre l’ordre idéal que la guerre aurait dû illustrer et le monstrueux gâchis effectif qu’elle a provoqué ». Gadda est le produit de la littérature italienne exaltant l’héroïsme pour la réalisation de l’Italie future. Son œuvre qui est « entièrement inspirée par la guerre, n’en dit pourtant à peu près rien directement ». Il va jusqu’à critiquer le comportement des soldats et approuver celui des généraux.

            Le livre de Lussu, Un anno sull’Altipiano, est très différent. Roman autobiographique, il valorise les simples soldats et s’en prend aux officiers imbus de leur grade et de leur pouvoir. En l’écrivant en 1938 après avoir connu les persécutions de la part des fascistes, Lussu avait pris « conscience de la filiation directe entre ordre militaire dans l’armée en guerre et ordre civil voulu par le fascisme après la guerre » (Christophe Mileschi). Francesco Rosi en a tiré un film, sous le titre Uomini contro (1970).

Je me souviens d’une rencontre en avril 1999 dans le cadre du festival de cinéma « Confrontation 35 » à Perpignan. Le thème général du festival était « Si le siècle m’était filmé » ; celui de la table ronde « Guerres et violences à l’écran ». J’avais comparé la lourdeur hollywoodienne de films comme Les sentiers de la gloire, à l’expression beaucoup plus fine des réalisations italiennes sur la Première Guerre mondiale (Uomini contro de Rosi, La Grande Guerra de Monicelli), et Francesco Rosi, qui participait aussi à la table ronde, avait suggéré que les Italiens conservaient un contact plus direct avec l’événement.

            Jünger, Remarque et Latzko

            De ces trois auteurs germanophones, deux sont mondialement connus, l’autre n’est pas oublié. D’après Bernard Maris, Ernst Jünger a écrit sept versions successives d’Orages d’acier et quatre du Boqueteau 125. L’édition de la Pléiade relève 2500 variantes dans Orages d’acier. Sans être nazi, Jünger n’a pas été inquiété entre 1933 et 1945. Il n’en est pas de même d’Erich Maria Remarque dont le grand livre, Im Westen nichts Neues, a été brûlé. Un titre génial. Le jour de la mort du héros dans une tranchée, le communiqué officiel allemand donnait une information générale : À l’Ouest rien de nouveau. Le livre a eu un succès international considérable, complété par le tournage d’un film de même titre. Les pacifistes l’ont adopté. Sur le plan du témoignage direct, Jean Norton Cru en a souligné les outrances.

            Un colloque sur Latzko s’est tenu en 2017 à Toulouse ; il a fourni la matière du livre dirigé par Jacques Lajarrige, Andreas Latzko (1876-1943) – Ein vergessener Klassiker der Kriegsliteratur ? (un classique de la littérature de guerre oublié) qui fait le point sur cet auteur hongrois de l’empire des Habsbourg. La plupart des articles sont en allemand. Celui d’Alfred Prédhumeau, en français, examine la réception de l’œuvre de Latzko dans la presse de gauche en soulignant l’intérêt que lui portaient des auteurs déjà rencontrés dans nos réflexions : Henri Barbusse, Raymond Lefebvre, Paul Vaillant-Couturier. J’ai participé à l’ouvrage collectif avec un texte intitulé « Hommes en guerre au miroir des témoignages français de 14-18 ». Hommes en guerre (Menschen im Krieg) adopte la forme du pamphlet pacifiste, ce qui n’a pas plu à Jean Norton Cru qui l’évoque brièvement. En admettant effectivement que Latzko n’a voulu voir que les paroxysmes, on peut cependant découvrir quelques points communs avec les témoignages directs des combattants français : la description de « l’enfer » ; la critique des chefs, notamment le général autrichien toujours désigné comme « le vainqueur de *** » qui évoque les vainqueurs de la Marne ou de Verdun ; les mots grandiloquents comme ceux de Barrès et de ses émules, que Latzko qualifie de « mots dévorateurs de vie » ; le fait que les hommes ont été « livrés, expédiés » (Latzko). Ce qui fait penser à Alain écrivant de son côté : « L’arrière pique l’avant de ses baïonnettes. »

            Dirigeants politiques et militaires, futurs « grands » du XXe siècle, écrivains professionnels de plusieurs pays, notables profitant d’un marché éditorial, tous connaissaient les chemins de l’édition. Enfin, dans les parties qui suivent, il va être question de ceux pour lesquels ces mêmes chemins se sont trouvés longtemps impraticables.

Ouvrages cités :

– Bernard Maris, L’homme dans la guerre, Maurice Genevoix face à Ernst Jünger, Paris, Grasset, 2013.

– Jacques Lajarrige (dir.), Andreas Latzko (1876-1943) – Ein vergessener Klassiker der Kriegsliteratur, Berlin, Frank & Timme, 2021.

Sources :

– Dans Témoins, notices Barbusse, Lefebvre, Vaillant-Couturier.

– Dans 500 témoins, notice Alain.

– Sur le site du CRID, notices Brittain, Blunden, Wilson, Herbert, Mottram, Adams, Gurney, Richards, West, Burrage, Aldington, Bion, Lussu, Gadda, Jünger, Latzko.

ALLER VERS LA PARTIE IV

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IV. Carnets de non professionnels de l’écriture

36-46 minutes


            Revenons sur la lettre que m’adressait Jacques Meyer le 6 février 1979. Le lieutenant Meyer a sa place dans la première catégorie des auteurs classés par Jean Norton Cru en fonction de la valeur du témoignage. Officier en 14-18, agrégé de l’université, il n’a pas attendu longtemps après la publication en novembre 1978 du livre du caporal Barthas, titulaire du certificat d’études primaires, pour approuver ce qui était dit « avec grande justesse de la différence de l’horizon du simple soldat ou du caporal avec celui de l’officier, même très subalterne et bien qu’il ait vécu très près des hommes qu’il commandait ». Ces simples soldats, qui n’étaient même pas tous titulaires du certif, savaient lire et écrire. On a signalé plus haut leur large participation à l’échange de lettres. Beaucoup ont également tenu un carnet de route. Qu’est-ce qui les a poussés ? Quand et comment ont-ils fait œuvre d’écriture ?

            Voici un autre exemple pris parmi les civiles. Entre août 1914 et janvier 1915, la famille noble de Moustier, entourée de sa domesticité, a pu, malgré la guerre, continuer à vivre dans son château de Clémery, à la frontière entre Lorraine française et territoire annexé en 1871. Certes, les troupes allemandes avaient commis des atrocités dans le village voisin de Nomény, mais les combats n’opposaient que des patrouilles, et les blessés des deux camps étaient soignés au château. L’artillerie n’a rendu le séjour impossible qu’au début de 1915. La vicomtesse Anne-Marie de Moustier a tenu un carnet personnel et l’a apporté à un éditeur qui l’a publié dès 1916 sous le titre Six mois dans un château aux avant-postes, Journal de guerre du 1er août 1914 au 15 janvier 1915. À ce titre fait écho la phrase « Six mois de front inoubliables » restée manuscrite sur le carnet de Charlotte Moulis, aide de cuisine au château. Ce manuscrit a été trouvé par hasard dans le tiroir d’un meuble acheté dans une brocante, plus de vingt ans après la mort de Charlotte, et n’a été publié qu’en 1984.

        1. Pourquoi tenir un journal ?

            Pour revenir aux combattants, JNC avait annoncé en 1929 que l’on découvrirait plus tard quantité de nouveaux témoignages. Il avait aussi critiqué les romanciers qui se moquaient des non professionnels de l’écriture et de leurs efforts considérés comme stériles. Dorgelès l’a fait avec mépris. Les frères Tharaud, aussi. Ces professionnels-là sont classés en 4e catégorie pour la médiocre valeur de leurs témoignages. On se souvient aussi que Malherbe, fier d’avoir jeté son propre carnet, se trouve relégué en 5e catégorie. Fils de romancier, ayant repris le pseudonyme de son père (Madeline), André Fabre se gausse d’un camarade en train de remplir « deux gros cahiers où se révèle jour après jour sa pauvre vie monotone ». « Tu ponds tes mémoires ? », lui demande-t-il avec arrogance. Ailleurs cependant, ses camarades d’escouade s’adressaient ainsi au caporal Barthas : « Toi qui écris la vie que nous menons, au moins ne cache rien, il faut dire tout. »

            Dans Le Boqueteau 125, Ernst Jünger donnait à tous le conseil de tenir un carnet. Les quelques minutes quotidiennes consacrées à cette opération permettent, dit-il, de « s’élever par la méditation » et le journal est « un aveu, une confession que l’on se fait à soi-même ». « Mettre son cœur » dans son carnet, c’est ce que JNC a constaté du côté français à propos de ses camarades.

            On tient un journal parce que la guerre est un événement extraordinaire. Annette Wieviorka a montré « l’intérêt de l’étude des témoignages pour l’enrichissement de la connaissance des mécanismes que les hommes mettent en œuvre dans les situations extrêmes ». De cet événement extraordinaire, on rendra compte par un moyen extraordinaire pour la plupart des combattants, l’écriture d’un journal personnel. Le normalien Maurice Genevoix est parti avec un carnet ; le 6 août 1914, à Rodez, avant le départ de son régiment, l’ouvrier Édouard Ferroul a acheté carnet et crayon pour noter ses impressions. Valéry Capot du Lot-et-Garonne, André Charpin du Loiret, Ernest Colin des Vosges ont écrit parce qu’ils avaient l’impression de participer à un événement de grande ampleur. Et les prisonniers ? Hans Rodewald a écrit sur un cahier acheté en France ; Fernand Tailhades sur un cahier acheté en Allemagne ; le support allemand des notes de Frédéric Bessière est un cahier d’écolier dont les quatre pages de couverture sont illustrées de drapeaux des États allemands, de cartes, d’une chronologie d’histoire de l’Allemagne, et de la table de multiplication. Non mobilisable, l’instituteur aveyronnais Henri Andrieu s’est lancé dans la prise de notes sur la vie au village de Colombiès avant même d’avoir reçu les instructions en ce sens envoyées par le ministre de l’Instruction publique Albert Sarraut.

            Parfois un épisode marquant déclenche l’écriture ou le passage de notes brèves à un long récit détaillé. C’est le cas de la blessure pour Antoine Bieisse, Fernand Tailhades, Édouard Ferroul, Paul Tourigny. Le témoignage de Louis Delon porte sur la mutinerie des troupes stationnées à Arkhangelsk en mars 1919. L’instituteur chinois Sun Gan, envoyé en France, prend des notes sur la découverte d’un autre monde et de ses usages étonnants.

            Au milieu des horreurs, tenir un carnet est pour Paul Lintier un soutien thérapeutique, un exutoire pour Georges Baudin, un exorcisme pour Jules Bataille. On a montré plus haut comment l’écriture était, pour beaucoup de combattants, un moyen de lutter contre le bourrage de crâne. Camille Rouvière dit clairement qu’il écrit par représailles, par indignation contre la légende du Poilu magnifique.

            Le carnet personnel est précieux parce qu’il garde la trace des années que plusieurs poilus considèrent comme perdues pour la vraie vie. Alors, au moins qu’il reste ce souvenir. Le témoignage de Charles Gueugnier, prisonnier depuis octobre 1914, montre toutes ses ruses pour rédiger, pour échapper aux fouilles, pour emporter son carnet dans le double fond d’une valise lorsqu’il est transféré en Suisse dans le cadre des échanges de PG entre Français et Allemands. Pourtant il savait qu’il prenait le grand risque d’être rayé des listes et retenu au camp de Merseburg. Émile Bonneval aussi, prisonnier dans divers stalags, a réussi à cacher son carnet. Gabriel Balique  espère que son carnet le suivra partout « comme un ami fidèle » ; pour René Clergeau, ses carnets sont de « chers petits compagnons ». Cyrille Bibinet du Lot, Marcel Boudard de la Nièvre, André Bouton du Mans, Édouard Cœurdevey du Doubs considèrent que leurs notes sont précieuses. Au moment de sa capture le 1er novembre 1918, Louis Lapeyre, autre tonnelier de Peyriac-Minervois, a préféré se débarrasser de son carnet de guerre, le huitième qu’il a tenu ; bientôt libéré par l’armistice, il s’est hâté de le reconstituer du mieux possible, ajoutant le récit de journées étonnantes avec la fraternisation du 11 novembre entre soldats français et allemands et civils belges.

            Au contraire, il semble que quelques poilus aient voulu effacer les mauvais souvenirs. D’après son fils, Étienne Loubet a brûlé beaucoup de papiers peu avant sa mort. Il n’a laissé qu’un carnet dont toutes les pages antérieurs au 10 décembre 1918 ont été arrachées (ce qui est fort regrettable car, à cette date, il se trouvait dans le Bataillon colonial sibérien, quelque part du côté de l’Oural). Retrouvé par son petit-fils, le fonds du Gersois Frix Cabos contient un carnet dont toutes les pages d’avant le 16 février 1915 ont été arrachées et où les lettres adressées par lui à sa famille font défaut, alors qu’ont été conservées celles de sa mère, de sa tante et de sa fiancée. Cependant les situations de ce type sont rares.

            2. De quelques cas particuliers

            Pour la grande majorité de nos témoins, la guerre a été le déclencheur de l’écriture autobiographique. Mais certains avaient commencé avant et ont continué après. L’Allemande Théa Bauer-Sternheim a tenu un journal personnel à partir de 1903, à l’âge de 20 ans, et l’a poursuivi pendant la guerre. La Française Magdeleine Hassebroucq, de même, ainsi que son fils Alphonse ; chacun des deux était au courant de l’existence du journal de l’autre. Alexandre Chrétien n’avait pas le certificat d’études primaires, mais le goût de l’écriture, et il a pris des notes depuis l’année du service militaire, 1907.

            Auguste Germain Balard, livreur pour un pharmacien de Toulouse en 1914, fut mobilisé comme infirmier à l’ambulance 5/16. La composition de son témoignage manuscrit de 452 pages est originale : une entrée en matière sur 2 pages, significative puisqu’il s’agit du déclenchement de la guerre et de l’écriture, mentionnant l’assassinat de Jaurès et le procès Villain. La rédaction est donc postérieure à 1919. Avant d’écrire 5 pages sur sa mobilisation à Perpignan, Balard estime nécessaire de raconter sa jeunesse en 76 pages. À compter de son départ pour le front, le 10 avril 1915, le récit, parfaitement daté, suit de près un carnet de notes précises, jusqu’à la page 442. Les 12 dernières pages contiennent des remarques datées de 1924 et de 1930-32.

            Fille de médecin, âgée de 11 ans lorsque les troupes allemandes occupent son village de Vendegies-sur-Écaillon près de Cambrai, Andrée Lecompt a commencé à tenir un journal personnel à partir du 29 novembre 1914 sur le conseil de sa mère. Elle rajoute une page de souvenirs sur le jour de l’entrée des Allemands (25 août). Entre le 25 décembre et le 18 mars 1915, elle explique l’interruption par « la paresse de l’auteur ». Au-delà, les notes viennent avec régularité, plus développées au fil du temps parce que la jeune fille grandit, jusqu’à la signature du traité de Versailles, avec un complément de 1920 à 1929. En Prusse orientale (à Schneidemühl), l’Allemande Piete Kuhr avait le même âge. Elle aussi a écrit sur le conseil de sa mère : « Elle pense que ça m’intéressera quand je serai grande. » Tentée d’arrêter en septembre 1916 car la guerre dure trop longtemps, elle reprend et va jusqu’au bout. Même déclencheur pour Yves Congar qui avait 10 ans en 1914 : la suggestion maternelle de témoigner pour l’avenir sur la vie à Sedan occupée. Et encore pour Clémence Renaux (12 ans) dont le manuscrit a été publié en 1998, mais un texte retravaillé par l’éditeur « pour éviter d’agacer le lecteur ».

            Plusieurs de ces témoignages décrivent l’occupation de leur ville ou de leur village, mais ces enfants sont restés dans leur famille. Il faut aussi évoquer les cas de séparations différentes de celles qui résultent du départ du soldat pour le front. Le soldat et sa famille conservent un lien par les lettres et les permissions. Mais, lorsqu’une partie de la famille a fui devant l’arrivée des Allemands, tandis que le mari est resté pour protéger ses biens, il n’y a plus de contact possible à travers la ligne du front. La femme et les enfants d’Albert Denisse, brasseur à Étreux, ont pu quitter l’Aisne ; Albert (dit Pabert) est resté. Il ne s’agit plus seulement de remplacer la conversation par des lettres (comme entre le soldat Jules Puech et Marie-Louise à Paris). La correspondance entre Pabert et sa femme est impossible ; ce qu’il a envie de lui dire sur le déroulement de ses journées, il doit se contenter de l’écrire sur la partie inutilisée de cahiers scolaires de ses enfants ou de livres de comptes de la brasserie. Quelques lettres, rares, pourront être échangées tardivement, en passant soit par la Suisse, soit par l’intermédiaire de prisonniers de guerre, selon un circuit lent et compliqué. Même situation pour Maurice Delmotte, lui aussi brasseur dans le département du Nord. Aimée Cellier, à Valenciennes occupée, séparée de ses fils, écrit sur son « cher cahier, seul témoin de [ses] tristesses » : « Il me semble que je vous cause, mes enfants. » Jeanne Lefebvre remplit quatre cahiers d’écolier, un texte qu’elle considère comme « une longue conversation » avec son mari mobilisé dans l’armée française. Vivant dans un faubourg de Lille, elle note qu’elle est jalouse des soldats allemands qu’elle loge : « Je me morfonds en les observant lire des lettres de quatre pages alors que je reste sans la moindre nouvelle. » Dans l’autre sens, Jules Poulet, brancardier au 120e RI, considère la rédaction de ses carnets comme « un moyen de converser avec les absents », sa famille restée dans les Ardennes occupées.

            Un autre cas très particulier est celui de quatre notables de Larrazet (Tarn-et-Garonne), le maire, le curé, l’instituteur et un commerçant. Trop âgés pour partir, ils se considèrent comme « mobilisés » pour écrire la chronique du village pendant la guerre. L’extraordinaire, c’est qu’ils s’y appliquent jusqu’au bout, laissant à la postérité et aux historiens onze gros volumes représentant plus de trois mille pages.

            3. Moments d’écriture

            Il faut s’entendre sur la question de la rédaction contemporaine des faits. Malgré l’occupation éventuelle du territoire, les civils peuvent écrire en tout temps sans difficulté majeure. Le 25 septembre 1915, jour de l’offensive en Champagne, le soldat Victorin Bès en décrit les préparatifs à l’aube et ajoute ses adieux à ses parents. Son écriture désordonnée témoigne de son angoisse et contraste avec celle des pages qui précèdent et qui suivent. La narration s’est interrompue et ne reprend que le 8 octobre, d’une écriture régulière bien qu’il s’agisse du récit de l’assaut. Le plus souvent, en effet, on ne peut écrire tranquillement qu’après le paroxysme, dans un abri, au repos. Même là, les notes sont souvent considérées comme un brouillon par ceux qui vont bientôt les reprendre pour les « mettre au propre » ou par ceux qui se lanceront tardivement dans la composition d’un récit.

            Des abandons ?

            Nous disposons de témoignages sur des carnets abandonnés. Mais il ne sera jamais possible d’établir des pourcentages des uns ou des autres. On ne peut que citer des cas. Le sergent Maurice Castéla donne peut-être une explication en juillet 1916 : « La guerre durant depuis trop longtemps déjà, les poilus cessent de noter leurs souvenirs de guerre. » Le soldat breton Eugène Le Noan livre des descriptions détaillées en 1914, puis de plus en plus concises et il cesse d’écrire le 21 août 1916. Les notes d’Achille Lemaître s’arrêtent brusquement le 8 octobre de la même année sans qu’on puisse en connaître la raison. Le Drômois Frédéric Charignon cesse d’écrire le 27 avril 1915, immédiatement après l’exécution injuste d’un camarade. Ses dernières phrases font état des réactions des soldats qui traitent d’assassin le lieutenant responsable de la traduction en conseil de guerre. Elles sont un vif témoignage d’écœurement et celui-ci pourrait être allé jusqu’à provoquer l’abandon du carnet. Prisonnier au camp de Münsingen, Fernand Tailhades écrit encore pendant quelque temps, heureux de rencontrer des camarades « du pays », mais c’est pour peu de temps et il s’arrête définitivement sur ces deux phrases : « Je restai seul du pays, tout en me trouvant comme lorsque j’étais arrivé, avec un assez grand nombre. Aussi, les premiers jours qui suivirent, je m’ennuyais beaucoup et je laissais écouler les jours avec indifférence, comme quand j’étais à l’hôpital. » Albert Masselin a rédigé un carnet de poilu depuis octobre 1914 ; en mars 1915, il est affecté à une usine d’armement et il cesse d’écrire « faute de contenu militaire ».

Mais Louis Pasquier, dans la même situation que Masselin, poursuit la rédaction, nous renseignant ainsi sur la vie en usine en temps de guerre, à Lyon précisément. L’ingénieur Roger Staquet-Fourné, lui aussi, termine son journal de route en reprenant son service à l’usine, mais c’est juste après sa démobilisation. Le brancardier Georges Baudin s’est contenté de notations laconiques jusqu’en 1916, puis son exaspération l’a conduit à développer ses critiques. Le 29 juin 1919, après la signature du traité de Versailles, il peut écrire sur son sixième carnet : « Ce jour donc, j’arrête ». Voyons également le cas d’un civil, trop âgé pour être mobilisé : Onézime Hénin, maçon et cultivateur à Ambleny, près de Soissons. Son carnet est régulièrement tenu malgré la proximité des combats et l’obligation d’évacuer le village, le 30 mai 1918. Il décrit encore le retour dans les ruines, la joie du 11 novembre, et il lui semble convenable de clore sa chronique au 31 décembre de la dernière année de guerre : « dernier jour de mon journal car je ne vois plus rien d’intéressant à dire ».

Ceux qui n’ont pas abandonné en ont conçu quelque fierté et certains l’ont exprimée. Après la guerre, le fantassin François Azéma rajoute en tête de son premier carnet : « Le présent livret a été écrit en entier dans les tranchées jour par jour au fur et à mesure que ma triste vie de tranchées s’écoulait. » Un autre fantassin, Paul Clerfeuille, le dit encore plus clairement dans son avertissement déjà cité mais qu’il faut reprendre ici : « Lecteurs qui lirez ce manuscrit, réfléchissez ! Combien il a fallu de patience, de peines, de souffrances, de volonté pour prendre pendant 4 ans et demi les notes pour écrire un tel manuscrit ! » Malgré les reproches de sa femme, il a considéré que ce n’était pas du temps perdu de mettre ses notes au propre pendant de longues soirées. Et de cela il pouvait aussi se montrer fier. Que dire alors des soirées de Louis Barthas remplissant ses 19 cahiers !

            Mettre au propre

            Des cahiers d’écoliers et le réflexe du bon élève de l’école primaire : à partir du brouillon, mettre au propre. Une opération particulièrement nécessaire étant donné l’état dans lequel se trouvaient les originaux. Abel Barthas me disait avoir vu son père, le soir, après le travail, mettre son texte au propre à partir de carnets déchirés, boueux, mangés par l’humidité ou par les rats. Léopold Noé se trouvait en 1915 dans le même régiment que Louis Barthas. Ses petits carnets menaçant de s’effacer, il a décidé de les recopier sur un cahier ; il signale même, pour décembre 1915, période de grandes pluies, un passage : « Étant effacé je ne peux en déchiffrer que quelques mots. Pluie et glace. » Il a interrompu brutalement son travail en mars 1931 au milieu d’une phrase.

            Le récit « mis au propre » à l’hôpital par Édouard Ferroul après sa première blessure, intégralement repris dans un numéro de 2012 de la Revue du Tarn, contient, vers le début, alors que le 122e RI se prépare à quitter Rodez, cette brève mention : « Moi, j’achète une casserole en fer battu pour me servir d’assiette, un carnet et un crayon qui me serviront à faire le brouillon de mes impressions. »

Le souci de la mise au propre parfaite est discernable dans les trois versions du témoignage du cavalier Xavier Chaïla. La présentation détaillée en est faite dans le livre présenté par Sandrine Laspalles à partir d’un mémoire de maîtrise soutenu à Toulouse. Viennent d’abord les notes brutes sur des feuilles volantes dont certaines ont été quelque temps égarées. La première mise au propre est ainsi amputée de la période du 31 octobre 1915 au 3 février 1916. Les feuilles égarées ayant été retrouvées, Xavier Chaïla a estimé nécessaire d’écrire une troisième version, complète et définitive.

            Basque émigré en Argentine où son carnet a été retrouvé, Jean Suhubiette a répondu à la mobilisation au 234e RI. Ancien élève de l’école primaire de Behasque, il en a gardé les réflexes : dès mars 1919 il a recopié au propre sur 50 pages les notes prises pendant la guerre. Camille Pescay, du 296e RI, a retranscrit son récit sur douze cahiers d’écoliers ; Camille Rouvière, du 231e RI, sur trois épais carnets ; Étienne Houard, du 4e RI, sur trois cahiers. La famille de l’artilleur Henri Gaymard a conservé ses deux carnets bruts écrits au crayon et la mise au propre sur deux cahiers d’école. La mise au propre des carnets du fantassin Louis Duchesne sur un cahier de 136 pages ne dépasse pas la page 27, peut-être interrompue par sa mort aux avant-postes le 20 juillet 1918.

Le témoignage laissé par Gaston Hauteur, du 127e RI, est plus complexe : un cahier correspondant à la période du 12 décembre 1917 au 10 avril 1918, seul rescapé de la phase « brouillon » ; un dossier de documents sur sa campagne à l’armée d’Orient ; un fort cahier de 190 pages dont seulement 117 sont rédigées, soigneusement, tentative de mise au propre qui se voulait définitive, mais qui a été interrompue ; un cahier de photos et de dessins. Du cavalier Lucien Cocordan, la famille a conservé six petits carnets ou agendas datés de 1914 à 1919 et un cahier d’écolier qui reprend le texte « au propre » jusqu’au 31 janvier 1917. Le sergent Valéry Capot, du 9e RI, s’adresse directement à ses « brouillons » : « Ils sont là devant moi ces pauvres compagnons de misère écrits au hasard de la mêlée, sales, écornés, tordus, mais cependant si chers ! Un à un je vais les prendre, et ce sont eux maintenant qui vont vous retracer ma triste vie passée. »

Survivant de cinq ans de guerre faite dans l’infanterie, le cultivateur gersois Théodore Clermont ouvre un gros cahier par ce très intéressant passage : « Ces quelques lignes qui vont suivre ont été écrites au jour le jour pendant la Grande Guerre. Elles ne contiennent que l’emploi de mon temps, les impressions personnelles sur les faits de guerre qui m’ont le plus frappé. Vous ne trouverez donc pas ici le récit de grandes opérations, le but que j’ai poursuivi en écrivant mon carnet de route a été celui de vous renseigner au jour le jour dans le cas où la bonne fortune ne m’aurait pas favorisé ; dans le cas où comme tant de bons camarades que j’ai eus, j’aurais pu rester sur quelque champ de bataille. » À la fin du cahier, Théodore Clermont ajoute : « Tels sont les souvenirs que je garde du 2 août 1914 au 1er janvier 1920, temps pendant lequel l’humanité entière a été bouleversée par la plus terrible des guerres qu’un tyran à la tête d’une nation militarisée a enclenchée. Transcrit des carnets de route pendant l’hiver 1920 et l’hiver 1920-21. Terminé le 25 novembre 1921. » Les mois d’hiver d’un cultivateur laissaient du temps pour l’écriture.

Jérôme Castan du 78e RI, Maurice Castéla du 110e RI, Pierre Billon (294e RI, puis 250e RAC), Léon Chalmette du 174e RI, le soldat allemand Hermann van Heeck, et tant d’autres combattants ont retrouvé le bon réflexe de l’école primaire. Le cavalier Henri Tissot ouvre ainsi les 500 pages de son témoignage : « En les mettant au net, je n’ai eu d’autre but que de revivre les heures les plus passionnantes et les plus remplies de mon existence. Peut-être les miens et quelques amis trouveront-ils plus tard quelque intérêt à parcourir ces pages. »

En transcrivant, les témoins ont-ils ajouté, supprimé, modifié ? La comparaison des trois versions du témoignage de Xavier Chaïla montre de légères variantes dues au souci de bien écrire. Certains ont compris qu’ils pouvaient faire état de pensées d’après-guerre, mais qu’il fallait respecter l’authenticité des originaux, réflexe intéressant pour l’historien. Le lieutenant Théodore Verdun, par exemple, a recopié un carnet tenu au jour le jour. Il a rajouté des commentaires postérieurs, mais il les a notés en changeant la forme de l’écriture. Le zouave Charles Gueugnier a recours à la même pratique lorsqu’il recopie ses notes de captivité entre le 4 juin 1918 et le 3 mars 1919. Le témoignage du caporal Barthas évoque des situations d’après-guerre (devenir d’un camarade, lecture d’un livre du bourreur de crâne Henry Bordeaux, projet d’élever un monument aux morts à Peyriac-Minervois), mais ces phrases sont immédiatement identifiables.

Lorsque la transcription est plus tardive, il y a évidemment plus de risques de déformation, mais il y en aurait eu davantage encore si les témoins s’étaient fiés à leur seule mémoire.

Rédactions tardives

C’est parfois à un âge avancé qu’un ancien combattant s’est lancé dans l’écriture. Le Drômois Louis Nicoud a décidé en 1967, à l’âge de 75 ans, d’écrire ses mémoires de guerre. Il est un des rares témoins directs à évoquer une mutinerie à laquelle il a participé. Clotaire Rieulle, « arrivé au soir de sa vie », a souhaité laisser ses Souvenirs et pensées d’un sous-officier d’infanterie, livre publié à compte d’auteur en 1978. Jean Rouppert a écrit à 86 ans ; Jean-Baptiste Belleil à 87 ans. Dans son avant-propos, celui-ci expose sa motivation : « Cédant aux sollicitations pressantes et réitérées de mes enfants, je me décide à l’âge de 87 ans à transcrire aussi fidèlement que possible sur les pages qui suivent, en consultant mes différents carnets où ils sont consignés au jour le jour, les principaux événements de la journée, en remémorant mes souvenirs sur les faits dont j’ai été le témoin, l’auteur, le confident… ainsi que quelques correspondances et pièces d’archives en ma possession. »

À 57 ans seulement, en 1952, Gaston Richebé écrit ses Souvenirs de guerre d’un fantassin, livre publié à Arras en 1956. Il le fait d’abord pour son plaisir personnel, ensuite pour les hommes de son âge, en souhaitant cependant que les jeunes apprécient l’immense sacrifice de ceux de 14. Amputé, Paul Tourigny a rédigé son témoignage de guerre en réponse aux questions que lui posaient des enfants à propos de son bras manquant. « Gueule cassée », Laurent Fénix a supporté son profond traumatisme jusqu’en 1955, date de la rédaction de ses mémoires qui commencent avec son enfance dans une famille pauvre et se poursuivent dans la guerre. Il se suicide en 1958. Ma chienne de jeunesse, d’Antoine Sévin, est le produit d’une coopération avec son neveu Gaston-Louis Marchal qui a publié le texte en 1986 à compte d’auteur. Fils de mineur et mineur lui-même, Antoine commence son récit avec la catastrophe de Courrières et le poursuit dans la guerre.

Écrivant à l’âge de 80 ans, Auguste Rama avoue des « trous de mémoire ». L’aviateur André Duvau a voulu fixer ses souvenirs par écrit car sa mémoire commençait à « s’effacer ». Lucien Artis s’adresse à ses enfants : « J’ai recopié textuellement le contenu de mes carnets de route, car vous ne pouvez pas lire mon écriture. » Textuellement, dit-il, mais ce n’est pas le cas d’Alrhic Buffereau dont les souvenirs sont recomposés.

La publication des Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier a entrainé la création de la collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc ». Dans le n° 6, Années cruelles, dont la première édition date de 1983, les coordinateurs ont suscité le témoignage écrit de quelques survivants et ont enregistré puis transcrit des témoignages oraux. Auguste Bastide a lu Barthas et a placé son livre – « une merveille » – au-dessus de Genevoix, Barbusse et Dorgelès. Il est possible que cette lecture ait influencé l’auteur de Tranchées de France et d’Orient, petit livre dédié à ses enfants. « J’ai écrit ce cahier l’hiver 1980-81 », dit-il. « Pourquoi ? Parce que, sous l’empire des souvenirs, j’ai pris peu à peu conscience que je devais les soustraire à l’oubli. J’ai jugé que quatre ans terré dans les tranchées, avec la mort pour compagne, était quelque chose de barbare et d’impensable. J’ai pensé que je devais porter ces faits, ainsi que l’héroïsme et les souffrances des « Poilus », à la connaissance de mes enfants, de mes petits-enfants et de mes arrière-petits-enfants. »

Quant à André Aribaud, parti simple soldat dans l’artillerie, il termine la guerre comme maréchal des logis, reste dans la carrière militaire et devient lieutenant-colonel. À ce titre, il interdit à ses petits-enfants bacheliers de lire le livre de Barthas, ce qui, évidemment, procure deux lecteurs supplémentaires au caporal tonnelier. Pourtant, au début de 1984, il propose à l’éditeur de Barthas de publier son propre témoignage. Celui-ci le fait volontiers car le texte est fiable, non chargé d’hagiographie militariste ou de dénigrement des pacifistes. Lors de chacune de ses permissions, André Aribaud rassemblait lettres et notes au crayon pour rédiger son carnet de route. Il s’est appuyé sur cette base solide. Dans son avant-propos, il précise : « D’autre part, ayant pris connaissance de la publication de mémoires d’anciens combattants de 1914-1918, je me suis renseigné et c’est ainsi que j’ai appris que c’était la FAOL [Fédération audoise des œuvres laïques] qui s’en était chargée. Il m’a semblé alors qu’il était de mon devoir en tant qu’ancien combattant d’essayer de lui apporter mon aide si minime soit-elle pour l’encourager à continuer dans cette voie. » André Aribaud a rédigé son texte pendant l’hiver 1983-1984, à l’âge de 87 ans. Le petit livre a été publié en novembre 1984 sous le titre Un jeune artilleur de 75, numéro 7 de la collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc ». Le témoignage d’André Aribaud s’appuie solidement sur ses carnets de l’époque, à la différence de celui de Louis Dardant publié en 2012 par les Presses universitaires de Limoges. La carrière de ce dernier ressemble à celle d’André Aribaud. Il a fini au grade de commandant ; il a décidé à 83 ans d’écrire ses mémoires de guerre à l’intention de ses descendants. Mais, ses souvenirs étant « estompés », il a largement puisé dans l’historique de son régiment. Les pages tirées de l’historique représentent 46 % du total, ce qui donne au texte une tonalité « perpétuellement martiale » comme le remarque son présentateur. André Aribaud, lui, disposait d’un carnet de route. Jean Norton Cru aurait aimé comparer Aribaud et Dardant.

Je terminerai cette partie avec le cas très particulier du médecin Louis Maufrais, d’après la notice rédigée par Dorothée Malfoy-Noël : « Sur ses vieux jours, presque aveugle, il entreprend de sauvegarder ses souvenirs de guerre en s’enregistrant au magnétophone. Dans l’héritage qu’il laisse à ses enfants, se trouvent 600 photographies du front et une boîte à chaussures contenant 16 cassettes de 90 minutes. Sa petite fille, Martine Veillet, découvre ce précieux corpus et met en écriture les souvenirs de son grand-père, menant une enquête afin de vérifier l’exactitude des faits. » Louis Maufrais avait tenu des carnets, précisant un jour : « La fatigue aurait dû me faire tomber de sommeil. Mais c’est le contraire qui se produit. Toutes les émotions de la nuit me bourdonnent dans la tête. Alors je prends un carnet et j’écris. » Le souci du docteur était de décrire seulement ce dont il avait été lui-même témoin et ce qu’on lui avait immédiatement rapporté. Martine Veillet remarque que son grand-père a d’abord voulu garder trace d’une expérience personnelle, puis qu’il a pris conscience d’être le témoin d’une page d’histoire.

Autant d’exemples qui montrent le rôle de la famille du témoin, destinataire de lettres et de notes, motivation d’écriture plus tardive, actrice d’édition.

4. Les carnets dans la famille

Dépôt, envoi

On a trouvé plus haut des cas de combattants ayant envoyé, bribe par bribe, leurs notes à leur famille avec mission de les conserver. Ils ont pu également les apporter en venant en permission, obtenue selon le tour ou pour cause de convalescence. C’est ce qu’a fait régulièrement le combattant lotois Cyrille Bibinet, par exemple. Et encore le Tarnais Adrien Amalric, mais le dernier de ses carnets a disparu avec lui dans le torpillage du transport de troupes Parana par un sous-marin allemand au large de l’Eubée.

Agrégé de chimie, Émile Carrière n’est en 1914 que simple soldat au 40e RI. Il tient un carnet et il choisit un « frère d’armes » chargé de l’envoyer à sa famille en cas de malheur. Dès janvier 1915, ses capacités le font nommer dans des usines d’armement parmi lesquelles la poudrerie de Toulouse. Il signale alors qu’il peut enfin écrire à l’encre : « Ce simple détail indique le changement survenu dans ma situation. » Même préoccupation chez Marc Delfaud : « À celui qui trouvera le présent carnet, prière de le faire parvenir à Madame Delfaud, institutrice à La Barde par Saint-Aigulin (Charente Inférieure). Y joindre tous les objets trouvés sur moi et dans mon sac. Merci. »

Les témoins font état de ces situations. En juin 1915 en Artois, l’instituteur audois Mondiès, soldat de l’escouade du caporal Barthas, est tué dans un bombardement. Barthas écrit : « Nous trouvâmes un sac déchiqueté où seul un carnet de notes était intact. C’était celui de Mondiès que comme seul souvenir de lui j’envoyai à sa famille. » Le paysan breton Victor Aubry est tué à la Main-de-Massiges le 25 septembre 1915. Ses camarades recueillent son carnet et l’envoient à sa veuve. Le Nordiste Adolphe Courouble est tué le même jour, et un camarade envoie son carnet à sa famille. Un autre Nordiste, Gabriel Castelain a épousé Suzanne le 21 juin 1914. Sur son calepin, il a écrit : « À la pensée que petite Suze lira bientôt ces quelques pages, véritable roman d’un cauchemar vécu, je me sens vaillant, Dieu est là c’est tangible. » Gabriel est tué le 18 février 1915 à Mesnil-les-Hurlus. Sa jeune veuve reçoit seulement en 1919 ses carnets expédiés par les autorités militaires. Le jour même de son vingt-cinquième anniversaire (5 mai 1917), le sergent bordelais Lucien Gay est tué près de Craonne ; sa famille reçoit, troués par les balles son livret militaire et son carnet de route.

Sur son carnet, le brancardier Léopold Retailleau avait écrit : « Ami ou Ennemi, qui que tu sois, si tu trouves ce carnet fais-le parvenir à M. Retailleau tonnelier rue du Paradis quartier des Vignes à Cholet. » C’est un Français qui l’a fait. Mais voici le cas remarquable du capitaine Charles Mahé du 48e RI, tombé le 9 mai 1915 dans les lignes allemandes. Son carnet a reparu en 1922, récupéré par un voyageur français, chef de rayon au Bon Marché, auprès du directeur d’une fabrique de jouets de Nuremberg. Le carnet portait l’adresse de la famille du capitaine et la demande de le lui faire parvenir en cas de décès.

Conservation

Connaissant mon intérêt pour la question, une bouquiniste m’a offert le carnet de route de Louis Marceau (né à Billy, Côte d’Or), sur lequel ce maréchal des logis au 48e RAC avait collé insignes, fleurs séchées et mèche de cheveux de son fils. Sa veuve l’a reçu et conservé quelque temps ce que prouve la dernière lettre de Louis, glissée dans le carnet : une lettre du 10 octobre 1915, jour de la mort de Louis. Ensuite le carnet a connu un périple qui l’a conduit entre les mains d’une bouquiniste carcassonnaise. Rappelons que le journal de Charlotte Moulis a été trouvé dans une brocante, Charlotte n’ayant pas eu de descendance directe. Des situations semblables se sont produites pour des correspondances : d’Arthur Mauclerc (publiée dans La Lettre du Chemin des Dames), du capitaine Bonneau (étudiée par Sylvie Decobert). Le temps a certainement fait disparaitre plusieurs de ces documents.

Mais, très souvent, les carnets sont restés dans les familles et celles-ci ont été fières de les apporter dans les dépôts d’archives publiques à l’occasion de la Grande Collecte, donnant ainsi raison aux prévisions de Jean Norton Cru mentionnées plus haut. La Mission du Centenaire a soutenu la publication d’un premier bilan sous la forme d’un gros livre de 512 pages, très illustré, dont la couverture est ornée du portrait du simple soldat Jean Salvin du 225e RI, avant sa terrible blessure au visage. L’APA, Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique, créée par Philippe Lejeune, a rassemblé à Ambérieu-en-Bugey  des textes parmi lesquels figurent des témoignages de 14-18. Le livre 500 témoins de la Grande Guerre en a présenté quelques-uns. L’APA a organisé en juin 2014 une rencontre en Allemagne avec Deutsches Tagebucharchiv à Emmendingen. En Italie, à l’université de Gênes, Archivio Ligure della Scrittura Popolare, animée notamment par Fabio Caffarena, conserve et analyse un fonds considérable de témoignages, et a organisé en 2017 le colloque international In guerra con le parole (publié en 2018).

De nombreux carnets avaient vu le jour avant même le lancement de la Grande Collecte. La famille du brancardier Albert Filoche a conservé comme des « reliques » les papiers qu’il a laissés. Une nièce du sergent Marius Cantié a hérité de ses carnets et les a recopiés soigneusement à la main. La fille d’Olivier Monti commente ainsi les carnets de son père conservés précieusement : « Que de tristesse, d’épuisement, le désespoir n’étant jamais exprimé. Au contraire ressurgit la possibilité d’apprécier la moindre bouteille de vin, une nuit passée auprès d’une gentille fille, un match de foot ou quelques notes de musique. »

De riches amilles sont allées, à partir de ses écrits, jusqu’à édifier un mémorial au combattant. C’est le cas pour l’aviateur Nissim de Camondo, tué en 1917, dont le père a légué à la République française son hôtel particulier au parc Monceau pour y créer un musée à la mémoire de son fils. La famille de l’as italien Francesco Baracca, tué en juin 1918, a considéré ses lettres et carnets comme un mémorial confié au musée du Risorgimento de Milan. Les carnets du soldat alsacien de l’armée allemande Dominik Richert, apportés par sa famille, sont exposés au musée de Dannemarie qui vient d’ouvrir ses portes au public (août 2021). Sans aller aussi loin, des élèves ont été fiers de montrer à leur prof d’histoire les carnets ou cahiers de 14-18 conservés dans leur famille. L’arrière-petite-fille d’Étienne Houard, du 4e RI, l’a fait lorsqu’elle était en classe de 3e, et c’est l’origine de leur publication en 1982. Même chose pour les 19 cahiers du tonnelier Barthas qui sortaient chaque année de leur carton afin qu’une prof d’histoire en lise des passages à ses élèves du lycée technique de Carcassonne.

Mais, pour cela, il avait fallu attendre la génération des petits-fils du tonnelier. C’est une question qui sera abordée plus loin. Retenons seulement le souci de la conservation de documents dont la famille ignorait le retentissement que pourrait avoir leur publication. Même souci de conservation et résurgence tardive dans le cas de Joseph Pomès du 18e RAC. Survivant, il a ramené chez lui ses carnets, et la famille a également conservé 200 lettres de lui venant du front. Sa femme et sa fille ont lu les carnets qui ont été ensuite rangés dans une caisse en bois au grenier. Personne ne s’en est plus occupé, mais « on les y savait ». Tous ces carnets dont on connaissait l’existence ou qui ont été redécouverts étaient prêts à affronter l’épreuve de la publication, épreuve à laquelle on pouvait échouer ou réussir sous des formes diverses.

Ouvrage cité :

La Grande Guerre des Français à travers les archives de la Grande Collecte, présenté par Clémentine Vidal-Naquet, Mission du Centenaire de la Première Guerre mondiale, 2018.

Sources :

– Dans Témoins, notices Meyer, Dorgelès, Tharaud, Malherbe, Madeline, Genevoix, Lintier.

– Dans 500 témoins, notices Barthas, Moulis (+ de Moustier), Ferroul, Capot, Charpin, Colin, Tailhades, Andrieu, Bieisse, Tourigny, Delon, Bataille, Rouvière, Gueugnier, Bonneval, Clergeau, Bibinet, Boudard, Cœurdevoy, Lapeyre, Loubet, Balard, Lecompt, Congar, Denisse, Delmotte, Poulet, Larrazet, Bès, Castéla, Le Noan, Charignon, Hénin, Azéma, Clerfeuille, Noé, Chaïla, Suhubiette, Pescay, Houard, Gaymard, Duchêne, Hauteur, Cocordan, Clermont, Castan, Chalmette, Verdun, Nicoud, Rouppert, Belleil, Richebé, Fénix, Sévin, Buffereau, Aribaud, Dardant, Maufrais, Amalric, Carrière, Delfaud, Aubry, Gay, Retailleau, Mahé, Marceau, Mauclerc, Bonneau, Cantié, Monti, Richert, Pomès.

– Sur le site du CRID 14-18, notices Jünger, Rodewald, Bessière, Sun Gan, Baudin, Balique, Bouton, Cabos, Sternheim, Hassebroucq, Chrétien, Kuhr, Renaux, Cellier, Lefebvre, Lemaître, Masselin, Pasquier, Staquet-Fourné, Billon, Van Heeck, Tissot, Rieulle, Rama, Duveau, Artis, Bastide, Courouble, Castelain, Filoche, Camondo, Baracca.

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V. Passage à l’édition des textes de non-professionnels

43-55 minutes


            Le problème central est déjà posé : pendant longtemps il ne pouvait pas venir à l’idée des témoins de milieu populaire de chercher un éditeur pour des textes que beaucoup d’entre eux considéraient cependant comme leurs livres. Certains eurent recours à l’autoédition. Parmi les rares cas, on peut citer les Pages de guerre d’un paysan de Jean-Louis Talmard, tiré à 300 exemplaires en 1971. Du temps a passé, les chemins vers l’édition sont devenus plus accessibles, « 68 » a suscité l’intérêt pour la « mémoire populaire » (titre d’une collection chez François Maspero qui a accueilli le caporal Barthas, tonnelier). À certaines dates, la publication de témoignages de 14-18 est devenue un phénomène éditorial, 1998, 2004, 2008, le Centenaire… Les éléments moteurs de ces opérations sont nombreux et divers, à commencer par les descendants directs des témoins.

            1. Rôle des descendants dans l’édition

            Il ne sera pas possible de citer ici les dizaines de cas de publication par piété familiale de fils et filles, petits-fils et petites-filles, arrière-petits-enfants. Seulement quelques-uns, principalement ceux qui montrent une coopération entre générations.

            Auguste Allemane a mis en forme ses carnets de guerre au début des années 1920. Ses deux petits-enfants ont retrouvé, transcrit et publié le texte en 2014 sous le titre Journal d’un mobilisé. Une petite-fille de Georges Baudin a récupéré ses six carnets manuscrits et a pris le temps de les transcrire soigneusement. Avant l’édition, un arrière-petit-fils a placé le texte sur son blog. Le tirage sur papier date de 2015, sous le titre Brancardier sur le front, carnets de guerre 1914-1918.

            Quarante ans après la mort de Louis Bobier, son petit-fils a édité son témoignage sous le titre Il avait 20 ans en 1913. Louis Bobier, un poilu du Bourbon dans la grande tourmente (en 2003 à 300 exemplaires). Yann Prouillet, un solide connaisseur, estime : « L’édition confidentielle de ce monument testimonial n’est pas à la hauteur de la large diffusion qu’il mérite. Une réédition plus ambitieuse est toujours possible. »

            Georges Capel, du 289e RI, est mort en janvier 1915 des suites de ses blessures. Sa veuve a recopié son journal de guerre car l’original était en train de s’effacer. Son petit-fils Michel a ajouté un bref commentaire à l’opuscule de 41 pages, composé par l’arrière-petit-fils Patrick.

Le journal rédigé par Aimée Cellier dans Valenciennes occupée n’a été redécouvert par la famille qu’en 2010. Une petite-fille l’avait caché, jugeant le texte trop plein de lamentations. Trois représentants de la génération suivante l’ont transcrit, annoté et publié sur le site Calaméo.

C’est en effectuant une recherche généalogique que Pierre Austruy a trouvé les lettres de 14-18 de son arrière-grand-père Albert Cols de Graulhet (Tarn). Il les a transcrites et illustrées dans un livre hors commerce dont des exemplaires sont déposés aux Archives départementales du Tarn et à la bibliothèque municipale de Graulhet.

Du vivant de Joseph Faury, quand il commençait à raconter à ses petits-enfants un épisode de la guerre, sa femme lui répondait : « Tais-toi, ils la connaissent par cœur ta guerre ! » Alors il a écrit ses souvenirs en 1960-61, à l’âge de 73 ans. Son petit-fils Paul a mis en forme le manuscrit sous le titre Maudites soient les guerres (éditions France Libris, 2017). Pour rédiger la notice « Faury Joseph » sur le site du CRID 14-18, Vincent Suard a pu parler avec Paul Faury et obtenir des renseignements intéressants. Vincent a également interviewé Soizick Le Pautremont, historienne, petite-nièce d’Émile Madec, responsable de l’édition du journal de Milec le soldat méconnu,

Les trois filles de Paul Frot (qui avait 17 ans en 1914) ont publié son Journal de guerre du 15 juin 1917 au 11 novembre 1918 aux éditions Connaissances et Savoirs en 2005. Le texte est précédé d’une « adresse » des trois sœurs à leur père, en guise de dernière lettre à lui envoyée après sa mort.

En 2000, Marie-Joëlle Vandrand publie à compte d’auteur le livre « Il fait trop beau pour faire la guerre », Correspondance de guerre d’Élie Vandrand, paysan auvergnat (août 1914-octobre 1916). Elle commence ainsi son introduction : « Élie. Pendant toute notre enfance, ce prénom a été associé à un portrait de collégien trônant dans la salle à manger de nos grands-parents, et à une petite photo sur le caveau familial. « Élie, c’était mon oncle », nous avait dit notre père, « il a été tué à la guerre ». C’était tout ce que nous en savions. » Marie-Joëlle a découvert beaucoup plus tard la matière de son livre qu’elle a pu rééditer en 2013. J’ai été heureux de répondre à sa demande de rédiger une préface.

Une situation originale : c’est l’arrière-petit-fils de sa marraine de guerre qui a publié à L’Harmattan les lettres d’André Tanquerel, tué en 1916.

Marie-Noëlle Goujon, petite-fille du couple Jean-Marie Relachon – Mathilde Rozet a retrouvé dans la maison familiale les lettres de ses grands-parents et du frère de Mathilde, tué en 1918. Sous le titre « Et nous, nous ne t’embrasserons plus », Trois jeunes Lyonnais dans la tourmente de la Grande Guerre, le livre a été tiré à compte d’auteur en 2014. En précisant son objectif : « Par ce livre, en racontant l’histoire de quelques-uns j’ai souhaité non pas les figer comme des morts mais les regarder et essayer d’en parler comme des vivants. » Nous avons là un comportement digne de celui des « passeurs ».

 

2. Les passeurs

Tous les descendants qui ont contribué à faire connaitre des témoignages familiaux sont des passeurs. Certains sont allés plus loin, en accompagnant la publication. D’autres, très actifs cependant, n’avaient pas de rapport de parenté avec les témoins qu’ils ont transformés en auteurs de livres. Je ne peux évidemment développer que les situations que je connais.

Michel Mauny

Michel est le petit-fils du sergent Émile Mauny du 246e RI, puis du 122e RIT, et le réalisateur du livre Émile et Léa, Lettres d’un couple d’instituteurs bourguignons dans la tourmente de la Grande Guerre. Les 1250 lettres échangées se trouvaient dans un carton marqué du simple mot : « Guerre ». Ingénieur des travaux publics, Michel Mauny estimait ne pas avoir la compétence nécessaire pour les exploiter mais, conseillé par les historiens membres de l’association Adiamos du département de l’Yonne, il a réalisé en 2005 une première édition à compte d’auteur tirée à 500 exemplaires, épuisée en quelques mois, ce qui a nécessité un second tirage de 500. Découvrant Barthas, Michel Mauny m’envoyait un exemplaire de son livre en me demandant de lui adresser des critiques constructives : « Elles me seraient particulièrement précieuses si je venais à envisager une nouvelle réédition. » J’ai évidemment répondu en suggérant quelques améliorations.

Retraité, Michel Mauny a pu faire la promotion de son livre par une série de conférences. Une troisième édition est sortie en 2007, en tenant compte de mes remarques. 500 exemplaires de plus. Et toujours une grande activité de passeur décrite dans cette lettre du 5 mai : « Le compte rendu que vous avez aimablement diffusé sur le site du CRID 14-18 m’a apporté une caution de poids auprès de mes différents interlocuteurs. Cela m’aide particulièrement lors de mes propositions de conférences. J’en ai déjà réalisé une vingtaine devant des publics variés comme vous pourrez en juger puisque l’on y trouve en particulier une classe de CM2, plusieurs classes de troisième et de première mais également une association de libres penseurs ainsi qu’une association d’officiers de réserve ! Centré initialement sur l’Yonne, j’ai depuis quelques mois étendu mon rayon d’action géographique. […] Enfin j’ai mis au point un autre type d’intervention sous la forme d’une lecture-spectacle. Les extraits de courriers y sont lus par une comédienne et un comédien professionnels costumés d’époque et il me revient de présenter et de commenter. »

Plus tard, en avril 2009, Michel Mauny pouvait évoquer « une bonne quarantaine » de conférences et m’envoyer un carton d’invitation à celle qu’il allait donner au Centre mondial de la Paix à Verdun le 12 mai.

J’ai rencontré Michel Mauny à Auxerre lors du colloque sur L’Yonne dans la Grande Guerre organisé en novembre 2013 et publié en 2014 sous le même titre. J’y évoquais « L’originalité du témoignage de la famille Papillon », également originaire de l’Yonne (Vézelay) et dont la publication du témoignage collectif doit beaucoup à des « passeurs » suisses, Madeleine et Antoine Bosshard. Tiphaine Martin donnait au colloque une communication sur « Émile et Léa », tandis que Michel Mauny lui-même, pris par la passion de l’histoire, présentait deux Icaunais, un préfet et un soldat. Il me demandait l’autorisation de reprendre des passages de ma notice « Mauny » en postface à la quatrième édition de son livre (2014). Quatre éditions avec un tirage total de 1900 exemplaires, l’exploit d’un passeur infatigable.

Les Papillon, dont il vient d’être question, sont des personnages marquants du Centre d’interprétation de la guerre inauguré à Suippes (Marne) le 9 décembre 2006, après un important travail de réflexion, préparation  et animation effectué par des membres du CRID 14-18. Le chirurgien Prosper Viguier y est également bien représenté par des documents fournis par son petit-fils, un autre passeur motivé.

Pierre Galabert

Pierre Galabert est le petit-fils du médecin major Prosper Viguier dont j’ai réussi à publier le témoignage sous le titre Un chirurgien de la Grande Guerre aux éditions Privat à Toulouse dans la collection « Témoignages pour l’histoire » en 2007. Né à Verfeil-sur-Seye (Tarn-et-Garonne), médecin major au 18e RI de Pau, puis responsable de l’ambulance 8/18 à partir de mai 1915, Prosper Viguier a terminé sa carrière comme médecin-chef de l’hôpital Larrey à Toulouse. Membre fondateur du CRID 14-18, le général André Bach a fait en 2008 dans les Annales du Midi un long commentaire élogieux du livre dont la publication a été soutenue par le département de l’Aisne dans le cadre des manifestations du 90e anniversaire de la bataille du Chemin des Dames.

Le fonds Viguier était important et varié. Aux documents écrits et photographiques utilisés pour composer le livre, s’ajoutait le contenu des cantines professionnelles. Pierre Galabert a offert les instruments chirurgicaux de son grand-père au musée de l’histoire de la Médecine de Toulouse, et il a contribué à illustrer la partie « L’homme blessé » du Centre d’interprétation de la guerre de Suippes.

Dans la perspective du Centenaire de la Première Guerre mondiale, Pierre Galabert, l’association des Amis de l’Hôtel-Dieu  et le musée de l’histoire de la Médecine à Toulouse ont lancé un projet d’exposition dans les locaux de l’Hôtel-Dieu Saint-Jacques. De très nombreuses séances ont réuni une équipe d’une dizaine de personnes, principalement des médecins, et moi-même en tant qu’historien. Prosper Viguier et son ambulance y occupaient une place éminente. Une vitrine exposait des livres ayant pour origine l’université de Toulouse-Jean-Jaurès. Un cycle de conférences a contribué à l’animation autour de l’expo pendant les deux années 2017 et 2018.

Guy Durieux

C’est le 3 janvier 2007 que Guy Durieux a pris contact avec moi : « Sur les conseils de Robert Serre, j’ai le plaisir de vous adresser un exemplaire des Mémoires de la guerre 1914-1918 de Marius Perroud. Ayant retrouvé son récit il y a peu, nous en avons, avec son petit-fils, assuré une édition à tirage limité (une centaine d’exemplaires destinés principalement au cercle familial) qui ne sera pas commercialisée. Sachant l’intérêt que vous portez à de telles publications (cf articles du Monde du 25/11/05 et du 11/03/06) nous pensons que vous pouvez en faire bon usage. » En avril 2013, Guy Durieux m’envoyait un exemplaire de la deuxième édition dont l’avant-propos précisait : « Et quelle surprise de découvrir que les historiens Rémy Cazals et André Loez citent sept fois les Mémoires dans leur dernier ouvrage Vivre et mourir dans les tranchées. »

Entre temps, Guy Durieux s’est penché sur le carnet de guerre d’Hippolyte Davat du 206e RAC. Un  article du Dauphiné libéré du 11 novembre 2011 montrait le passeur en plein travail, un travail minutieux suivi de l’édition en 2014, un tirage de 218 exemplaires à compte d’auteur.

Guy Durieux a poursuivi ses recherches de manuscrits inédits à publier à très faibles tirages pour le témoignage de guerre de Valentin Mathieu. Marius Perroud, Hippolyte Davat et Valentin Mathieu ont une notice sur le site du CRID 14-18.

Daniel Lautié

J’ai acheté à la librairie Privat de Toulouse le témoignage de l’Alsacien Dominique Richert, ayant fait toute la guerre de 14-18 dans l’armée allemande, livre publié par la maison d’édition strasbourgeoise La Nuée bleue en 1994 sous le titre Cahiers d’un survivant, un soldat dans l’Europe en guerre 1914-1918. Le manuscrit d’origine est en allemand ; il a été publié dans cette langue en 1989 à Munich. Au colloque de 1998 à Montpellier, j’ai présenté une lecture comparée, « Deux fantassins de la Grande Guerre : Louis Barthas et Dominik Richert », texte publié dans les Actes quelques années plus tard.

Coïncidence, le mari de la petite-fille du soldat alsacien habite Toulouse. Daniel Lautié prend au sérieux son rôle de passeur. Il a créé un site (1418-survivre.net) d’une richesse extraordinaire, faisant état de la réédition en français chez le même éditeur (2016), d’une traduction en anglais (The Kaiser’s Reluctant Conscript), d’une traduction en russe, de divers films et documentaires. Grâce à Daniel Lautié, on peut tout savoir sur ce soldat que la publicité de La Nuée bleue présente comme « le Louis Barthas allemand », et sur la notoriété internationale de son texte. Daniel Lautié et la famille de Dominique Richert ont offert les manuscrits originaux au mémorial de la Haute Alsace qui vient d’ouvrir ses portes à Dannemarie en août 2021 et qui les expose.

Marion Geddes et Françoise Moyen

Petite-fille de Bernard et Magali Collin, Marion Geddes a retrouvé la correspondance de ses grands-parents, d’août 1914 jusqu’à la mort du soldat en septembre 1915. La qualité de ces textes justifiait la publication d’un livre ; la quantité imposait un choix. Le livre, publié à compte d’auteur en 2017, a pour titre Une famille dans la Grande Guerre, correspondance de Bernard et Magali Collin ; il compte 376 grandes pages ; le texte intégral peut être consulté aux Archives municipales de Sète. C’est en effet en étroite collaboration avec cette institution que l’opération a été montée, accompagnée d’une exposition, dans le cadre de la Grande Collecte. Bernard Collin était un homme remarquable ; sa petite-fille l’a parfaitement mis en valeur.

Françoise Moyen a présenté ses quatre grands-parents dans le livre collectif 500 témoins de la Grande Guerre : André Charpin et Céleste, Abel Gilbert et Désirée. Lors du colloque de Carcassonne sur le thème Travailler à l’arrière 1914-1918 (publié en 2014), elle a insisté sur ses deux grands-mères, Céleste Chassinat et Désirée Frémond dans son intéressante communication : « Paysanne, femme d’artisan, le travail des femmes à la campagne pendant la Grande Guerre ». Françoise Moyen a transcrit les carnets et toutes les correspondances et a déposé son travail aux Archives départementales du Loiret, territoire d’origine de la famille.

Colin Miège

Petit-fils du sous-officier puis lieutenant Désiré Sic, Colin Miège a attiré l’attention sur le fonds de photos de son grand-père en fournissant la matière d’un hors-série de La Lettre du Chemin des Dames en 2012. Il a ensuite travaillé avec Alexandre Lafon à la publication chez Privat du premier volume de la collection « Destins de la Grande Guerre » sous le titre Une guerre d’hommes et de machines (2014). Le fonds Désiré Sic était suffisamment important (« source presque inépuisable », dit Colin Miège) pour permettre la publication d’autres livres par son petit-fils : Désiré Sic : le parcours d’un militaire Bas-Alpin entre le Maroc et le front de France (1904-1934), par les Archives départementales des Alpes de Haute-Provence en 2014 ; La Grande Guerre vue par un officier du Génie, un beau livre des éditions E-T-A-I, 2014 ; Le Maroc à travers l’objectif du photographe Désiré Sic (1912-1933) par un éditeur marocain en 2017 ; Désiré Sic, l’aventurier enraciné, récit d’une vie dans le XXe siècle, chez L’Harmattan, 2019. Colin Miège souhaite publier aussi l’importante correspondance de guerre entre Désiré Sic et sa femme.

Nommé sous-préfet de l’arrondissement de Castres, son intérêt personnel pour la période désignait Colin Miège pour l’animation du comité départemental du Tarn pour le Centenaire de la Première Guerre mondiale.

Dans le dictionnaire des témoins, sur le site du CRID, figure une notice « Bergerie, André », signée Colin Miège. Le bref journal de campagne tenu par ce soldat du Génie est rédigé au crayon sur un minuscule carnet publicitaire Vermouth-Cinzano. Il se termine le jeudi 31 décembre 1914, interrompu par une grave blessure qui a entrainé sa mort. Le document a été conservé par Désiré Sic qui a inscrit au dos la phrase suivante : « Carnet de route du s/m Bergerie, tué au bois des Zouaves, agent de liaison de l’adjudant Sic (en souvenir) ». Colin Miège a retrouvé la tombe de ce sapeur mineur à la nécropole nationale de Sillery près de Reims. Il a déposé le carnet original aux Archives municipales de Bordeaux, ville d’origine du soldat.

Claude Rivals et Yves Pourcher

Deux ethnologues réputés ont rencontré 14-18 au cours de leurs recherches. Claude Rivals est le grand spécialiste de l’histoire technique, sociale et culturelle des moulins et des meuniers. Yves Pourcher s’est aussi intéressé aux moulins et à l’ensemble des activités traditionnelles de son département, la Lozère.

En Anjou en 1973, en quête de témoignages sur les moulins à vent, Claude Rivals a rencontré Pierre Roullet, qui fut meunier à la « Belle Époque ». Le meunier avait écrit quelques pages de souvenirs ; un échange de propos oraux suivit ; les questions du « passeur » obtinrent de nouvelles rédactions, suscitant cette remarque : « Je vous remercie, M. Rivals, par vos questions vous donnez un sens à ma vieillesse. » L’universitaire souhaitait obtenir des renseignements sur les moulins, mais il dut tenir compte d’une période marquante pour l’homme qui avait eu 27 ans en 1914 et qui avait fait toute la guerre. Dans son livre de 1983, Pierre Roullet, la vie d’un meunier, Claude Rivals a dû consacrer deux chapitres à la guerre, reconnaissant l’intérêt incontestable de leur apport.

Sans abandonner son domaine principal, Claude, alors professeur à l’université de Toulouse-Le Mirail, n’avait pas oublié la Grande Guerre. Son propre père lui avait raconté que son instituteur à l’école de Fenouillet (Haute-Garonne), Monsieur Caubet, lisait en classe des passages de ses mémoires de sergent. Claude a retrouvé la fille de Georges Caubet et les cahiers originaux. Il ne s’agissait pas d’un récit continu, mais de deux cahiers intitulés « Mes souvenirs sur Verdun, Cumières, Chattancourt, le Mort-Homme, février-mars 1916 » et « Six mois de captivité en Allemagne, juin-novembre 1918 » ; un troisième cahier contenait le récit inachevé de son retour en France. Sous le titre Instituteur et Sergent, mémoires de guerre et de captivité, la collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc » a publié en 1991 les textes de Georges Caubet dans une présentation étoffée de Claude Rivals.

Notons encore l’activité de passeur de Claude dans la valorisation des témoignages lors de manifestations pédagogiques qu’il organisa à Toulouse entre 1981 et 1985, intitulées « Archives vivantes ». Sans oublier son texte sur la canne du poilu Alain Moisset sculptée de thèmes meuniers (dans le livre à deux entrées, Bleu Horizon, publié en 2001 par Gilles Bernard aux éditions Empreinte).

Dans son ouvrage original solidement documenté Les jours de guerre (Plon, 1994), Yves Pourcher a retranscrit sur une trentaine de pages des extraits du journal du maire de Mende, Émile Joly, en 1916, un témoignage intéressant qui a, depuis, été intégralement publié. En 1998, aux Éditions de Paris Max Chaleil, Yves présentait Un commandant bleu horizon, Souvenirs de guerre de Bernard de Ligonnès 1914-1917. Puis, en 2003, le Journal d’un Poilu sur le front d’Orient, de Jean Leymonnerie, chez Pygmalion. Le maire d’une ville à l’arrière, un officier supérieur, un simple soldat.

Gérard Canini

C’est à Gérard Canini que l’on doit la première réédition de Témoins de Jean Norton Cru en 1993 aux Presses universitaires de Nancy, une opération indispensable car l’original était depuis longtemps épuisé (et les quelques exemplaires venus entre les mains des bouquinistes atteignaient un prix exorbitant). Professeur agrégé d’histoire en lycée à Verdun, Gérard avait créé la collection « Témoins et témoignages » à la suite de la publication d’un ouvrage collectif dirigé par lui, Mémoires de la Grande Guerre. Les titres de la collection étaient choisis pour leur rapport direct avec Verdun : Tranchées de Verdun, par Daniel Mornet, et Nous autres à Vauquois, par André Pézard (deux témoignages classés en 1ère catégorie par JNC) ; Verdun, par Raymond Jubert ; L’angoisse de Verdun, par Pierre-Alexis Muenier ; Trois ans de front, par Gaston Pastre ; À Verdun avec la 67e division de réserve, de Paul Voivenel.

Gérard Canini est malheureusement décédé en 1991. La Fédération audoise des œuvres laïques a contribué à la diffusion des ouvrages de sa collection sur son catalogue et lors du colloque Traces de 14-18, organisé à Carcassonne en 1996.

D’autres passeurs

Beaucoup d’autres passeurs pourraient être cités. La publication du témoignage collectif de sa famille (six frères ayant fait la guerre) par Dominique Saint-Pierre a demandé quinze années d’un « travail de bénédictin ». Après avoir publié le témoignage de son père Anatole (Verdun, années infernales), Henri Castex a présenté aux éditions Imago en 2003 le Journal d’un poilu, août 1914-décembre 1915, de Zacharie Baqué. Castex et Baqué sont de Vic-Fezensac, Gers, mais ces Castex n’ont pas de rapport direct avec la famille d’un premier ministre sous la présidence d’Emmanuel Macron.

Philippe Henwood a joué un rôle important dans la mise en ligne du site « Mémoire des Hommes ». Il a fait connaitre le témoignage de son grand-père Eugène lors du colloque Écrire en guerre 1914-1918 qu’il a co-organisé dans le cadre des activités de la Société des Amis des Archives de France, des Archives nationales, et le soutien de la Fondation Singer-Polignac. Il a ensuite rédigé la notice « Henwood Eugène » sur le site du CRID, et il a réussi à publier le remarquable livre « Maudite soit la guerre », Écrits censurés d’un journaliste dans les tranchées (1915-1918) aux éditions Pierre de Taillac (2015).

André Durand, qui a remis en marche le moulin de son grand-père Xavier Chaïla, a encouragé l’édition de son témoignage du temps de guerre. Le moulin à papier de Brousses, sur le versant audois de la Montagne Noire, travaille à l’ancienne et reçoit de nombreux visiteurs. Le livre est vendu à la librairie du moulin. André a eu l’idée de faire éditer par la poste un « timbre à moi » représentant Xavier sur son cheval en uniforme de hussard. Je me souviens d’avoir utilisé quelques-uns de ces timbres dans ma correspondance avec des amis du CRID. Autre cas de piété familiale, les petits-enfants d’un sous-officier du 323e RI puis 206e RI ont créé une Association des Descendants du Poilu Auguste Hervouet qui a publié son témoignage en 2010 : « Harcelés par une pluie de fer et de feu », retranscription fidèle de son récit écrit en 1919.

Rencontrée à Genève lors d’une « Journée Louis Barthas », Isabelle Jeger m’a montré les lettres de son grand-père Charles Patard, et nous avons pu les faire éditer par Privat dans la collection « Destins de la Grande Guerre » : « Si on avait écouté Jaurès », Lettres d’un pacifiste depuis les tranchées. Isabelle a ensuite rédigé plusieurs notices pour le dictionnaire des témoins sur le site du CRID 14-18. Les auteurs de notices sont aussi des passeurs. Merci à Vincent Suard et à toutes celles et tous ceux qui contribuent à cette œuvre utile.

Sources :

Dans Témoins, notices Mornet, Pézard, Jubert, Muenier, Pastre.

Dans 500 témoins, notices Barthas, Bobier, Capel, Vandrand, Mauny, Papillon, Viguier, Perroud, Richert, Charpin, Gilbert, Sic, Roullet, Caubet, Joly, Ligonnès, Leymonnerie, Voivenel, Saint-Pierre, Castex, Baqué, Chaïla, Patard.

Sur le site du CRID, notices Talmard, Allemane, Baudin, Cellier, Cols, Faury, Madec, Frot, Tanquerel, Relachon et Rozet, Davat, Mathieu, Collin, Bergerie, Henwood, Hervouet.

3. Activités pédagogiques et édition

L’appel à projets pédagogiques par la Mission du Centenaire a rencontré un franc succès : plus de deux mille projets ont été labélisés. Il n’est pas possible de les citer ici. On les trouvera dans les gros volumes publiés par la Mission. Le livre Le Centenaire à l’école, un laboratoire pédagogique, coordonné par Alexandre Lafon, en établit le bilan. Bien avant le centenaire, des activités pédagogiques avaient abouti à la publication de témoignages.

Concours scolaires

Au début des années 1980, à la suite immédiate de l’édition du livre de Barthas, la Fédération audoise des œuvres laïques et le CDDP de l’Aude ont organisé un concours dans les écoles et collèges du département. Ce concours a suscité quelques textes (par exemple Marie Saint-Amans, institutrice retraitée, qui avait 10 ans en 1914, a préféré s’exprimer par écrit). Des entretiens ont été enregistrés au magnétophone et transcrits. Les personnes interviewées avaient les souvenirs des enfants qu’elles étaient en 1914-1918 et ont rappelé les éléments les plus marquants : le tocsin du 1er août pendant le dépiquage ; les restrictions alimentaires ; l’entrée au travail agricole à l’âge de 11 ans et même de 8 ans ; la mort du père (Louis Cros). Ce dernier a ajouté un souvenir scolaire inattendu sur la mobilisation : un écolier disant que, cette fois, il n’y aurait pas « un Bazaine pour nous trahir ». Une distribution de prix a eu lieu à l’issue de ce concours, et les témoignages recueillis ont été publiés dans le livre Années cruelles, n° 6 de la collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc ».

C’est aussi dans le cadre d’un concours organisé par Le Progrès de Lyon sur les poilus jurassiens que deux professeurs d’histoire et de géographie ont proposé le témoignage de Marcel Maire, sergent au 172e RI, Sac au dos, Chroniques de guerre 1914-1918.  Un éditeur suisse, Les Presses du Belvédère, a publié ce texte en 2006.

Collèges et lycées

Au cours de l’année scolaire 1984-1985, dans le cadre d’un PAE (projet d’action éducative), la classe de 1èreA2 du lycée Guez de Balzac d’Angoulême a invité l’ancien combattant Jean Decressac, lui-même ancien élève de l’établissement. Une plaquette a été publiée relatant les moments forts de l’expérience pédagogique et donnant des passages des carnets rédigés par le poilu. Le collège Hurlevent de Hayange a bâti son PAE sur les carnets manuscrits du brancardier et musicien Jules Poulet, publiés en 1985.

François Barge est mort en 1957, mais son carnet de guerre a servi de support à un travail pédagogique au lycée Blaise de Vigenère de Saint-Pourçain-sur-Sioule. Le CRDP de Clermont-Ferrand en a publié le compte rendu en 1984 dans une plaquette intitulée Avoir vingt ans dans les tranchées. Le texte du soldat est reproduit, accompagné de commentaires pertinents. Le réseau qui a pris le nom de Canopé a participé, par exemple, à l’édition des Carnets de route de P.-G. Barreyre, poilu girondin (CRDP d’Aquitaine, 1989) et du Carnet de guerre, Aquarelles, novembre 1915-avril 1916 de l’artiste Ernest Gabard (CDDP des Pyrénées Atlantiques, 1995, livre remarquable par la qualité des reproductions, les annexes, le renvoi à un site internet pour y trouver des compléments).

Professeur au lycée Louis-Querbes de Rodez, Jean-Michel Cosson a découvert deux témoignages, un en provenance du front, l’autre de l’arrière en territoire envahi par l’armée allemande. Son travail pédagogique a pu ainsi éclairer la vie des soldats et des civiles, avec la dimension supplémentaire de l’occupation. Il en a fait un livre à deux entrées (Impressions de guerre). D’un côté le témoignage du très jeune soldat aveyronnais Roger Gamel (en 1914, il avait l’âge des élèves des classes terminales de J.-M. Cosson). De l’autre, celui de Brunette Jacob, Lorraine de famille aisée, vivant à Sarrebourg, dont le journal est écrit en français avec quelques passages en allemand.

Sans doute y a-t-il beaucoup d’autres cas, mais un des plus remarquables est celui du collège Paul-Éluard de Noyon en RRS, Réseau de réussite scolaire. Sous l’impulsion de Thierry Hardier, professeur d’histoire et de géographie, l’équipe compte des collègues de diverses disciplines comme Agnès Guillaume (français). Le collège a réussi à éditer plusieurs livres de témoignages, y compris celui d’un soldat allemand, l’artilleur Hermann van Heek (2007). Côté français : le sculpteur Louis Leclabart (2010) ; une civile, Virginie Pottier (2013) ; le sergent Eugène Lasbleis (2015) ; Trois Nordistes sur le front d’Orient (2021). Ceci entre autres activités que Thierry Hardier a présentées dans sa communication au colloque Enseigner la Grande Guerre qui s’est tenu à Sorèze (Tarn) en 2017 et a été publié en 2018. Lors du même colloque, la partie « Expériences » mentionnait des travaux pédagogiques réalisés à divers niveaux, du CM2 à l’université.

 

Mémoires de maîtrise à l’université

Très investi dans la recherche des témoins de 14-18, j’ai pu diriger à l’université de Toulouse-Le Mirail (qui a pris le nom de Jean-Jaurès) quelques mémoires ayant pour objet des témoignages. Ceux-ci provenaient des envois de manuscrits que je recevais de temps à autre, des fonds déposés aux Archives départementales ou municipales, et même de documents familiaux trouvés par les étudiantes et les étudiants. Dans cette dernière catégorie, figurent Louis et Dalis Lamothe, agriculteurs du Lot, de même qu’Élie Baudel, le Girondin Alfred Sarrazin, le brasseur Albert Denisse d’Étreux (Aisne), le jésuite Émile Goudareau.

Le déroulement de l’expérience est présenté dans les Actes du colloque de Sorèze. Citons seulement ici les noms des témoins devenus auteurs de livres après le travail universitaire : Andrée Lecompt, Xavier Chaïla, Charles Gueugnier, le capitaine Bonneau et sa future épouse, l’instituteur Arnaud Pomiro, Henri Charbonnier, Jules Puech, Albert Denisse. Ainsi qu’un lieutenant photographe (Raoul Berthelé) et un capitaine collectionneur de photos (Léon Hudelle).

Sans doute d’autres mémoires de ce type ont-ils été préparés dans d’autres universités. Sur le site du CRID 14-18, Raphaël Georges a présenté le cas d’Aloyse Stauder, combattant lorrain de l’armée allemande dont le témoignage a été publié en 2012 à la suite d’un mémoire de maîtrise. En contact avec le département de la Drôme à propos des témoignages de 14-18, j’ai appris que les 1295 lettres du fonds César Vincent constituaient le support de la thèse de doctorat de Mies Haage à l’université de Nimègue.

En guise de complément, il faut rappeler les recherches des germanistes de l’université de Toulouse-Jean-Jaurès sur les internés civils allemands et autrichiens à Garaison, qui ont abouti à des publications et à des notices sur le site du CRID. Quant au manuscrit de Jean Suhubiette, Basque émigré en Argentine, il a été apporté à Toulouse par une professeure invitée venant de l’université nationale de la Pampa à Santa Rosa.

Ouvrages cités :

Le Centenaire à l’école, un laboratoire pédagogique, coordonné par Alexandre Lafon, Mission du Centenaire et réseau Canopé, 2019.

– Rémy Cazals & Caroline Barrera (dir.), Enseigner la Grande Guerre, Portet-sur-Garonne, Éditions midi-pyrénéennes, 2018.

Sources :

– Dans 500 témoins, notices Cros, Maire, Decressac, Poulet, Barge, Barreyre, Gabard, Leclabart, Lamothe, Baudel, Sarrazin, Denisse, Goudareau, Lecompt, Chaïla, Gueugnier, Bonneau, Pomiro, Charbonnier, Puech, Berthelé, Hudelle, Vincent, Suhubiette.

– Sur le site du CRID, notices Saint-Amans, Gamel, Jacob, van Heek, Pottier, Lasbleis, Stauder.

4. Le rôle des associations

Entre le passeur et la maison d’édition, s’intercale souvent une association, spécialisée 14-18, société savante, ou même généraliste comme la FAOL.

Associations spécialisées dans l’histoire de la Grande Guerre

« Bretagne 14-18 » est animée par René et Ronan Richard et Yann Lagadec. Parmi les témoignages que cette association a édités, figurent le sapeur Jules Bataille de l’armée d’Orient, l’artilleur Jean-Baptiste Belleil, Louis Cadoret tué aux Éparges en février 1915, le lieutenant Joseph Clément, le médecin Paul Deschamps, le sergent Jules Lachiver tué dans une attaque en mai 1915, le lieutenant Maurice Ledeux tombé en août 1918 près de Noyon, le capitaine Charles Mahé également tué en 1915 et dont le carnet de route, récupéré par les Allemands, est revenu dans sa famille après la guerre (voir ci-dessus 3e partie, point 4).

Plus proche de l’ancien front, l’association « Soissonnais 14-18 » a une activité très variée de restauration et de mise en valeur du patrimoine matériel (carrières, cimetières), de rappel des épisodes traumatiques comme la malheureuse affaire des fusillés de Vingré. On en trouvera le récit dans l’ouvrage original de Jean-Luc Pamart, Le paysan des poilus, le « témoignage » d’un passionné. L’association mène une intense politique d’édition de témoignages parmi lesquels Je t’écris de Vingré… Correspondance de Jean Blanchard, fusillé pour l’exemple le 4 décembre 1914 (publié en 2006). Animateur de l’association « Soissonnais 14-18 » et de la Société archéologique, historique et scientifique de Soissons, Denis Rolland a publié les carnets d’un civil : Amblény, le temps d’une guerre. Journal d’Onézime Hénin (en 1993). Autre civil publié : Georges Muzart, maire de Soissons pendant la guerre (en 1998). Quant à Albert Bertier de Sauvigny, maire de Cœuvres, son témoignage édité en 1934 a été repris en 1994 en fac-similé par « Soissonnais 14-18 ».

Sociétés savantes, associations culturelles

Le Groupe de Recherches, d’Études et de Publication sur l’Histoire de la Drôme est animé par des professeurs d’histoire et de géographie. Avant son travail sur la Grande Guerre, le groupe a publié quatre volumes sur la période allant de la fin de l’Ancien Régime à 1815. En partenariat avec l’Association Universitaire d’Études Drômoises, le groupe a lancé en août 2000, une recherche de documents départementaux sur 14-18. Cela a abouti, d’abord, à un numéro thématique « Paroles de Poilus drômois » de la revue Études Drômoises (décembre 2001), puis à la publication à Valence du gros livre de 500 pages Je suis mouton comme les autres, dont le surtitre est 1914-1918, Du patriote enthousiaste au poilu résigné, et le sous-titre Lettres, carnets et mémoires de poilus drômois et de leurs familles. Le livre fait entrer une trentaine de noms dans le corpus des témoins. Il a été composé par Jean-Pierre Bernard, Claude Magnan, Jean Sauvageon, Robert Serre, Claude et Michel Seyve. J’ai été heureux de répondre à leur demande de rédaction d’une préface.

Dans le Tarn, Aimé Balssa a su dynamiser la Société culturelle de Castres en proposant des ouvrages sur les activités industrielles et tout sujet intéressant la région. On lui doit la publication en 2010 d’un remarquable témoignage, celui de Victorin Bès, dont la Revue du Tarn avait conseillé la publication dès 2004, le délai étant imputable à des tergiversations des héritiers. La Société a encore publié en deux volumes la correspondance d’un couple d’instituteurs, le sergent Alfred Roumiguières et sa femme Rosa, ainsi que le carnet de Pierre Fau qui contient un exemple concret de mission commandée, non réalisée, mais décrite dans un rapport. Jean Norton Cru avait signalé qu’il était de règle de tromper les chefs : « Ceux qui reçoivent de faux rapports les ont provoqués par leur insistance à exiger l’impossible. »

Dans un petit canton montagnard du même département, le Centre de Recherches du Patrimoine de Rieumontagné a publié les témoignages de trois combattants nés à Murat-sur-Vèbre : les chasseurs alpins Joseph Alengrin et Louis Granier, et l’artilleur Romain Julien. Non loin de là, mais dans le département de l’Hérault, le Bulletin des Amis de Montagnac a fait connaitre en 2000 et 2001 les carnets du sergent Jean Bec. Le Bulletin de la Société ariégeoise des Sciences, Lettres et Arts a publié en 1996 de larges extraits des carnets et de la correspondance de l’instituteur et caporal Marius Piquemal. L’association « Gens de Savoie » a rassemblé les lettres de Maurice Marchand et de Delphin Quey, composant la chronique de 14-18 d’une famille de Tarentaise.

Didier Béautis a apporté à la Société littéraire du Maine le témoignage de son grand-père manceau André Bouton, « un mobilisé aux expériences multiples ». En 2014, la Société des Sciences, Lettres et Arts de Pau a édité le livre du docteur Michel Barthaburu, La Grande Guerre de mon père, carnets et correspondance d’Élie Barthaburu 1914-1919, soldat puis officier basque. C’est un bon exemple de motivation de piété familiale, avec le support d’une société savante, un éclairage bibliographique dans une préface universitaire et le soutien de la Mission du Centenaire.

Les Amis du Pays civraisien (département de la Vienne) ont publié en 1994 des extraits du journal de Paul Clerfeuille, présentés selon un plan thématique par Gérard Dauxerre. Le livre collectif du CRID sur le Chemin des Dames donne les pages de Clerfeuille relatives aux combats de l’Aisne. On a signalé plus haut la valorisation de son « livre » par l’auteur. Les Cahiers du Bazadais ont publié en 1979 le carnet intégral du caporal Renaud Jean, gravement blessé à la bataille de la Marne. L’association « Chemin faisant » a édité en 2013 le Carnet de guerre d’un soldat lorrain de Pierre Pénin, texte mis en perspective par Jean-Claude Fombaron. Un exemplaire dactylographié des Vieux souvenirs de guerre de Théodore Hannart, industriel à Wasquehal, avait été déposé à la Société historique de Villeneuve-d’Ascq, qui en a fait un livre en 1998.

L’ancien combattant Henri Couvreur, né à Carvin, « historien amateur » d’après Vincent Suard, avait créé la Société de recherches historiques de Carvin dans les années 60. Elle a publié en 1998 les mémoires de son fondateur. J’ai cité quelques exemples, je ne les connais pas tous, le Centenaire ayant mobilisé beaucoup d’associations et de sociétés savantes sur les années 1914-1918 et les témoignages locaux. Le dernier cas concerne une organisation associative qui a commencé à s’intéresser dès 1975 aux témoignages de 14-18.

La Fédération audoise des œuvres laïques (FAOL)

La FAOL, dont le siège se trouve à Carcassonne, réunit plusieurs associations ayant des activités périscolaires, théâtre, sport, vacances… La FAOL elle-même est la section audoise de la Ligue de l’Enseignement. L’édition de témoignages pour l’histoire a débuté en 1975 avec la publication en plaquette artisanale de format A4 des textes écrits pendant la guerre de 1939-1945 par les écoliers d’un village des Corbières, Tournissan, ouvrage repris par l’éditeur Privat en 1978, puis par Vendémiaire sous le titre Il nous tarde que la guerre finisse. Louis Barthas est venu juste après, sous la même forme avec un tirage de 500 exemplaires. Sur 72 pages, la plaquette reprenait des extraits du manuscrit pour utilisation en classe. Elle fut envoyée à François Maspero, et la réponse positive de ce merveilleux éditeur fut immédiate. La FAOL participa largement à la diffusion et au succès du livre.

            La publication du Barthas suscita des suites intéressantes. C’est d’abord un lecteur d’Aigues-Vives (Gard) qui attira notre attention sur les carnets 1939-1945 de Gustave Folcher que la FAOL a également fait publier par Maspero. Ce texte est reconnu par les historiens spécialistes comme un témoignage de premier ordre sur la captivité en commando agricole et sur la débâcle allemande vue par un PG français, ainsi que sur les combats de 1940. Retenons ici les allusions à la guerre de la génération précédente : les visites peu réjouissantes des cimetières militaires ; la découverte directe de la boue des régions du nord-est, telle que « ceux de 14 » l’avaient décrite. Le 11 avril 1945, tandis que les blindés américains foncent vers Schorstedt, le village où Gustave se trouve en commando agricole, un bruit sourd se rapproche. Le fermier lui demande s’il s’agit du canon. « Je lui dis que c’est bien là ce que j’avais entendu sur le front [en 1940]. Lui, qui a fait la guerre de 1914, a bien compris aussi. »

            La collection « la mémoire de 14-18 en Languedoc » constitue une autre suite de Barthas. Plusieurs auteurs découverts par la FAOL figurent dans 500 témoins de la Grande Guerre et dans le dictionnaire en ligne sur le site du CRID. Ce qui a caractérisé leur édition a été le souci permanent de coopération avec d’autres éditeurs, ou avec d’autres parties prenantes comme la mairie de Fenouillet (Georges Caubet), le moulin à papier de Brousses (Xavier Chaïla), etc.

            En 1992, à l’occasion de la publication du dictionnaire biographique départemental, la FAOL, la Société des études scientifiques et les Archives de l’Aude se sont associées pour organiser et publier successivement dix colloques internationaux parmi lesquels quatre sur la Première Guerre mondiale ou lui faisant une place dans une thématique plus générale. Certains de ces livres figurent parfois sur des sites de vente par correspondance à des prix prohibitifs, alors qu’on peut se les procurer à prix normal ou même soldé en s’adressant à la FAOL (www.ligue11.org, rubrique librairie). Dans le catalogue se trouvent aussi les témoignages publiés dont les tirages ne sont pas épuisés.

            Grâce à l’action de la FAOL, le texte du tonnelier Barthas est passé à la postérité, comme l’auteur le souhaitait ; la collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc » a fait découvrir plusieurs autres témoignages ; la FAOL s’est associée au concours scolaire dont il a déjà été question et à la recherche, pour les Archives départementales, des notes sur la guerre prises par les institutrices et les instituteurs.

Ouvrage cité :

– Jean-Luc Pamart, Le paysan des poilus, Éditions des Équateurs, 2004.

Sources :

Dans 500 témoins, notices Bataille, Belleil, Cadoret, Clément, Deschamps, Lachiver, Ledeux, Mahé, Blanchard, Hénin, Muzart, Bertier de Sauvigny, Bès, Roumiguières, Alengrin, Granier, Julien, Bec, Piquemal, Marchand, Quey, Clerfeuille, Jean, Hannart, Barthas, Caubet, Chaïla.

Sur le site du CRID, notices Fau, Bouton, Barthaburu, Pénin, Couvreur.

            5. Implication des maisons d’édition

            On a cité plus haut les éditeurs français prolifiques dans la publication des témoignages sur la guerre entre 1915 et la sortie du livre de Jean Norton Cru. Les grandes maisons d’édition ont-elles poursuivi dans cette direction ? Parmi les autres, peut-on citer les plus  motivées ?

            Grands éditeurs nationaux

            Flammarion réédite régulièrement les grands classiques, Ceux de 14 de Genevoix et Le Feu de Barbusse. Les Lettres à sa femme 1914-1917 de ce dernier sont publiées par Buchet-Chastel. Albin Michel a donné à lire la correspondance de Dorgelès, mais a abandonné le projet de publier le carnet d’Albert Thierry. En application de la formule « Soyez connu et nous vous ferons connaitre », le Mercure de France a publié Louis Pergaud, les Belles Lettres une partie de la correspondance du philosophe Alain, Armand Colin a édité Jules Isaac et Marc Bloch. Clavel soldat a trouvé sa place dans la politique éditoriale de Viviane Hamy concernant les œuvres de Léon Werth. Mais le tonnelier Barthas était un parfait inconnu lorsque son témoignage a été retenu en 1978 par François Maspero (voir plus loin le point 6 réservé au cas Barthas).

            Des éditeurs plus modestes, mais motivés

            On placera en premier Yann Prouillet et sa maison vosgienne Edhisto. Son catalogue n’est pas limité aux Vosges et à 14-18. Mais, dans ce dernier domaine, il a une grande expertise. Il sait prendre des risques en publiant les œuvres  monumentales que sont les livres de Gaston Mourlot et Lucien Lanois, et combien d’autres témoignages. Il collabore étroitement aux travaux du collège Paul Éluard de Noyon présentés plus haut. Il tient fidèlement le stand EDHISTO-CRID aux Rendez-vous de l’histoire de Blois, un coin réputé pour son bon accueil. Il fréquente aussi de nombreux salons. Lui-même auteur de notices sur les témoins, il est coauteur et coéditeur du livre collectif 500 témoins de la Grande Guerre dont la couverture est illustrée par Tardi.

            À Toulouse, Privat a créé deux collections en rapport avec notre sujet. « Témoignages pour l’histoire » compte quatre volumes 14-18 sur neuf parus (Berthelé, Despeyrières, Pomiro, Viguier). Intitulée « Destins de la Grande Guerre », la deuxième collection, apparue avec le Centenaire, est spécifique. Elle compte six volumes parmi lesquels le journal de Stéphane Ivanovitch Gavrilenko, un soldat russe en France en 1916-1917.

            Parmi les éditeurs très actifs, il faut signaler C’est-à-dire de Forcalquier, plutôt intéressé par les Provençaux. Plutôt intéressé par les auteurs protestants, Ampelos a réédité Samuel Bourguet en rétablissant les passages censurés, il a publié quelques pasteurs et l’importante correspondance de Marie-Louise et Jules Puech. Bernard Giovanangeli, Éric Labayle, Éric Mansuy ont largement participé au mouvement, de même que L’Harmattan avec plusieurs témoignages dont celui d’Émile Carrière (Un professeur dans les tranchées).

            Italiques a publié Marc Delfaud (bien accompagné par Antoine Prost et André Bach). Les photos de Paul Minvielle et le carnet de Camille Rouvière ont trouvé leur place chez Atlantica à Biarritz. Pierre de Taillac a donné une traduction française du livre allemand d’Alexander Langsdorff, et la prose très intéressante d’Eugène Henwood.

            Léonie Bonnet, née à Nérac, est publiée par les éditions d’Albret ; Louis Caujolle, né dans les Hautes-Pyrénées, par les éditions Gascogne ; Émile Morin, né en Haute-Saône, par Cêtre à Besançon ; mais les éditions des Saints Calus de Bordeaux ont choisi l’Héraultais Joseph Bousquet par affinité d’idées.

            Cette liste est loin d’être exhaustive mais l’allonger serait fastidieux. En parcourant 500 témoins de la Grande Guerre, on découvrira de multiples situations éditoriales. Mieux vaut développer un cas sur lequel mon information est abondante.

Sources :

– Dans Témoins, notices Genevoix, Barbusse, Dorgelès, Thierry, Werth, Bourguet.

– Dans 500 témoins, notices Pergaud, Alain, Isaac, Bloch, Barthas, Mourlot, Berthelé, Despeyrières, Pomiro, Viguier, Puech, Carrière, Delfaud, Minvielle, Rouvière, Bonnet, Caujolle, Morin, Bousquet.

– Sur le site du CRID, notices Lanois, Gavrilenko, Langsdorff, Henwood.
 

  6. Le cas du caporal Barthas

            Le tonnelier audois, caporal d’infanterie, titulaire du certificat d’études primaires, est déjà apparu à quelques reprises dans ces réflexions. Qu’il s’agisse de l’opinion exprimée par un autre poilu (« ce livre est une merveille ») ou par le président Mitterrand (« une haute valeur historique, une véritable œuvre littéraire »). Qu’il s’agisse aussi de l’encouragement de ses camarades d’escouade à écrire pour la postérité en réfutant le bourrage de crâne. Et du rôle de la Fédération audoise des œuvres laïques dans la découverte et la promotion de son livre.

            Le double pari de 1977-1978


            Au départ de l’aventure, donc, en 1977, c’est l’émerveillement devant les 19 cahiers d’écolier, la beauté de l’écriture, le soin de l’illustration, l’intérêt du texte qui ne faiblit jamais. Puis le choix d’extraits pour être utilisés en classe et l’édition d’une plaquette de 72 pages tirée à 500 exemplaires par la FAOL. Le premier pari a été de proposer à un grand éditeur national la publication intégrale. J’étais en train de préparer dans la collection du Centre d’Histoire du Syndicalisme de François Maspero un livre tiré de ma thèse sur le mouvement ouvrier à Mazamet. J’ai envoyé un exemplaire de la plaquette Barthas à François et obtenu une réponse positive quasiment par retour du courrier.

            Le deuxième pari fut celui des éditions Maspero : Barthas était un auteur inconnu ; le livre allait être très gros (plus de 500 pages) donc avoir un coût d’impression élevé ; le public ne semblait pas motivé pour la période de la guerre de 14-18 ; la maison d’édition ne pouvait se permettre un échec. J’ai conservé une lettre de François Maspero m’exposant son problème et demandant s’il fallait publier le texte intégral ou procéder à des coupures. Toutes les personnes consultées (y compris François lui-même) souhaitaient le respect du texte complet. Pour arriver à le publier à un prix de vente raisonnable, des efforts ont été faits : la famille Barthas acceptait de ne pas recevoir de droits d’auteur sur le premier tirage ; moi-même, je ne demandais rien ; la FAOL s’engageait à diffuser 500 exemplaires dans son propre réseau. Un tirage de 4000 était effectué juste avant le 11 novembre 1978. Des périodiques enthousiastes répondirent à l’efficacité du service de presse Maspero ; le bouche à oreille fonctionna à plein rendement. Les 4000 exemplaires furent épuisés en quelques jours et il fallut lancer un deuxième tirage avant Noël. Pari gagné.

            Depuis, plusieurs autres tirages se sont succédé chez Maspero et La Découverte dans le format d’origine 13,5 x 22, puis en collection de poche en 1997. L’édition de 2013 pour le Centenaire de la Première Guerre mondiale permettait de dépasser le chiffre de 100 mille exemplaires, et de nouveaux tirages suivaient encore. Compte tenu des traductions et d’une adaptation graphique, le tirage total de l’ensemble des éditions a dépassé 150 mille. Le livre de Barthas est l’exemple même du « long seller ». J’ai conservé les lettres de lecteurs enthousiastes, et l’abonnement de Maspero à l’Argus de la presse m’a fourni de nombreuses coupures. Une fois le succès du livre indiscutablement constaté, Le Monde a fini par en donner un compte rendu.

            Les traductions en trois langues résultent de coups de cœur. Le premier, en 1998, est celui de l’éditeur d’Amsterdam Bas Lubberhuizen. Pourtant, son pays était resté neutre en 14-18, et les Hollandais n’avaient pas de raisons particulières de s’intéresser à la vie d’un soldat français. Là encore, la presse a bien accompagné la sortie de De oorlogsdagboeken van Louis Barthas 1914-1918, et une sixième édition est sortie en 2014 avec un avant-propos de Piet Chielens, directeur du musée « In Flanders Field » d’Ypres.

            C’est l’historien Robert Cowley qui a conseillé à Edward Strauss de traduire le Barthas en anglais. Il s’y est lancé avec enthousiasme, avant même de savoir s’il trouverait un éditeur de son travail. Je l’ai aidé dans la mesure du possible. Ed a fait deux fois la traversée depuis New York pour venir dans le Midi, à Toulouse et à Peyriac-Minervois. Dans la région, il a cherché les traces des camarades de Barthas, en particulier de l’instituteur Mondiès (après sa mort, Barthas avait envoyé son carnet de route à sa famille). Finalement, l’éditeur de Poilu, The World War 1 Notebooks of Corporal Louis Barthas, Barrelmaker 1914-1918, a été la prestigieuse université de Yale en 2014. Le livre était accompagné de commentaires d’historiens : « I have waited many years for this work to be published in English » (Kermit R. Mercer) ; “This has to be one of the best books on WW1 that I have ever read” (Maurice Salter). Excellentes recensions dans le New York Times, le Financial Times, la Los Angeles Review of Books, le Washington Times. Le « paper-back » a suivi le « hard-back » et on peut aussi se procurer le livre en édition numérique.

Lorsque Juan Casamayor Vizcaino, directeur des éditions Páginas de Espuma à Madrid, a voulu publier un livre sur la Première Guerre mondiale pour marquer le Centenaire, il a demandé conseil à l’écrivain argentin Eduardo Berti. Celui-ci a répondu : Barthas, et je vais le traduire. Là encore, j’ai pu aider le traducteur rencontré plus tard à l’Institut Cervantès de Toulouse. Cuadernos de guerra 1914-1918 a paru en 2014 et a reçu une excellente critique des grands journaux comme El PaisLa RazonEl Mundo, invités à une conférence de presse à l’Institut culturel français de Madrid. Or, comme les Pays-Bas, l’Espagne était restée neutre pendant la Grande Guerre.

            Le livre est devenu un « classique » et le caporal un personnage incontournable de l’histoire de la Première Guerre mondiale : dans les émissions de KCET/Los Angeles et de la BBC, à partir desquelles a été réalisé le livre The Great War and the Shaping of the 20th Century ; dans la série de huit émissions d’Arte en 2014 ; parmi douze témoins privilégiés dans le livre de Max Hastings, Catastrophe, Europe goes to War 1914. Barthas a une entrée dans le Dictionnaire de la Grande Guerre de François Cochet & Rémy Porte et dans l’Encyclopédie de la Grande Guerre mise en ligne par la Freie Universität de Berlin.

De mars à août 2014, la Bibliothèque nationale de France a exposé sur le site François Mitterrand les photos prises par Jean-Pierre Bonfort « Sur les pas de Louis Barthas », le long des anciennes lignes du front. L’exposition a été reprise de novembre 2014 à février 2015 aux Archives départementales de l’Aude qui  a réussi à en publier le catalogue. Une partie de l’expo a pu encore être présentée lors d’une journée Barthas à Feytiat (Limoges). Une journée Barthas avait également été programmée à Genève le 8 janvier 2009.


            Les diverses facettes du témoignage de Barthas ont été présentées dans des colloques pour en illustrer la thématique particulière. Pierre Barral avec sa communication au colloque Traces de 14-18 à Carcassonne en 1996. Moi-même dans la rencontre « Verdun et les images des batailles de la Grande Guerre » à la cinémathèque de Perpignan ; dans une comparaison avec Richert à Montpellier la même année 1998, et plus tard dans la même ville lors du colloque « La Grande Guerre des gens ordinaires » ; en 2015 pour les Archives nationales avec « Louis Barthas et la postérité. Réflexion sur la relation entre documents privés et publics » ; la même année à La Flèche, « La paix dans les Carnets  de guerre de Barthas », pour le colloque « Pratiques et imaginaires de Paix en temps de Guerre 1914-1918 ».

            D’autres textes viennent conforter le témoignage de Barthas : les carnets et les lettres de Léopold Noé, François Guilhem, François Blayac, Louis Grelet, Étienne Derville et même Charles de Gaulle décrivant les assauts stériles de 1915. Barthas et Richert se trouvèrent un moment face à face, dans le secteur de La Bassée, Vermelles, Notre-Dame de Lorette, de novembre 1914 à janvier 1915. Le texte du caporal audois peut être illustré par les dessins de Pierre Dantoine et les photos de la collection de son capitaine, Léon Hudelle, deux autres Audois.

            La publication de ce texte de « mémoire populaire » a été comme un déclic pour la recherche de documents de même type. La réaction a été provoquée directement par le livre  ou par les nombreux extraits donnés par les manuels scolaires. Celui  de 3e des éditions Hatier de 1980 consacre au témoignage de Barthas une double page ; celui de Nathan place Barthas dans un dictionnaire des personnages du XXe siècle aux côtés de Salvador Allende, Léon Blum, Albert Camus, Winston Churchill, etc. Plusieurs enseignants ont lancé des recherches, des PAE comme ceux déjà présentés plus haut dans ces réflexions. Quelquefois, après une conférence, on venait m’apporter ou me signaler un carnet de route, une transcription, une correspondance. C’est la « journée Barthas » organisée à Genève qui est à l’origine de la publication par Isabelle Jeger des lettres de son grand-père normand Charles Patard. Une remarque significative : le manuel de 3e des éditions Hatier de 1984, qui remplace celui de 1980 cité plus haut, accorde toujours une double page au thème « Les combattants [de 14-18] », mais sur les extraits de témoignages, un seul est de Barthas, et deux viennent du témoignage d’Antoine Bieisse, découvert après celui du tonnelier et publié aussi par la FAOL.

            Enfin, si le livre lui-même de Barthas peut être qualifié de « monument », de véritables monuments érigés sont directement en rapport avec lui. Le premier qui soit venu à ma connaissance, grâce au livre de Danielle et Pierre Roy, est celui de Pontcharra-sur-Bréda (Isère), qui porte, gravées, les dernières lignes du livre du tonnelier « pour l’idée de la paix et de la fraternité humaine ». C’est ensuite dans le gros village de Peyriac-Minervois qu’une association a voulu célébrer à la fois son tonnelier et la paix dans le monde par l’édification d’un monument de pierre au cœur d’un Jardin de la Paix. N’oublions pas enfin qu’en décembre 1915 près de Neuville-Saint-Vaast, le magnifique texte du caporal décrivant une fraternisation se terminait par un appel à élever « un monument pour commémorer cet élan de fraternité entre des hommes qui avaient l’horreur de la guerre ». En 1992, Marie-Christine Blandin, présidente de la région Nord-Pas-de-Calais, avait le courage de proposer de répondre à l’appel de Barthas, suscitant la levée de boucliers des forces rétrogrades. Christian Carion et Bertrand Tavernier reprirent l’idée après le succès du film Joyeux Noël (2005). C’était encore trop tôt. Mais les esprits évoluaient. En décembre 2015, le souhait de Barthas était exaucé : le président de la République François Hollande – un deuxième président à s’intéresser au tonnelier – inaugurait le monument édifié à l’endroit même des fraternisations de 1915. Une belle opération pour le Centenaire. Les livres Enseigner la Grande Guerre  et De Mémoire et de Paix en rendent compte avec des photos.

Barthas en BD.

Ouvrages cités :

– Jay Winter & Blaine Baggett, 1914-1918, The Great War and the Shaping of the 20th Century, BBC Books, 1996.

– Max Hastings, Catastrophe, Europe goes to War 1914, London, William Collins, 2013.

– François Cochet & Rémy Porte (dir.), Dictionnaire de la Grande Guerre 1914-1918, Paris, Robert Laffont, 2008.

– Sur les pas de Louis Barthas 1914-1918, Photographies de Jean-Pierre Bonfort, Carcassonne, Archives départementales de l’Aude, 2015.

– Pierre Barral, « Les cahiers de Louis Barthas », dans Sylvie Caucanas & Rémy Cazals (dir.), Traces de 14-18, Carcassonne, Les Audois, 1997.

– Institut Jean Vigo, Les Cahiers de la Cinémathèque, « Verdun et les batailles de 14-18 », n° 69, novembre 1998.

– La Grande Guerre 1914-1918, 80 ans d’historiographie et de représentations, Montpellier, Université Paul Valéry, 2002.

– Philippe Henwood &Paule René-Bazin (dir.), Écrire en guerre, 1914-1918, Des archives privées aux usages publics, Rennes, PUR, 2016.

– Danielle et Pierre Roy, Autour des monuments aux morts pacifistes en France, 1999.

– Rémy Cazals & Caroline Barrera (dir.), Enseigner la Grande Guerre, Portet-sur-Garonne, Éditions midi-pyrénéennes, 2018.

-Emmanuel Delandre, De Mémoire et de Paix, le pacifisme dans les monuments aux morts de 14-18, Toulouse, 2017.

Sources :

– Dans Témoins, notice Derville.

– Dans 500 témoins, notices Barthas, Richert, Noé, Guilhem, Blayac, Grelet, de Gaulle, Dantoine, Hudelle, Patard, Bieisse.

            7. De quelques problèmes

            Commentaires historiques peu satisfaisants

            Mais voici un « passeur » qui n’aimait pas Barthas. Dans la présentation des Carnets de guerre du sergent Granger, Roger Girard se prononce de manière péremptoire : « Les carnets de Barthas ont été entièrement réécrits par lui en 1919-1920. Et non seulement réécrits mais surtout repensés à la lumière de ses opinions au lendemain de la guerre qui ne sont pas forcément, qui ne sont certainement pas celles qu’il avait jour après jour de 1914 à 1918. On ne peut donc y relever aucune évolution de mentalité et pour cause ! Grosse différence avec Granger dont on suit l’évolution continue. En somme, pour l’historien, Barthas donne ce qu’était l’opinion sur la guerre d’un militant socialiste à la veille du congrès de Tours, sujet fort intéressant à condition d’en être conscient en lisant ses carnets. Ce que je viens de dire de Barthas s’applique pratiquement à tous les auteurs : leurs écrits ont presque toujours été en partie ou en totalité repensés et réécrits postérieurement aux événements racontés. »

            Il s’agit évidemment pour Roger Girard de valoriser le témoignage du poilu qu’il édite, texte incontestablement intéressant qui n’avait pas besoin de tels arguments pour être défendu. Quant à Barthas, j’ai montré que de nombreux indices prouvent qu’il a écrit pendant la guerre et qu’il a mis son texte au propre après, en y ajoutant quelques phrases immédiatement repérables et qui n’en changent pas l’esprit. Barthas était pacifiste en 1914 et il l’est resté. Dire que son témoignage donne l’opinion « d’un militant socialiste à la veille du congrès de Tours » est une absurdité quand on sait à quel point les affrontements d’opinions entre militants socialistes lors de ce congrès ont été féroces. Mais R. Girard ne le sait pas. Alors que son livre est publié en 1997 et qu’il se prétend historien, R. Girard ignore celui de 1989 de Thierry Bonzon et Jean-Louis Robert qui contient une lettre résolument pacifiste du 17 août 1916 adressée par le caporal Barthas au député Pierre Brizon. 1916 : quelques années avant le congrès de Tours !

Voici un autre exemple de commentaires « historiques » fort maladroits. Il s’agit de la correspondance récemment publiée de Léon et Madeleine Plantié, témoignage intéressant, mais que sa présentatrice a alourdi de quelques aberrations. Lorsque Léon critique « le commandement », elle pense qu’il vise les caporaux. Plus loin, elle écrit cet étonnant passage : « Du 23 janvier au 3 février [1915], Léon et ses camarades sont aux tranchées. Jamais au front, ils sont malgré tout en première ou deuxième ligne pour effectuer diverses tâches d’intendance. » La première ligne ne serait pas le front ? Plus loin, en annonçant la mort de Léon, la présentatrice, qui est sa petite-fille, écrit : « Un obus français mal calibré l’a atteint. » Le cas de poilus tués par l’artillerie française s’est produit assez souvent mais, ici, on n’a pas la source de cette information. Cette source existe-t-elle ? Et que signifie « mal calibré » ? Enfin, voici un commentaire sans rapport avec ce qu’a écrit Léon, en contradiction complète, et même privé de sens : « Parfois même, il [Léon] tiendra un discours rigoureusement anticommuniste, accusant ces derniers d’avoir fomenté la guerre afin de parvenir au pouvoir. » Je n’arrive pas à comprendre d’où peut venir cette phrase aberrante, alors que Léon critique de façon parfaitement claire les « grands meneurs du catholicisme » et les « réactionnaires pur sang ». Si la présentatrice n’avait pas de compétence en histoire, elle aurait dû faire relire ses commentaires par un historien ou une historienne.

Trop ou trop peu

            Parmi les problèmes rencontrés, viennent ensuite deux erreurs opposées qu’il faudrait essayer d’éviter. Si l’on veut faire comprendre un témoignage, il est nécessaire de donner un minimum d’informations sur son auteur : âge, situation de famille, études, milieu social, opinions politiques, religieuses, etc. Cela permet aussi de mieux se représenter la personne ; quelques photos y contribuent. Ne pas donner ces informations est une lacune. Mais il ne faut pas tomber dans l’autre erreur qui consiste à dire dans la présentation tout ce que contient le texte. Il faut laisser découvrir par le lecteur la richesse de l’œuvre du témoin. L’édition de celle de Jean-Louis Beaufils est l’exemple même de ce qu’il ne faut pas faire : une biographie inexistante, mais la présence d’une préface par un évêque qui ne s’imposait pas ; une présentation qui rend la lecture du témoignage inutile puisque tout est déjà paraphrasé ; des notes erronées ou ridicules (je renvoie à la notice « Beaufils » dans 500 témoins de la Grande Guerre pour en découvrir quelques-unes). Si on pense que les lecteurs risquent de n’avoir pas perçu tel aspect important du témoignage, il est possible d’y revenir dans une postface. Alexandre Lafon, par exemple, a adopté cette démarche en éditant Henri Despeyrières.

            Il ne faut pas confondre le poilu André Bach avec le général de même nom, historien de valeur, qui fut vice-président du CRID 14-18 jusqu’à son décès. Établi par deux petits-enfants et par un historien spécialiste d’Henri IV, le texte des Carnets de guerre d’André Bach remplit 120 pages du livre publié en 2013, mais présentation, annexes et notes occupent ensemble 160 pages. Les 208 notes (sur 60 pages) sont trop longues, redondantes, parfois fautives ou involontairement comiques comme celle-ci : « Les « Terribles Taureaux » : vraisemblablement le nom d’un régiment britannique. » [Pour les non spécialistes de la période, ce sont les soldats territoriaux français qui ont reçu ce surnom.]

            Jean Norton Cru avait fait des remarques proches dans sa notice sur Luc Platt, tué en février 1916 à Nieuport. Le texte du présentateur et celui de l’auteur tenaient une place égale dans le livre publié en 1917, qui fait partie de ceux « dont les éditeurs indiscrets et présomptueux ont imaginé augmenter l’intérêt en tronquant les textes qu’ils éditaient pour faire place à leur glose irritante d’incompréhension ». On trouvera d’autres exemples dans la dernière partie de ces réflexions, « Les historiens et les témoins ».

            Regrouper les témoignages

Les éditeurs de témoignages font parfois des regroupements. C’est parfaitement légitime lorsqu’ils sont effectués sur une base territoriale, qu’il s’agisse du Nord, de l’Aude, de la Drôme ou de la Bretagne. C’est encore le cas pour le livre des deux musiciens Maurice Maréchal et Lucien Durosoir qui se sont trouvés ensemble dans le quintet destiné à charmer les loisirs du général Mangin. Le livre est accompagné d’un CD contenant « Trois pièces pour violoncelle et piano » dédiées par le compositeur Maréchal au violoncelliste Durosoir. Le livre Ennemis fraternels réunit un Allemand (Hans Rodewald) et deux Français (Antoine Bieisse et Fernand Tailhades) qui ont connu des situations proches : combats, blessure, capture et soins par l’adversaire. Dans Récits insolites, pas de proximité géographique, pas de thème commun ; c’est le qualificatif qui est fédérateur. Insolites sont en effet les récits de Charlotte Moulis (« Six mois de front inoubliables » pour une femme), d’Émile Bonneval (« Le prisonnier aux mille tours ») et d’Étienne Loubet (« Ma campagne de Sibérie »).

Par contre, les Destins ordinaires dans la Grande Guerre des Presses universitaires de Limoges paraissent hétéroclites. Un brancardier, un zouave, une religieuse, dit le sous-titre, annonçant des textes regroupés de façon artificielle, et qui nous renseignent plus sur le passage à l’écriture du témoignage que sur les faits eux-mêmes. Le brancardier Goulmy s’est fait aider pour lisser son récit ; l’officier de zouaves Dardant a eu recours à l’Historique du régiment pour compenser les faiblesses de sa mémoire ; la religieuse Germaine de Balanda a décrit des miracles. Mais, comme je l’ai exposé plus haut, tout fait témoignage.

La question de l’orthographe

J’ai souvent entendu affirmer sans accepter de discussion : il faut respecter l’orthographe des témoins. Se montrer péremptoire, c’est souvent éviter la réflexion. En réalité, la question de l’orthographe des témoignages est complexe.

Prenons le cas de la famille Papillon, de Vézelay. La comparaison des niveaux très différents au sein de la fratrie impliquait de reproduire sans la modifier l’orthographe phonétique de Lucien. Au contraire, il me paraît souhaitable d’effectuer automatiquement la correction des textes des témoins qui commettent de rares fautes, comme Barthas. Les éditeurs ont-ils « respecté » les auteurs célèbres, Barbusse, Dorgelès, Duhamel ? Ou bien le respect n’était-il pas de corriger leurs fautes éventuelles ? Je n’ai pas vu les manuscrits de ces auteurs et je ne sais donc pas si leurs éditeurs ont dû intervenir. Mais Nicolas Offenstadt a montré qu’Abel Ferry, le propre neveu du célèbre ministre de l’instruction publique, faisait  des fautes d’orthographe. Ses éditeurs successifs les ont évidemment corrigées.

Si l’on suivait les puristes, seul le fac-similé serait acceptable, mais c’est rarement possible pour des raisons de coût de l’impression. Et, est-ce que ce serait confortable pour le lecteur ? Sur un manuscrit rédigé dans des conditions difficiles, qui peut prétendre lire « tuer » ou « tué » ou « tués » ? Le plus grave est d’introduire des fautes là où il n’y en a pas.

Des fautes d’orthographe ou des aberrations. Ceux qui saisissent les manuscrits ne connaissent pas toujours les termes spécifiques. Si le fantassin français a évoqué la menace des « taubes », le lecteur du manuscrit, qui n’a jamais entendu parler de ces avions allemands, transcrira « tanks, même si l’épisode avait lieu en 1915. Dans le catalogue d’une exposition d’aquarelles du docteur André Mazeyrie, montée en 2014 à Tulle puis à Limoges, figure un poilu hilare, assis sur une chaise, les deux pieds bandés. La légende manuscrite dit : « On l’a, le filon. » Il s’agit de ce que les soldats appelaient « la fine blessure ». Dans le catalogue, cette légende, mal lue, est devenue : « On l’a le film. » Ce qui ne veut évidemment rien dire.

Certains présentateurs n’hésitent pas à ajouter des [sic], croyant respecter le témoin, alors qu’ils ne font que souligner ses prétendues insuffisances. Personnellement, je n’aime pas cette formule. Lorsque, en mai 2000, les éditions des Saints Calus m’ont envoyé leur bulletin de souscription pour le Journal de route 1914-1917 de Joseph Bousquet, j’ai attiré leur attention sur quelques [sic] intempestifs qui se trouvaient dans un morceau choisi. Je les ai convaincus et ils m’informaient trois semaines plus tard que leur préface annoncerait la normalisation de l’orthographe. Quant aux [sic], « ils n’ont plus lieu d’être ; ils n’y seront plus. » Sage décision d’avoir satisfait ce qu’ils ont appelé mes « légitimes exigences ».

L’emploi des [sic] dans la publication de la correspondance Plantié est mal venu et laisse beaucoup de regrets car le témoignage lui-même est très riche. La présentatrice a voulu respecter l’authenticité des lettres. L’orthographe des Plantié étant ce qu’elle est, certaines notes me paraissent inutiles (par exemple préciser que le mot « espectateur » doit être lu comme « spectateur », ou « assasins » comme « assassins », ou encore « aluminion » comme « aluminium »). Je regrette aussi quantité de [sic]. En toute logique, il aurait fallu en placer après toutes les fautes (mais que dire, alors, des quelques coquilles décelées dans les commentaires de la présentatrice). Surtout, beaucoup de ces [sic] proviennent de la méconnaissance d’un procédé d’écriture qui consiste, pour l’épistolier quand il tourne la page, à reprendre en haut le dernier mot de la page précédente. Alors, dans ce livre, on a profusion de formules comme « te te [sic] », « et et [sic] », « c’est de m’en c’est de m’en [sic] », etc. On est loin du respect des témoins.

Insuffisance de mes réflexions : la publication sur sites

Les témoignages numérisés et placés sur des sites constituent-ils une immense forêt ? Si c’est le cas, je ne m’y suis pas aventuré et je compte sur les lecteurs de ces réflexions pour apporter les compléments nécessaires.

Je signale cependant en n° 1 le site « Ch’timiste ». Vincent Suard l’a consulté pour rédiger quelques notices. Il est question d’autre part du soldat Albert Huet sur le site bien organisé de sa petite-fille Hélène. Les Archives départementales ont mis en ligne divers témoignages reçus lors de la Grande Collecte.

Ouvrage cité :

– « Nous crions grâce », 154 lettres de pacifistes, juin-novembre 1916, présentées par Thierry Bonzon & Jean-Louis Robert, Paris, Les Éditions ouvrières, 1989 (lettre de Barthas p. 76-77).

Sources :

– Dans Témoins, notice Platt.

– Dans 500 témoins, notices Granger, Barthas, Beaufils, Despeyrières, Maréchal, Durosoir, Bieisse, Tailhades, Moulis, Bonneval, Loubet, Goulmy, Dardant, de Balanda, Papillon, Ferry, Bousquet.

– Sur le site du CRID, notices Plantié, Bach, Rodewald, Mazeyrie, Huet.

 

VI. Les historiens et les témoins

 

VII. Annexes

 

 

STUDIUM est un atelier de recherche universitaire créé en 2014, dédié à l’histoire de l’éducation, de la culture et aux sciences studies, en forte interaction avec les autres disciplines. Il est rattaché à l la thématique IV – Corpus du laboratoire Framespa (UMR 5136) de l’Université Toulouse Jean Jaurès/CNRS et à l’INU Champollion (Groupe de recherche TCF).



Co-animation : Caroline Barrera (INU Champollion), Jacques Cantier (UT2J), Véronique Castagnet-Lars (INSPé Toulouse Occitanie-Midi-Pyrénées).

Table des matières

AVANT PROPOS. 2

I. Définitions et remarques préalables. 4

1. Le témoin oculaire. 4

2. Le témoin doit avoir laissé une trace. 6

3. Subjectivité et sincérité. 7

4. La mission de témoigner ?. 9

5. Retour sur Jean Norton Cru. 15

6. De faux témoins livrent de vrais témoignages. 19

7. Faire de la littérature. 21

8. « Faire de la littérature ». 25

9. Sur quelles bases quantitatives reposent ces réflexions?. 27

II. Les correspondances. 29

1. Quelques évidences. 29

2. Une écriture différente selon les correspondants. 36

3. Dire l’intime. 38

4. Les langues régionales. 41

5. Quelques cas particuliers de fonds et de types de lettres. 43

6. L’autocensure pour rassurer 53

7. L’autocensure pour éviter la censure. 59

8. Comment contourner la censure ?. 62

9 Complément : la censure des témoignages publiés pendant la guerre. 66

III. Les œuvres des familiers de l’édition. 71

1. Dirigeants politiques et militaires. 71

2. Futurs « grands ». 76

3. Des prix Goncourt 82

4. Notables profitant d’un marché éditorial 92

5. L’incontournable Barrès. 98

6. Les meilleurs témoins d’après Jean Norton Cru. 101

7. Quelques auteurs non francophones. 104

 

IV. Carnets de non professionnels de l’écriture. 109

1. Pourquoi tenir un journal ?. 110

2. De quelques cas particuliers. 112

3. Moments d’écriture. 113

4. Les carnets dans la famille. 120

V. Passage à l’édition des textes de non-professionnels  124

1. Rôle des descendants dans l’édition. 124

2. Les passeurs. 127

4. Le rôle des associations. 138

5. Implication des maisons d’édition. 142

VI. Les historiens et les témoins. 144

VII. Annexes. 144